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Hypocrisie des armes non létales

Publie le lundi 18 janvier 2010 par Open-Publishing

Vers la guerre sans morts ?

Hypocrisie des armes non létales

Devant l’horreur soulevée par les images des morts infligées par leurs armées dans le cadre d’opérations de guerre moderne (maintien de la paix, sécurité, etc.), les Occidentaux se sont lancés dans le développement d’armes nouvelles, destinées à paralyser l’adversaire plutôt qu’à le détruire. En dépit de cette rhétorique a priori séduisante, les armes dites « non létales » ne font, en fait, qu’élever le niveau de la violence, en élargissant la palette des techniques de répression. Si les pays démocratiques laissent leurs fabricants d’armes développer cet attirail, il sera exporté vers des lieux où l’on hésite moins à brutaliser les populations.

Par Steve Wright (LMD - 1999)

La guerre voit désormais le recours aux « boucliers humains » et à la prise en otages de civils se banaliser. Les bombardements massifs, politiquement primitifs, ne permettent plus de l’emporter dans des conflits internes complexes - même si les bombes sont qualifiées d’« intelligentes » ou utilisent de nouveaux matériaux comme la fibre de carbone. Dans le sillage de la guerre du Kosovo se prépare une révolution dans la stratégie militaire (1).

Le bénéficiaire principal de ce nouvel état d’esprit est le Pentagone, auquel le président William Clinton a accordé une augmentation de budget de 110 milliards de dollars sur six ans. Selon William Hartung, chercheur au US World Policy Institute (New York), le budget militaire des Etats-Unis, qui se monte à plus de 260 milliards de dollars annuels, n’a de sens qu’en termes politiques et économiques, et non en réaction à une réelle menace contre la sécurité américaine. Une telle somme, souligne-t-il, « est déjà deux fois plus importante que le total des budgets de tous les adversaires imaginables des Etats-Unis, en prenant en compte des puissances majeures comme la Chine et la Russie et des "Etats parias" comme l’Irak, la Corée du Nord et la Libye (2) ». Pour William Hartung, ce sont les fabricants d’armements qui décident de la politique étrangère et militaire des Etats-Unis.

Or ceux-ci préparent, dans le cadre d’une nouvelle doctrine, des systèmes d’armes qui vont faire éclater les frontières entre le militaire et le policier.

La fin de la guerre froide a marqué le basculement des conflits vers des questions de sécurité nationale ou d’intervention extérieure plutôt que d’affrontement entre Etats. Dès lors, les stratèges américains ne rêvent que d’une chose : la « guerre propre ». L’émergence d’une génération d’armes destinées à mutiler, paralyser ou immobiliser l’adversaire est née de la collaboration de naïfs écrivains de science-fiction (Chris et Janet Morris) et de futurologues (Alvin et Heidi Toffler) avec l’ancien directeur de la CIA Ray Cline, ainsi qu’avec le colonel John Alexander (3).

Ensemble, ils développèrent une doctrine de guerre centrée sur une panoplie d’armes et de tactiques avancées « non létales ». Le département de la défense définit ces dernières comme « des systèmes d’armes explicitement conçus et principalement employés de manière à frapper d’incapacité des personnels ou du matériel, tout en minimisant les morts, les blessures permanentes et les dommages involontaires aux domaines et à l’environnement (4) ». La plupart des partisans de cette doctrine reconnaissent toutefois le caractère théorique de cette notion et préfèrent parler de technologies « moins létales ».

La collaboration des écrivains avec ces militaires leur ouvrit les portes des laboratoires d’armement nucléaire Lawrence Livermore et Los Alamos, à la recherche d’un nouveau rôle après la fin de la guerre froide. Cette doctrine humaniste d’une « guerre sans morts » présentait un double avantage : tout en relançant la recherche, elle constituait une opération de relations publiques permettant de sortir d’une série d’épisodes désastreux (l’affaire Rodney King, le siège de Waco et les humiliations endurées par l’armée américaine en Somalie).

