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10 novembre 2005, 23:12

davduf.net
Au nom de la loi
malik oussekine, les voltigeurs et la lacrymo
décembre 1986
Par davduf
Malik Oussekine courre rue Monsieur le Prince, quelque part dans le Ve arrondissement, quelque part dans la nuit du 5 décembre 1986.

(GIF) Malik Oussekine courre rue Monsieur le Prince, quelque part dans le Ve arrondissement, quelque part dans la nuit du 5 décembre 1986. Il est atteint, comme des milliers d’autres, d’une maladie incurable découverte par l’éminent professeur Louis Pauwels. Malik Oussekine a le sida mental, et des motocyclistes-voltigeurs aux trousses. Nous sommes deux centaines, à peine, à zigzaguer dans le Quartier latin, comme lui, à transpirer, à courir, morts de trouille. Au milieu du Boulevard Saint-Michel, plus personne ne s’occupe de raviver le petit feu, allumé quelques instants avant la charge policière. On court, on saute, on sauve sa peau. Ceux qui vont mourir te saluent. Nous sommes des héros : 1986-1968 ? Une simple question d’inversion. Mythe et réalité, course-poursuite et histoire en marche.

Malik Oussekine se glisse derrière une silhouette au 20 de la rue Monsieur le Prince ; d’autres, perdus, égarés, fuyards, effrayés, entrent dans une Sorbonne souricière. Les voici immédiatement cernés. Rendez-vous ! Au commissariat. Je cours aux côtés de mon ami de toujours, monté de Poitiers pour l’occasion. Il est mon guide, mon chien d’aveugle : de peur briser de mes lunettes, ou de les perdre, je les ai soigneusement laissées chez moi. Ah, il est beau le révolutionnaire, il est prudent le héros. Je casse un rétroviseur rue des Écoles, par plaisir gratuit. C’est le meilleur moyen de se procurer des forces à bas prix.

Malik Oussekine tremble, le souffle coupé, un flic derrière lui, la matraque en menace. La porte codée de l’immeuble est entrouverte, le hall d’entrée se fait cage et les trois fauves-voltigeurs ne répondent plus de rien. Malik Oussekine non plus. Ils frappent, il gémit ; ils cognent, il pleure. Ailleurs, plus loin, je sprinte. Des gros bras d’extrême droite, venus de la faculté d’Assas, nous somment de lâcher nos bâtons. Splouc, bruit sourd. J’avais donc un bâton, d’où venait-il ? Le sang, les cris, les vitrines brisées, les bruits de pas, les « par ici ! », « là ! », « fais gaffe ! », « arrêtez ! merde ! », une fille en pleurs, à genoux - je me souviens de son visage : ordinairement sublime - les radios-reporters, les autonomes casqués, uniques dans leur volonté dérisoire (eux ne courent pas devant les flics, ils les affrontent, cognent, tombent, idéalistes, va !), tout s’emmêle, ça s’accélère. Vertiges, c’est donc ça la guerre ? Un film interactif ? Un reality show ?

(GIF) « Malik Oussekine, vous l’avez connu, Rachida, miaule le présentateur télé. Avant de nous dire quel garçon merveilleux il était, nous aimerions vous montrer, à vous Rachida et à vous, chers téléspectateurs, un document inédit. Le film de sa mort ». L’animateur se tourne lentement vers la caméra 2, heureux comme un type qui aurait triomphé de sa laideur. Dans son oreillette, sa productrice lui susurre : « Vas-y, Jacko, on est à 53% d’audience. Tiens-les jusqu’au bout ». Le présentateur poursuit, élargissant son sourire : « Bien sûr, il s’agit là d’une reconstitution. Mais elle est si fidèle aux témoignages, si véridique, si authentique, que ce film pourrait avoir une valeur juridique si le procès de ceux qui ont tué Malik était rouvert. » Pivotant sur son fauteuil, l’homme au regard vide fixe à présent une nouvelle caméra : « Je vous rappelle d’ailleurs que c’est l’objet de notre sondage minitel : faut-il réinstruire le procès des agents qui ont tué Malik ? »

