Accueil > ... > Forum 12750

> Fred Vargas : Cesare Battisti, a propos de l’arrêt du Conseil d’Etat

21 mars 2005, 13:01

Sur le Droit italien :
« Dans ses parties pertinentes, l’article 175 §§ 2 et 3 du CPP se lit comme suit :
« En cas de condamnation par défaut (...), l’accusé peut demander la réouverture du délai d’appel contre le jugement, lorsqu’il peut établir qu’il n’a pas eu connaissance [du jugement] (...) sans qu’il y ait eu faute de sa part ou, si le jugement prononcé par défaut a été notifié (...) à son avocat (...), lorsqu’il peut établir qu’il n’a pas volontairement refusé de prendre connaissance des actes de la procédure.
La demande de réouverture du délai doit être introduite, sous peine d’irrecevabilité, dans les dix jours qui suivent la date (...) à laquelle l’accusé a eu connaissance [du jugement] ». »
On a ici toute la perversité du Droit italien actuel : il s’agit de prouver, pour l’accusé et non pour l’accusation, comme on serait légitimement en droit de s’attendre, « qu’il n’a pas volontairement refusé de prendre connaissance des actes de la procédure ». C’est par définition toujours improuvable, à moins d’être mort ou à l’isolement absolu à Guantanamo.
Notons aussi le délai ridiculement court de 10 jours, mais qui ne serait rien, si, contrairement à toute loi de bon sens, une condamnation par contumax, pouvait faire l’objet d’un nouveau procès. Mais ici pour ce faire il faut prouver l’improuvable, démontrer l’indémontrable : que l’accusé « n’a pas volontairement refusé de prendre connaissance des actes de la procédure ».
Mais de cette disposition si extravagante du « droit » italien, l’Etat italien a su faire un excellent et très productif usage ces 25 dernières années, (particulièrement dans les années 80, mais aussi après) et des centaines de fois : on arrête un quidam militant gauchiste sous motif de « participation à bande armée », « conspiration visant à renverser l’Etat » etc. A l’époque 80, une Loi spéciale permet de détenir jusque pendant 12 ans un prévenu de « terrorisme » en détention provisoire. La détention dure un an, deux ans etc. sous ces motifs « vagues ». Au bout d’un moment le prévenu est mis en liberté provisoire, pour raison de santé ou autre. Celui-ci, voyant la machine judiciaire complètement emballée dans des maxi-procès où l’on distribue des perpétuités par centaines, à la tête du client, et sur foi de « repentis » (en général des gars bien mouillés dans les crimes de sang « politiques », mais eux-mêmes si peu politisés, qu’ils « dealent » aisément des dénonciations contre l’impunité. Ce qu’on appelait jadis en France « des témoins à gage » ou « à brevet »), adoptant une attitude rationnelle face à de telles désordres, se dit qu’il faut mieux laisser passer l’orage de l’exceptionnalité juridico-politique, et prend le large vers des pays plus calmes, en attendant de pouvoir revenir dans son pays, une fois que la raison y sera revenue. Et là : Patatrac ! Les accusations de l’instruction se font beaucoup plus précises : on lui impute des délits et crimes bien précis, une multitude de (faux) témoins, et des « expertises » arrivent… Le procès se déroule hors de sa présence, il ne peut pas se défendre. Le simple fait d’être « latitante » (en fuite) est déjà une preuve de culpabilité. Le tour est joué ! Le prévenu est définitivement condamné, sans que jamais désormais, il ne puisse être jugé en sa présence, qu’il puisse réellement se défendre. Ce sont donc des condamnations « politiques », mais qui ont bénéficié d’un véritable « huis-clos », où une personne peut être condamnée à perpétuité sans même avoir entendu les faits qui lui étaient reprochés, si ce n’est les commentaires qu’il a pu vaguement entendre dans les « médias » ! C’est le « Procès » de Kafka, mais à l’heure médiatique !
Sur l’arrêt Somogyi c. Italie (N°67972/01) du 18 mai 2004 de la Cour européenne des droits de l’homme, qu’évoque Fred Vargas, citons quelques extraits qui illustrent la démarche si pernicieuse du gouvernement italien
« 1. Le requérant (autrement dit M. Somogyi condamné par défaut en Italie)
41. Le requérant allègue avoir été condamné par défaut sans avoir eu la possibilité de se défendre devant les tribunaux italiens. Il souligne n’avoir reçu aucune information quant à l’ouverture des poursuites à son encontre, l’avis de fixation de l’audience préliminaire ne lui ayant jamais été communiqué. A cet égard, il soutient que la signature figurant sur l’accusé de réception de la communication du GIP de Rimini n’était pas la sienne. »
(…./ ….)