En tant que commandant en chef des armées, le président William Clinton serait, dit-on, très sensible à une telle doctrine. Ses collaborateurs indiquent qu’il souffre lorsque meurent des innocents, et qu’il se souvient encore du nom de Laylar al-Attar, célèbre peintre irakien décédé lors des premiers bombardements aériens sur Bagdad. De plus, à l’« ère de l’information », les morts civils et les « dégâts collatéraux » peuvent avoir un impact important sur les opinions.

On proclama donc qu’il n’était plus réaliste d’ignorer la présence de civils et de non-combattants sur le champ de bataille. L’armée doit être capable de conduire ses missions en conséquence. Ainsi, il lui faut pouvoir interdire l’accès à une zone, contrôler une foule, appréhender une personne ou immobiliser un véhicule.

Une boîte de Pandore

Parmi les outils nécessaires pour de telles missions, on recense : munitions à impact contondant (armes cinétiques, qui ne pénètrent pas dans le corps mais assomment la victime), vaporisateurs d’agents chimiques, calmants, grenades à percussion, choc électrique, systèmes « antitraction » ultraglissants, force acoustique, enchevêtrements/filets, mousses, barrières, faisceaux d’énergie, rayon laser isotrope (source lumineuse intense et omnidirectionnelle), superpolymères (pour créer un brouillard adhésif, immobilisant) et mines incapacitantes.

Les recherches ont débouché sur un arsenal plus adapté à réprimer l’expression des problèmes sociaux et politiques qu’à agir sur leurs racines. Les militaires admettent volontiers que la doctrine ne consiste pas à remplacer des armes mortelles par des solutions moins meurtrières, mais bien à augmenter la puissance mortelle, à la fois en situation de guerre et dans des « opérations autres que la guerre », dans lesquelles les cibles principales comprennent des civils. Une boîte de Pandore s’est ouverte, pleine de technologies conçues pour paraître - mais non pour être - humanistes. Car, à cause du facteur CNN, les armes de répression doivent désormais être présentables devant les caméras.

De fait, les « progrès » dans ce champ d’innovation ont été fulgurants. Dès 1995, le groupe de travail des armées américaines sur les armes non létales (US Joint Non-Lethal Weapons, JNLW) avait pu tester divers types d’engins à impact contondant, d’irritants chimiques, de technologies de désorientation, de filets et de barrières de mousse aqueuse. En 1996, le groupe avait évalué des filets et de la mousse adhésive, des mines passives incapacitantes, des agents chimiques de contrôle d’émeute (capables, au choix, de causer une douleur aiguë de rendre temporairement aveugle, de faire vomir ou étouffer, ou d’endormir), des barrières glissantes et des mines Caltrops/Volcano (qui explosent lorsqu’une personne pénètre dans une zone interdite) ainsi qu’une arme acoustique.

Plusieurs de ces projets ont d’ores et déjà été réalisés : des systèmes destinés à arrêter les tireurs isolés (sniper stopper), comme le SDS, commandé par l’Advanced Research Projects Agency (ARPA), qui serait capable de détecter le souffle du canon et de riposter (5) ; une version du fusil d’assaut M16 modifiée pour tirer des grenades éponges (XM1006) de 40 mm, tout en conservant son usage létal de balles de 5,56 mm ; un système de projectile à vélocité variable, qui fait d’une même munition un outil de contrôle de foule par impact modéré, ou, à pleine vitesse, une arme meurtrière. Les lasers aveuglants, dont des prototypes furent testés en Somalie (6), sont maintenant arrivés à maturité.

La plupart des programmes d’armes « moins létales » sont hautement classifiés, mais leur succès commercial est tel que des informations apparaissent régulièrement dans la presse spécialisée. Toutefois, pour se faire une idée précise de ces développements, il fallait se rendre aux conférences organisées par la revue Jane’s à Londres en 1997 et 1998.