La cavalcade continue sur la place du Panthéon, déserte. Le commissariat semble fermé, pas un flic, pas un bruit. Respiration. En quelques compagnies de CRS, le quartier est complètement bouclé. Mon ami, mon frère, me regarde. « Ça va ? » Ça va. Une voiture s’arrête à notre hauteur, rue Clothilde. Dans sa R5, une femme, la quarantaine, affolée, calme un gros chien. Et aboie à son tour : « Montez ! je vous en supplie, montez... » « C’est gentil à vous madame, je dis en m’imaginant dans son lit. C’est gentil mais on a envie de rester... de voir comment ça va évoluer... » Est-ce qu’elle pleure ? « Vous êtes fous ! Je vous en prie ! Sont partout ! Les flics vont vous tabasser ! » J’ai envie de lui dire qu’elle est belle, que j’ai envie d’elle, que je ne l’oublierai jamais, que j’aimerais bien savoir ce qu’elle fout ici, la nostalgique de 68, que je l’emmerde avec son regard plein de pitié comme si nous allions mourir. Nous nous confondons en excuses et remerciements, bien élevés que nous sommes. Elle enclenche la première, derniers sourires, ultimes propositions.

Malik Oussekine ne tiendra pas, insuffisance reinale ou pulmonaire, enfin un truc à ne pas mettre un jeune homme dehors un soir de manif, selon le gouvernement Chirac qui oubliera tout ça, quelques jours après la bavure, avec une belle fête anniversaire du RPR. On court, jusqu’au bout des rues et de la nuit. Rue Henri Barbusse, trois Beurs foncent avec nous. Derrière, des voltigeurs. On pousse des cris, des portes, toutes closes, toutes codées. Toutes, sauf une. C’est les autres, les Beurs, qui l’ont trouvée. Chérie, tu sais quoi, je crois qu’un Arabe m’a sauvé la vie. On grimpe l’escalier quatre à quatre, jusqu’au troisième étage. Les Beurs font circuler des revues pornos tombées d’un kiosque à journaux dans la confusion et le vacarme. X-Choc, X-Stars, Panthers-les plus belles filles du monde, Club-only for men. Je tourne les pages, mes mains qui tremblent font bouger les clichés, rendant les filles réelles, mais mon sexe reste indifférent - c’est bien la première fois qu’un magazine de cul ne m’excite pas.

Dans son appartement, un locataire allume une lumière et sa radio. Flash RTL : « Violents affrontements hier soir au Quartier latin ». Malik Oussekine est pour l’heure anonyme, et sa mort même n’est pas connue. Le lêve-tôt du palier va appeler les flics, ça sent le Dupont-la joie dans cet immeuble. 1986-1942, simple habitude de délation. Les Arabes s’en foutent, les salopes du spécial salopes leur procurent bien du plaisir, et les flics aux basques, ils connaissent. Vont pas se faire du mouron pour ça. Ils nous rassurent. Il est temps de rentrer. J’en peux plus, cassos ! Allez, salut les mecs, et merci pour la porte ! Et les revues ! Boulevard Saint-Germain, une croissanterie ouvre ses portes. Il doit être 6h du matin. Ce jour-là, on y servait les meilleurs croissants du monde. Retour à la casbah, dans le Ier. Europe 1 annonce qu’il y a eu mort d’homme. Chérie, j’aurais pu m’appeler Malik Oussekine. Elle : t’en as pas marre de tes blagues racistes - Je ris jaune livide.

« Alors, Rachida... Malik était votre petit ami. Qu’avez-vous pensé de ce film ? » Gros plan sur le visage de Rachida. En régie, un assistant-réalisateur s’énerve. « Dis-donc, elle chiale pas, la môme. Faudrait de la lacrymo. Comme pour l’autre con ».
Mis en ligne le 1996.
Source : d|a|v|d|u|f|.|n|e|t | Au nom de la loi
http://www.davduf.net/article.php3?id_article=17