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Fausses affaires antisémites : les pièges du silence et de la précipitation

Publie le dimanche 5 septembre 2004 par Open-Publishing

de Philippe Bernard et Piotr Smolar

Après l’incendie du centre social juif de la rue Popincourt, à Paris, par un déséquilibré et l’affabulation de Marie Leblanc dans le RER, les politiques et les médias sont partagés. Faut-il privilégier la prudence et risquer de minorer les agressions contre les juifs ou prendre le risque de se tromper ?

"On m’appelle dimanche matin à 7 heures pour m’alerter qu’un centre social juif a brûlé. Je vais sur place, je constate que c’est un acte criminel, je vois des graffitis antisémites. Imaginez que je n’ai rien dit !" Ainsi se présente, raconté par Bertrand Delanoë, le dernier dilemme du responsable politique face à la multiplication des actes d’hostilité envers les juifs. Comme le maire de Paris, Jean-Pierre Raffarin s’est précipité, dimanche 22 août, rue Popincourt, dans le 11e arrondissement, pour témoigner de son émotion. Tous deux se sont fait piéger. Raphaël Benmoha, 52 ans, un membre de la communauté fréquentant le centre social, a été mis en examen pour "destruction d’un bien par incendie" et écroué, mercredi 1er septembre. Il aurait voulu se venger de la décision du centre de mettre fin à la gratuité du studio mis à sa disposition.

Après la fausse agression antisémite dans le RER inventée par Marie Leblanc en juillet qui avait entraîné une réaction immédiate du chef de l’Etat, l’affaire de la rue Popincourt a encore alourdi le climat. Alors que les statistiques indiquent une nette augmentation des actes antisémites, ces deux contre-exemples, très largement commentés par les politiques et les médias, alimentent la crainte d’une suspicion généralisée sur la réalité du phénomène et la nécessité de l’endiguer.

"Ce genre d’affaires a un effet dévastateur, constate Ariel Goldman, porte-parole du service de protection de la communauté juive mis en place par le Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF). Après le coup de semonce de l’affaire Marie L., celle de la rue Popincourt me paraît encore plus grave à cause de la personnalité de l’auteur présumé et parce qu’il aurait pu y avoir des morts." Pourtant, ajoute M. Goldman, " quelques faux actes ne doivent pas masquer la multitude des vrais. J’aimerais que la police soit aussi rapide pour les seconds que pour les premiers."

ACCUSATION D’INDIFFÉRENCE

"Ces événements vont faire des dégâts considérables, appuie Henri Hajdenberg, ancien président du CRIF. Déjà répandue, l’idée selon laquelle on en fait trop quand il s’agit des juifs risque d’être confortée." Malek Boutih, secrétaire national du PS aux questions de société, remarque que, "malheureusement, c’est la fausse affaire qui marque les esprits, et non les 400 autres, véritables, qui sont derrière. Ce qui est consternant dans le caractère factice de ces affaires, c’est qu’il alimente l’idée d’un complot de l’information".

Réagir sur le vif en prenant le risque de se faire piéger ou attendre la vérification des faits et s’exposer à l’accusation d’indifférence ? Rares sont les responsables politiques et communautaires à pousser le dilemme jusque-là. Sans hésiter, la plupart choisissent le premier écueil. Certes, l’ancien ministre de l’intérieur Daniel Vaillant affirme qu’en matière d’antisémitisme "l’essentiel est d’élucider, d’arrêter et de déférer, pas de communiquer". Certes, Philippe Lazar, responsable du cercle Gaston-Crémieux qui rassemble des intellectuels juifs laïques, réclame, dans La Croix du 1er septembre, un "moratoire" sur la surmédiatisation des actes antisémites "pour éviter que la machine s’emballe". Mais ces voix paraissent isolées face à celles qui disent préférer le risque d’être mystifié à l’infamie du silence.

Dans ce concert, les politiques parlent le plus haut. "Je préfère la sur-action, la sur-pédagogie à la lâcheté, à l’ignorance et à la désinvolture", proclame le ministre de la culture, Renaud Donnedieu de Vabres. Marie-George Buffet, secrétaire nationale du PCF, ne dit pas autre chose : "Le pire, déclare-t-elle, serait que la falsification nous fasse baisser la voix. Le plus grave serait le silence. Je préfère m’être fait tromper pour quelques cas que de me taire sur tous ceux qui surviennent."