« 2. Le Gouvernement (Italien)
55. Estimant devoir s’en tenir aux faits, tels que résultant du dossier, le Gouvernement relève que l’avis de fixation de l’audience préliminaire à été notifié en mains propres à une adresse correspondante à celle qui avait été notée par Mme M., et à laquelle cette dernière avait reçu une lettre de l’un des frères S. Par ailleurs, cette adresse ne différerait guère de celle qui a été indiquée par le requérant dans sa requête à la Cour. De toute manière, l’adresse et le nom du requérant étaient exacts, sinon dans l’original, au moins dans la traduction hongroise de l’acte. De plus, soit la poste était en mesure de comprendre l’erreur (qui selon le Gouvernement serait minime) et de délivrer le pli à son destinataire, soit elle aurait dû restituer la lettre à son expéditeur. Il serait contraire au bon sens de penser que le facteur hongrois ait pu délivrer la communication du GIP de Rimini à une personne différente du requérant – mais dont le nom serait étonnamment proche de celui de M. Somogyi – et à une adresse qui, selon les allégations de la partie requérante elle-même, n’existerait pas. Selon le Gouvernement, la thèse du requérant serait un échafaudage peu ingénieux et passablement confus, fondé sur un fait réel (les fautes dans l’adresse), pour essayer de sortir d’une très fâcheuse passe. »
[ en gros : les services du Tribunal de Rimini s’était trompé et sur le libellé du nom de M. Somogyi, et sur son adresse en Hongrie où il vivait – avec comme conséquences qu’il n’a pu prendre connaissance de sa convocation, mais selon le gouvernement italien « il serait contraire au bon sens » que cela puisse être vrai, puisque le nom comme l’adresse ne « différait guère ». Dans un tel pays il vaut mieux ne pas s’appeler « Dupond » ou « Durand »]
« 56. Le Gouvernement relève en outre qu’en 1995 le requérant a été interviewé par un journaliste italien. Ce dernier a probablement dit quelque chose au requérant pour justifier sa visite, décelant ainsi l’existence de soupçons et d’une procédure judiciaire pendante. Bien que de telles informations ne puissent pas remplacer la notification de l’avis d’audience, il serait difficile de croire que le requérant se soit, malgré la situation très grave à laquelle il allait faire face, totalement désintéressé de l’affaire. Notamment, le requérant aurait pu charger un avocat de suivre le déroulement de la procédure italienne. Par ailleurs, compte tenu de la grande médiatisation de l’affaire, la presse hongroise a dû donner des nouvelles quant à l’impasse dans laquelle se trouvait un compatriote, ce qui rend peu crédible le requérant lorsqu’il affirme n’avoir jamais rien su de la procédure pénale le concernant. Pareillement il serait très curieux que la personne ayant reçu la lettre adressée au requérant n’ait pas pris le soin de manifester aux autorités italiennes sa position.
57. Le Gouvernement en déduit que le requérant a eu connaissance en temps voulu de la
procédure diligentée à son encontre, ayant, partant, la possibilité de participer à son procès et de s’y faire représenter par un avocat de son choix, possibilité à laquelle il aurait volontairement renoncé. »
[ Est ici exposée toute la rigueur juridique du gouvernement de M. Berlusconi. Le requérant a reçu un journaliste. Son affaire a fait du barnum médiatique : donc le requérant a été convoqué au Tribunal dans les formes légales ! ]
(…/…)
« B. L’appréciation de la Cour
« 2. Le fond de l’affaire
65. La Cour rappelle que quoique non mentionnée en termes exprès au paragraphe 1 de l’article 6, la faculté pour l’« accusé » de prendre part à l’audience découle de l’objet et du but de l’ensemble de l’article. Du reste, les alinéas c), d) et e) du paragraphe 3 reconnaissent à « tout accusé » le droit à « se défendre lui-même », « interroger ou faire interroger les témoins » et « se faire assister gratuitement d’un interprète, s’il ne comprend pas ou ne parle pas la langue employée à l’audience », ce qui ne se conçoit guère sans sa présence (voir Colozza c. Italie, arrêt du 12 février 1985, série A no 89, p. 14, § 27 ; T. c. Italie, arrêt du 12 octobre 1992, série A no 245-C, p. 41, § 26 ; F.C.B. c. Italie, arrêt du 28 août 1991, série A no 208-B, p. 21, § 33 ; voir également Belziuk c. Pologne, arrêt du 25 mars 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-II, p. 570, § 37). »
(…/ …)
« 69. Les circonstances qui entourent la délivrance de la communication du GIP de Rimini du 30 octobre 1997 demeurent incertaines. Sur la base des éléments produits devant elle, la Cour n’est pas en mesure de déterminer si ladite communication a été reçue par le requérant.