Le JNLW, dans son programme de recherche pour l’année 1997, avait proposé six axes aux laboratoires liés au gouvernement : détecteurs de présence ; balles à enveloppe friable ; armes adaptables non létales ; outils de distribution à longue portée ; véhicule sans équipage. Il reçut soixante-trois projets, dont trois furent sélectionnés par un jury pour leurs aspects techniques et pratiques - diffuseurs chimiques ; fibres araignées ; pulsateurs électromagnétiques (destinés à stopper les véhicules). Le programme 1998 dégageait quatre directions : effets incapacitants réglables ; projection à longue portée ; estimation de faisabilité ; et alternatives non létales aux mines antipersonnel.

Au cours de la conférence Jane’s 1997, Mme Hildi S. Libby, directrice du programme militaire pour les systèmes matériels non létaux, se fit l’avocate d’une panoplie de technologies avancées destinées à « s’insérer dans les plates-formes d’armes existantes ». Son exposé était, sans surprise, centré sur les munitions permettant d’isoler une zone (7). En effet, les Etats-Unis refusent de signer le traité sur les mines antipersonnel avant l’an 2006, afin de pouvoir développer des solutions de rechange « convenables ». Mme Libby présenta ainsi des projets tels que :

 une mine antipersonnel « non létale », basée sur la mine classique M1*A1 ;

 une charge « non létale » de 66 mm de maintien ou de répression de foule ;

 un système de tir de munitions diverses (balles en « caoutchouc », gaz, mines incapacitantes, etc.) ;

- une mine liante antipersonnel, qui enclot sa victime dans un filet. Parmi les « améliorations » déjà testées de cette mine : l’ajout d’adhésif, d’irritant ou d’électrochocs. Ou d’un effet « lames de rasoir », qui oblige les personnes ciblées à rester complètement immobiles pour limiter les lacérations (8).

Les conférences Jane’s 1997 et 1998 auront également permis de dévoiler des armes gardées secrètes, comme le pistolet Vortex, qui émet des ondes de choc vers le corps humain ; et des armes acoustiques, dont l’effet, selon l’expert américain William Arkin, peut être « juste gênant » ou réglé pour « produire 170 décibels, causer des ruptures d’organes, créer des cavités dans les tissus humains et causer un traumatisme potentiellement létal ».

La conférence Jane’s de 1998 permit de présenter le « concept de défense en couches », où les pelures extérieures de l’oignon de défense sont les moins meurtrières et où, lorsqu’on se rapproche du centre, elles deviennent de plus en plus létales. On y diffusa une vidéo de démonstration, où des troupes faisaient usage d’armes à micro-ondes, avec à leurs côtés des personnels médicaux qui soignaient les victimes comateuses.

Au-delà des possibles violations du serment d’Hippocrate, M. Steven Aftergood, directeur de la Fédération des scientifiques américains, souligne le caractère extrêmement intrusif de ces armes : « Elles ne s’attaquent pas seulement au corps d’une personne. Elles sont destinées à désorienter ou à déstabiliser son mental. » De tels engins peuvent interférer avec les régulateurs biologiques de température du corps humain  ; les armes à fréquence radio, par exemple, agissent sur les connexions nerveuses du corps ou du cerveau ; les systèmes à laser induisent, à distance, des chocs électriques « tétanisants » ou « paralysants » (9).

Plusieurs organisations non gouvernementales se sont opposées aux armes non létales, en soulignant la contradiction qui existe entre ces termes. Dans le feu de l’action, on craint qu’il ne soit pas toujours fait usage des options incapacitantes si une option plus violente est à portée d’interrupteur... au risque de dissoudre la frontière entre contrôle de foule et exécutions sommaires.

Effet de cliquet

De telles armes peuvent être déployées dans des contextes très différents de ceux que le fabricant aura envisagés. Le nombre d’exécutions quotidiennes dans le conflit rwandais s’explique en partie par la technique paralysante consistant à couper le tendon d’Achille des victimes, pour revenir plus tard les achever.

Le brouillard adhésif, qui colle au sol ses victimes, les produits chimiques qui assomment les foules et les systèmes paralysants qui fixent les gens sur place pourraient ainsi, de manière paradoxale, rendre les zones de conflit encore plus meurtrières lorsque les victimes auront été préalablement anesthésiées. En Irlande, laboratoire de la première génération d’armes non létales, un effet de cliquet se produisit : l’usage de ces armes nourrissait et exacerbait le conflit (10).