"A nous de dire la vérité, de ne pas accepter l’indifférence", appuie M. Delanoë. Les récentes affaires troubles "doivent nous rendre prudents, mais ne pas accréditer l’idée que l’antisémitisme relève du fantasme. Attention à la banalisation !", met en garde le maire, qui a maintenu la campagne de communication "Paris dit non à l’antisémitisme, au racisme, à toutes les discriminations" décidée au lendemain de l’incendie de la rue Popincourt.

Pour François Bonnemain, conseiller du premier ministre pour la communication, l’affaire est entendue : "On ne peut pas rester silencieux lorsqu’un fait ressemble à de l’antisémitisme. Si nous ne réagissions pas tout de suite, nous accréditerions l’idée que tout peut être suspect." M. Bonnemain, ancien journaliste, l’admet cependant : "Il n’est pas simple, ni pour les politiques ni pour la presse, de déterminer le moment où on dit "on ne fait rien parce que des doutes existent"." Le communicant de Matignon dit avoir "peur" que cette question se pose "de plus en plus". Il affirme cependant que le premier ministre ne regrette pas son déplacement rue Popincourt : "Il faut aller sur place pour sentir les choses. D’ailleurs, Jean-Pierre Raffarin avait relevé des choses troublantes lors de sa visite."

Cette vive implication des politiques n’est guère remise en cause du côté associatif. "On a un premier ministre qui se déplace alors que Jospin ne venait jamais, se félicite Patrick Gaubert, président de la Ligue contre le racisme et l’antisémitisme (Licra), qui dit ne pas regretter d’avoir traité de " nazis de banlieue"les agresseurs fantômes de Marie Leblanc. "Même si on a des doutes, il faut continuer à dénoncer l’inacceptable."

CRUELLE LEÇON

Pourtant, chacun l’admet à des degrés divers, la cruelle leçon des mystifications de l’été va inciter à une certaine prudence. Pour Claude Guéant, directeur de cabinet de Nicolas Sarkozy et ancien directeur général de la police nationale (DGPN), il est illusoire d’imaginer qu’une description définitive de faits de ce genre puisse être transmise aux autorités dans la minute. "On ne peut pas s’abstenir de dénoncer vite, les enjeux sont trop importants. Mais il faut utiliser des expressions de prudence, du genre "dans l’état actuel de nos informations"." Au cabinet de Dominique de Villepin, on dit rechercher "le bon équilibre entre le respect de la parole des victimes et le bon usage de la parole politique qui ne doit pas être dévalorisée".

Avocat de la prudence et d’une "pédagogie inscrite dans le temps", Henri Hajdenberg va jusqu’à proposer que l’on attende "48 heures d’enquête" pour prendre une "position forte" après une agression antisémite. "On a tellement reproché aux politiques de ne pas réagir, commente-t-il, qu’ils craignent de passer à côté, de faire passer la France pour un pays antisémite aux yeux du monde, et de décevoir la communauté juive qui leur réclame les manifestations de compassion et de solidarité qui ne viennent plus de la rue."

Tous les acteurs le reconnaissent : les dérapages estivaux illustrent l’impérieuse nécessité de repenser une stratégie pédagogique à l’égard des jeunes scolarisés et de l’opinion, afin de contrer l’effet de lassitude, voire d’incrédulité suscitée par la répétition de proclamations d’indignation apparemment vaines.

Philippe Bernard et Piotr Smolar

Les cimetières chrétiens les plus visés

Après l’affaire Marie Leblanc, le ministère de l’intérieur s’est penché sur le détail des actes antisémites et racistes commis depuis le début de l’année pour cerner le profil des auteurs. Tous les cultes sont touchés et les auteurs ne se ressemblent guère.

Sur 45 profanations de cimetières, 30 étaient chrétiens, 8 juifs et 7 musulmans. Sur 46 lieux de culte dégradés, 18 étaient des synagogues, 17 des églises et 16 des mosquées. Enfin, sur les 25 personnes confondues par les enquêtes policières sur ces actes, 7 étaient assimilées à l’extrême droite, 7 étaient "dépourvues de véritable motivation", 7 étaient des enfants agissant par jeu ou mimétisme, 3 se réclamaient de pratiques sataniques et 1 était anticléricale.

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