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Misères intellectuelles de Gilbert Achcar (ou une défense incohérente de Chomsky)

7 septembre 2006, 19:58

La réponse de Gilbert Achar à la critique proposée par Philippe Corcuff de l’analyse chomskienne des médias, si elle use d’une rhétorique arrogante, aune bien faible consistante intellectuelle. Pour plusieurs raisons, que le simple recours aux règles minimales du rationalisme peut éclairer facilement.

1) Les nouvelles traductions françaises proposées par Achcar du texte américain de Chomsky et Herman ne contredisent pas les analyses de Corcuff. Faire de "la gonflette rhétorique" et proposer un argument solide sont deux choses différentes.

Voilà ce que dit Achcar du premier passage retraduit :

* "Le premier passage que cite PC, à partir de l’introduction de 2002, se termine par : « Nous pensons qu’entre autres fonctions, ces médias se livrent à une propagande qui sert les intérêts des puissantes firmes qui les contrôlent en les finançant et dont les représentants sont bien placés pour orienter l’information. » (C’est PC qui souligne à chaque fois.)

Voici, traduit plus correctement et complété, ce que disent H&C dans l’original (p.XI, je souligne) : « Nous pensons que, parmi leurs autres fonctions, les médias servent les puissants intérêts sociétaux qui les contrôlent et les financent, et exercent de la propagande pour leur compte. Les représentants de ces intérêts ont d’importants programmes et principes qu’ils veulent mettre en avant, et sont en bonne position pour modeler et contraindre la politique des médias. Cela ne se fait pas normalement par une intervention grossière, mais par la sélection d’un personnel bien-pensant, ainsi que par l’intériorisation, de la part des responsables des rédactions et des journalistes en service, de priorités et de définitions de ce qu’il convient de rapporter qui sont conformes à la politique de l’institution. » "

Or Corcuff écrit déjà qu’il y a à la fois un fil conspirationniste et un fil anti-conspirationniste dans ce passage :

* "Ils indiquent ainsi que "L’objet de ce livre est de proposer ce que nous appelons un modèle de propagande, c’est-à-dire un cadre analytique capable d’expliquer le fonctionnement des grands médias américains à partir de leurs relations avec les principales structures institutionnelles qui les environnent. Nous pensons qu’entre autres fonctions, ces médias se livrent à une propagande qui sert les intérêts des puissantes firmes qui les contrôlent en les finançant et dont les représentants sont bien placés pour orienter l’information" (p.XI)(7). Si, dans la citation précédente, le vocabulaire ambigu du "contrôle" et de "l’orientation" pourrait suggérer la présence d’une tonalité intentionnaliste dans l’analyse, les deux auteurs s’efforcent cependant de mettre clairement à distance la thématique du "complot", classiquement reprochée à Chomsky : "Loin de nous l’utilisation de l’hypothèse d’une conspiration pour expliquer comment fonctionne le monde des médias" (p.LII). "

Que dit alors le second passage retraduit par Achcar ?

* "Citation substantielle suivante, choisie, soulignée et coupée par PC : « Nous décrivons un système de "marché dirigé" dont les ordres viennent du gouvernement, des leaders des groupes d’affaires, des grands propriétaires et de tous ceux qui sont habilités à prendre des initiatives individuelles et collectives. Ils sont suffisamment peu nombreux pour pouvoir agir de concert (...) »

Ce que disent H&C en réalité, sans couper la citation et en la complétant (p.lX) : « C’est un "système de marché orienté" que nous décrivons ici, les orientations [guidance] étant fournies par le gouvernement [ou l’État, government en anglais], les dirigeants de la communauté des firmes, les principaux propriétaires des médias et leurs administrateurs, et les divers individus et groupes qui ont la tâche ou la permission de prendre des initiatives constructives. Ceux-ci sont en nombre suffisamment limité pour être en mesure d’agir ensemble à l’occasion, comme le font les vendeurs dans les marchés où il y peu de concurrents. Dans la plupart des cas, cependant, les dirigeants des médias font des choses semblables parce qu’ils partagent la même vision du monde, sont sujets à des contraintes et des intéressements similaires, et programment ainsi des sujets, ou maintiennent le silence sur d’autres, ensemble, en une action collective et un comportement leader-suiveur qui restent tacites. » "

Mais Corcuff allait déjà dans le sens du caractère mixte de ces citations :

* "Alors qu’ils ont récusé explicitement la figure du "complot" (citation ci-dessus, p.LII), nos deux auteurs y reviennent implicitement quelques lignes plus loin : "nous décrivons un système de "marché dirigé" dont les ordres viennent du gouvernement, des leaders des groupes d’affaires, des grands propriétaires et de tous ceux qui sont habilités à prendre des initiatives individuelles et collectives. Ils sont suffisamment peu nombreux pour pouvoir agir de concert (…) " (p.LII). Et d’utiliser la page suivante des expressions empruntées à un texte du philosophe Jacques Ellul sur les mécanismes de propagande : "les intentions réelles de ses actes" et "voiler ses véritables desseins" (p.LIII). Entre formulations anti-conspirationnistes et formulations à tonalité conspirationniste, il y a donc des va-et-vient et des chevauchements dans ces deux pages (pp.LII-LIII). "

Mais avec seulement ces deux retraductions qui ne contredisent pas ce que dit Corcuff, Achcar conclut dans une gfénéralisation hâtive fort légère : "Je ne poursuivrai pas plus loin la démonstration : toutes les autres citations de H&C qu’a produites PC sont à l’avenant de celles-ci. Son procédé aboutit à déformer profondément la pensée des deux auteurs...".

2) Mais le plus grave est le fait qu’Achcar ne se conforme pas au principe de non-contradiction, auquel est associé la validité minimal de tout raisonnement intellectuel. Principe de non-contradiction ? Si on dit que "A est méchant" et que "B est gentil", on ne peut pas dire que A=B. C’est pourtant ce que fait Achcar : 1) il dit en gros "Corcuff a tort sur Chomsky, il n’est pas intentionnaliste-conspirationniste, mais prend en compte les structures sociales non-conscientes" ; 2) il dit en gros"Corcuff a tort, car l’idéologie dominante chez Marx ne relève pas de processus non-conscients mais de logiques intentionnelles de la part des dominants" ; et 3) il dit en gros "Chomsky et Marx vont dans le même sens (comme Bourdieu)" (pour Bourdieu, il suffit qu’il le dise en note pour que cela semble vrai). On remarquera que la seule cohérence logique d’Acchcar idi est : "Contrairement à ce que dit Corcuff" !

Mettant en cause les règles minimales d’un raisonnement rationnel, Achcar est un bien piètre-défenseur du grand rationaliste qu’est Chomsky. On attend donc encore une légitime et nécessaire défense rationnelle de Chomsky (et critique rationnelle de Corcuff). Pour l’instant, Achcar a salopé le travail par son inconsistante intellectuelle.

Mu par des passions idéologiques plutôt que par les exigences du travail intellectuel, Achcar est plus proche de l’activité directement politique que du métier universitaire. Tant pis pour le pauvre Chomsky qui mérite mieux.

Max Faure

Doctorant en philosophie