Amnesty International dispose de témoignages sur plusieurs cas où de telles armes ont servi à des répressions de rue. Ne serait-ce qu’aux Etats-Unis, où, lors d’une manifestation pacifique, des écologistes se virent asperger, directement dans les yeux, de gaz au poivre aux effets « équivalant à de la torture ». L’organisation a également fait état de l’usage répété, au Kenya, de gaz lacrymogènes très agressifs ; mais, deux ans après avoir réussi à en faire interdire l’exportation par le gouvernement britannique, elle put constater que les grenades utilisées, le 10 juin 1999, pour réprimer une manifestation pacifique avaient cette fois été fournies par... une compagnie française, Nobel Sécurité (11).

Une fois développés ces systèmes répressifs, leurs fabricants seront tout enclins à servir le marché porteur des Etats tortionnaires. Amnesty, envisageant cette perspective, examine la question de savoir si ces armes aux abus évidents devraient être interdites, comme elle le pense pour les chocs électriques (12). La question fondamentale est la suivante : dans quelle mesure ces armes sapent-elles les traités internationaux et les législations de défense des droits humains ? Par son programme Sirus (13), le Comité international de la Croix-Rouge suit une approche analogue. A l’heure actuelle, la plupart des armes interdites, comme les gaz toxiques, les balles explosives, les armes aveuglantes à laser et les mines, sont conçues de manière à infliger une blessure spécifique, de manière uniforme. Il est temps d’exiger l’interdiction générale de toutes les armes, présentées comme « non létales », qui ciblent de manière spécifique des éléments anatomiques, biochimiques ou physiologiques.

Steve Wright.

(1) Lire Maurice Najman, « Les Américains préparent les armes du XXIe siècle » et Francis Pisani, « Penser la cyberguerre », Le Monde diplomatique, respectivement février 1998 et août 1999.

(2) William D. Hartung, « Ready for What ? The New Politics of Pentagon Spending », World Policy Journal, New York, printemps 1999. http://worldpolicy.org/Ha rtungW.html

(3) Ce dernier avait participé au programme spécial Phoenix de l’armée américaine, qui orchestra au Vietnam... une campagne de 20 000 assassinats. Cf. Lobster, Hull, 25 juin 1993.

(4) Voir le site de l’école de marine de Quantico (Virginie) http://www.concepts.quant ico.usmc.mil/nonleth .htm

(5) Jason Glashow, Defense News, Springfield (Virginie, Etats-Unis), janvier 1996.

(6) Scott Gourley, « Soft Options », Jane’s Defence Weekly, Londres, 17 juillet 1996.

(7) Schémas à l’adresse http://www.dtic.mil/ndia/ NLD3/libb.pdf

(8) La mine Fishook, développée en 1996 par la firme Alliant (New Jersey), projette un filin recouvert d’hameçons sur « une zone de la taille d’un terrain de football ». M. Tom Bierman, directeur du marketing d’Alliant, assure que ce système « est destiné à accrocher, pas à tuer ». Du moins tant que les autres cibles ne paniquent pas...

(9) L’armée britannique s’intéresse à un tel « rayon paralysant ». Cf. « Raygun Freezes Victims Without Causing Injuries », Sunday Times, Londres, 9 mai 1999.

(10) Lire Steve Wright, « An Appraisal of Technologies of Political Control », rapport au STOA, Parlement européen, 1998.

(11) Lire Le Commerce de la terreur, Amnesty International, Paris, octobre 1999, 8 francs.

(12) Lire Amnesty International, « Armes nouvelles au service des tortionnaires », Le Monde diplomatique, avril 1997.

(13) Comité international de la Croix-Rouge, Le Projet Sirus : déterminer quelles armes causent des « maux superflus », Genève, 1998.

http://www.monde-diplomatique.fr/1999/12/WRIGHT/12829