70. Aux fins de la présente affaire, la Cour se borne à observer que le requérant a à plusieurs reprises contesté l’authenticité de la signature qu’on lui attribuait et qui constituait le seul élément susceptible de prouver que l’accusé avait été informé de l’ouverture des poursuites. On ne saurait considérer que les allégations du requérant étaient de prime abord dénuées de fondement, compte tenu, notamment, de la différence entre les signatures produites par le requérant et celle figurant sur l’accusé de réception, ainsi que de la différence existante entre le prénom du requérant (Tamas) et celui du signataire (Thamas). De plus, les imprécisions dans l’indication de l’adresse du destinataire étaient de nature à soulever des doutes sérieux quant à l’endroit auquel la lettre avait été délivrée.
71. Face aux allégations de l’intéressé, les juridictions italiennes ont rejeté tout recours interne et refusé de rouvrir le procès ou le délai pour interjeter appel sans examiner l’élément qui, aux yeux de la Cour, était au cœur de l’affaire, à savoir la paternité de la signature figurant sur l’accusé de réception. En particulier, aucune enquête n’a été ordonnée pour vérifier le fait litigieux, et, malgré les demandes réitérées de l’intéressé, aucune expertise graphologique n’a été accomplie pour comparer les signatures.
72. La Cour considère que, eu égard à la place éminente que le droit à un procès équitable occupe dans une société démocratique (voir, parmi beaucoup d’autres, Delcourt c. Belgique, arrêt du 17 janvier 1970, série A no 11, pp. 14-15, § 25 in fine), l’article 6 de la Convention implique pour toute juridiction nationale l’obligation de vérifier si l’accusé a eu la possibilité d’avoir connaissance des poursuites à son encontre lorsque, comme en l’espèce, surgit sur ce point une contestation qui n’apparaît pas d’emblée manifestement dépourvue de sérieux (voir, mutatis mutandis et en relation à l’obligation de vérifier si le tribunal était « impartial », Remli c. France, arrêt du 23 avril 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996-II, p. 574, §§ 47-48). Ce principe est d’ailleurs en substance accepté par le Gouvernement (voir paragraphe 58 ci-dessus).
73. Or, dans la présente affaire, la cour d’appel de Bologne et la Cour de cassation n’ont pas procédé à une telle vérification, privant le requérant de la possibilité de remédier, le cas échéant, à une situation contraire aux exigences de la Convention. Ainsi, aucun contrôle scrupuleux n’a été accompli pour déterminer, au-delà de tout doute raisonnable, si la renonciation à comparaître du condamné était non équivoque.
74. Il s’ensuit qu’en l’espèce les moyens mis en place par les autorités nationales n’ont pas permis d’atteindre le résultat voulu par l’article 6 de la Convention.
75. En ce qui concerne, enfin, l’affirmation du Gouvernement selon laquelle le requérant aurait de toute manière eu connaissance des poursuites par le biais du journaliste l’ayant interviewé ou de la presse locale, la Cour rappelle qu’aviser quelqu’un des poursuites intentées à sa charge constitue un acte juridique d’une telle importance qu’il doit répondre à des conditions de forme et de fond propres à garantir l’exercice effectif des droits de l’accusé ; cela ressort, du reste, de l’article 6 § 3 a) de la Convention. Une connaissance vague et non officielle ne saurait suffire (T. c. Italie, arrêt précité, p. 42, § 28).
76. Il y a donc eu violation de l’article 6 de la Convention. »

Pour lire l’intégralité des arrêts de la CEDH Cf. http://www.echr.coe.int/Fr/Judgments.htm