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L’appel de Charles Tillon du 17 juin 1940

22 octobre 2007, 17:18

CHARLES TILLON

Cette page est constituée d’extaits du livre "La Direction du PCF dans la Clandestinité (1941-44)"

La grande guerre (1914-18) et la démobilisation

Charles Tillon était Breton. Métallurgiste, comme Benoît Frachon, mais de quatre ans plus jeune, d’une famille sans doute un peu plus aisée que celles de ses futurs camarades, on ne lui connaît pas d’engagement politique précis dans sa prime jeunesse. Mobilisé en 1916, une stratégie pour échapper à l’enfer de Verdun le pousse à s’engager pour cinq ans dans la marine. C’est à bord du croiseur "Guichen", au sein d’un petit groupe d’une demi-douzaine de marins mécaniciens, que va s’éveiller la conscience politique de Charles. A défaut de baptême du feu, il y fera ses premières armes de syndicaliste en obtenant la participation de délégués de l’équipage à l’achat de vivres.

A bord du Guichen, en Méditerranée, la petite équipe de machinistes politisés avait souscrit un abonnement collectif à l’Humanité, le journal de la SFIO. Six mois après l’armistice, salué par des débordements de joie, le Guichen croisait toujours au large de la Grèce, et l’atmosphère était explosive à bord, où les marins supportaient de plus en plus mal l’éloignement de leurs foyers. Pour les mêmes raisons, des mutineries avaient éclaté en mer Noire où croisaient des bâtiments français, intervenant contre la jeune révolution russe. Les marins du Guichen crurent qu’ils allaient appareiller vers la mer Noire, et Charles, qui n’avait pas 22 ans, prit la tête d’une mutinerie, rapidement matée.

Le congrès de Tours et les débuts du PCF

A Rennes, Charles était en contact avec une militante du parti communiste, Louise Bodin , qui lui apprend que le Congrès de Tours a décidé d’inscrire d’office tous les anciens de la mer Noire. Auparavant, il avait dû endurer pendant un an les terribles conditions du bagne militaire et failli laisser sa peau à Dar Bel Hamri au Maroc. Il lui faudra près d’un an de convalescence avant de pouvoir travailler. C’est sans doute de ce séjour au bagne qu’il tirera toute la hargne de sa vie de militant. Agitateur patenté dans toutes les usines où il peut se faire embaucher et d’où il se fait vite licencier, il est élu secrétaire de l’union départementale CGTU et devient permanent syndical en 1924.

Par comparaison avec Duclos et Frachon, les responsabilités que Charles Tillon exerce au Parti sont plus modestes ; en 1929, il accédera au rang de secrétaire régional. Mais l’essentiel de son activité reste sur le terrain syndical, avec des conflits sociaux souvent très durs, comme la grève des ouvriers des conserveries, les "Pen-sardines", à Douarnenez, en 1924. Il aura droit, lui aussi, à un certain nombre de condamnations qui frappaient immanquablement les meneurs de grèves. Jusqu’en 1930, Charles reste en Bretagne, toujours responsable syndicaliste dans les milieux de la pêche et de la marine marchande ; on lui confiera ensuite le secrétariat de la Fédération CGTU de la céramique et de la chimie.

Les années 30 et le front populaire

En 1931, Charles Tillon, membre du bureau confédéral de la CGTU, effectue son premier et d’ailleurs unique voyage à Moscou. Il y sera reçu par les dirigeants de l’Internationale, Manouïlsky et Piatnisky. Interrogé avec ses camarades sur la situation au sein du PCF, Tillon fut impressionné par la qualité d’écoute de ces vieux bolcheviques.

Le travail syndical quotidien de la Fédération de la Chimie et de la céramique conduisit Tillon à Limoges où il rencontra Colette, une ouvrière dont il eut un fils Claude. Colette suit Charles à Paris, mais le bébé reste en nourrice à Limoges, car les conditions de vie d’un militant ne laissent guère de temps pour l’éducation d’un enfant. Les chassés croisés entre la direction du parti et la CGTU sont fréquents : Frachon, responsable des questions syndicales à la direction du Parti est reversé au secrétariat de la CGTU, et Tillon prend un peu de galon au Parti. Il est intégré au Bureau Politique comme suppléant. Thorez lui fait comprendre qu’il aurait été préférable d’être passé par les écoles de cadres du parti, mais la ligne du moment consiste à faire grimper des militants considérés comme "proches de la base." Tillon reste en effet un militant toujours combatif, encore gratifié, en 1934, de 15 jours d’internement avec sursis pour "outrage et rébellion à agents de la force publique." On lui confie le secteur des chômeurs, de plus en plus nombreux en France, puis, la réorganisation du syndicat des dockers.

