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NOTRE LANGAGE N’EST PLUS UN INSTRUMENT DE LIBERATION

24 novembre 2010, 07:33, par Bernard Gensane

Merci pour cet article très intéressant.

Le mot "pédagogie" n’est pas mal non plus.

Depuis que le capitalisme financier est totalement aux commandes, non seulement de la finance, mais encore de l’économie, et surtout de la politique, ses relais dans l’opinion (hommes et femmes politiques, journalistes, responsables d’instituts de sondages) se gargarisent du mot “ pédagogie ”. Ce très vieux terme (1495) a pris la place de ce qu’on appelait autrefois “ propagande ”, de ce qu’on dénomme aujourd’hui, grossièrement, par le vocable “ vaseline ”. En un mot, pour contaminer les cerveaux, pour faire entrer dans les pauvres milliards de têtes que le bonheur, que le salut passe par le pouvoir absolu des Marchés, que les êtres humains sont au service de l’économie capitaliste, il faut « faire de la pédagogie ».

On ne peut qu’être écœuré par l’utilisation, aux fins de bourrage de crâne, d’un mot qui, jusqu’alors, impliquait, au contraire, la libération des esprits. C’est toujours la même chose avec le capitalisme, son idéologie, ses pratiques culturelles de masse : il se saisit d’un concept riche, qui a traversé l’histoire, qui s’est nourri des humains et les a nourris, et puis il simplifie, travestit, trahit selon ses intérêts les plus étroits.

Avec l’aide du Robert, rappelons deux ou trois petites choses.

Le terme « pédagogie » dérive du grec παιδαγωγία, de παιδός (/’paɪdɔs/), « l’enfant », et ἄγω (/’a.gɔ/), « conduire, mener, accompagner, élever ». Nous sommes donc dans l’éducation, dans la direction des enfants. Écoutons Renan se souvenir : « Sans rien de ce que l’on appelle maintenant la pédagogie, ils pratiquaient la première règle de l’éducation, qui est de ne pas trop faciliter des exercices dont le but est la difficulté vaincue. » Ce qui signifiait de la lenteur, de la méthode, des obstacles que l’on surmonte. Le contraire du remplissage des cerveaux vides par TF1. Parlant de la culture de la mémoire, Georges Duhamel nous dit qu’en tant que méthode pédagogique, elle a « d’abord pour effet de laisser, au fond de l’esprit, des sédiments utilisables. » La pédagogie, c’est la douceur, le contraire de ce que prônait, selon Alain, le philosophe anglais Locke : « Il ne connaît d’autres moyens que le fouet pour corriger l’enfant menteur. »

À la Renaissance, un des grands précurseurs de la pédagogie fut Rabelais et son abbaye de Thélème, un univers moral de dépassement de soi. Il fut férocement critiqué par Sainte-Beuve (qui critiquait tout mais la sainte n’avait pas toujours raison) qui voyait dans Gargantua « le dernier legs du moyen âge expirant, une éducation crasseuse et routinière ».

Pour Rousseau, dans sa préface à l’Émile, la pédagogie était « l’art de former les hommes ».

Pour le penseur étasunien John Dewey, influencé par Darwin, l’esprit humain était en constante évolution, sous l’influence de son milieu, de ses expériences, de ses actes. Il prôna donc une pédagogie active, socialisante : apprendre en faisant.

On a pu se méfier des pédagogues. Le mot “ pédant ”, qui signifiait à l’origine “ précepteur ” est proche. Émile Henriot, que le féminisme n’a jamais vraiment effleuré, disait que Madame de Maintenon n’attirait pas la sympathie parce qu’elle était « dévote, pédagogue et chagrine ». Pour Molière, dans Le Dépit amoureux, « faire le pédagogue », c’était « prêcher en chaire ».

Le mot “ pédagogie ” redevint totalement positif au XIXè siècle. Fondateur du mouvement coopératif, forte personnalité socialiste et laïque, Robert Owen (l’un des pères de l’enseignement primaire outre-Manche) demandait à la pédagogie d’éveiller la curiosité des enfants.

Cofondateur de la Ligue des droits de l’homme, prix Nobel de la paix, Ferdinand Buisson définissait la pédagogie comme « la science de l’éducation, tant physique qu’intellectuelle et morale ». Pour Durkheim, elle impliquait une « réflexion méthodique » : « L’éducation est l’action exercée par les générations adultes sur celles qui ne sont pas encore mûres pour la vie sociale. Elle a pour objet de susciter et de développer chez l’enfant un certain nombre d’états physiques, intellectuels et mentaux que réclament de lui et la société politique dans son ensemble et le milieu social auquel il est particulièrement destiné ». La pédagogie était donc à la fois une théorie et une pratique, permettant de réfléchir sur « les systèmes et les procédés d’éducation ».

Et l’on ne parlera pas de Ferrière, de Decroly. Ni de Célestin Freinet, bête noire de la droite dure française pendant toute sa vie professionnelle. Il est vrai qu’il avait accueilli dans son école de Vence des petits juifs allemands et des enfants de Républicains espagnols. Pour le coup, nous sommes vraiment loin de Jean-Marc Sylvestre...