Dans la Chambre du Front Populaire, Tillon est député d’Aubervilliers. Il est toujours membre du Comité Central, mais il n’est plus suppléant au Bureau Politique. C’est un tournant dans sa vie, car ses mandats politiques lui interdisent de garder des responsabilités à la CGT.

La guerre d’Espagne

Charles Tillon sera également impliqué dans la guerre d’Espagne, non pas dans le cadre des brigades internationales, mais dans la phase finale de la guerre. En mars 39, il est désigné pour faire partie d’une délégation internationale chargée de récupérer des rescapés de l’armée républicaine. Cette opération fut à vrai dire un fiasco. Acculé à Alicante avec des réfugiés, attendant en vain qu’un navire ami puisse forcer le blocus des phalangistes, finalement aux mains des franquistes, dans l’impossibilité de négocier quelque évacuation que ce soit, Tillon dut sa propre évacuation au nouvel ambassadeur de la France auprès de Franco, un maréchal de France, Philippe Pétain.

1939 : Tillon envoyé à Bordeaux

En raison de son age, Tillon n’est pas mobilisé en Septembre 1939. Après la dissolution du 26 Septembre, sauver le parti, voilà la tâche qui rassemble tous les dirigeants et tous les militants fidèles. "Personnellement, écrit Charles Tillon dans ses mémoires, aussi blessé que je fusse par la cuisine secrète de Staline et le sort qu’il nous infligeait, ignorant des marchandages du pacte, je jugeais que pour préserver l’avenir, il fallait sauver l’appareil clandestin afin que le PC survive... Le devoir, c’était d’abord de sauver pour un autre avenir le legs de ces vingt dernières années de combats, faites de succès, de défaites, de folies parfois, mais de foi et d’esprit de sacrifice par en bas toujours." Fin septembre, Tillon a perdu le contact à la fois avec Duclos et Frachon. Il en profite pour régler ses histoires de famille. Avec une voiture et un chauffeur du parti, il descend à Limoges chercher Colette et son fils Claude. Il case le fils à Rennes, chez ses parents et remonte à Paris assumer comme il peut les responsabilités qui sont encore les siennes sur le Nord de l’agglomération parisienne. Fin octobre, il retrouve le contact avec Frachon qui le fait passer en réserve, dans la clandestinité totale. Il se morfond de planque en planque, chambre de bonne dans le 8ème arrondissement, ou recoin dans l’appartement de la famille nombreuse d’un instituteur, fait semblant d’être utile en dépouillant la presse et rédigeant des notes économiques. Colette est restée à Aubervilliers, traînant dans ses déplacements des policiers attachés à ses basques. Elle arrive à les décrocher pour apporter à son Charles sa boite de peinture. Et puis, un jour, vers le mois de décembre, Georgette Cadras vient le chercher pour l’emmener à Frachon. Les deux hommes se connaissent bien, s’estiment, mais leur rencontre reste lugubre, nulle lueur ne vient éclairer le ciel de leurs espoirs "Pourvu, disait Benoît, que ’l’oncle Joseph’ se renforce sur son sixième de globe." Le sixième de globe était une périphrase très en vogue chez les communistes pour désigner l’URSS. A l’issue de cet entretien, Tillon partira à Bordeaux, responsable d’un secteur d’une douzaine de départements tombés encore plus bas que la région parisienne.

1940, Responsable de la région de Bordeaux

Charles Tillon retrouve Colette à la gare de Bordeaux. En Gironde, il ne reste plus qu’un seul responsable en poste, tous les fils sont à renouer. Charles s’établit dans un pavillon à Arcachon, se faisant passer pour un peintre parisien qui a peur des alertes. Il se rend à Bordeaux deux fois par semaine. Germaine Beyer , sa belle soeur, le rejoint à Bordeaux et devient son agent de liaison. Avec une demi-douzaine d’autres jeunes militantes, elle renoue le contact avec tous les départements du secteur. Une imprimerie est créée pour la diffusion de l’Humanité clandestine. C’est à cette époque que Charles s’attache le service des Covelet . Pas question pour Victor, 58 ans, 107 Kilos, ouvrier tourneur, communiste depuis le congrès de Tours, de révéler à ses camarades ses nouvelles fonctions. Il doit au contraire annoncer qu’il est trop vieux, qu’il raccroche, qu’il doit penser à sa famille. Les Tillon et les Covelet louent une maison ensemble, près de Bordeaux, au Bouscat. Marguerite Covelet veille sur la sécurité. De dix-huit ans plus jeune que son mari, mais déjà grisonnante, vive et fine, raconte Tillon, femme de tête. On fabrique donc à Bordeaux une édition régionale de l’Humanité. Tillon raconte qu’il censure, les Bordelais ne sauront rien des textes de l’IC qui exaltent "l’amitié des peuples d’Allemagne et de l’URSS cimentée par le sang..."

Au moment de la débacle, Tillon, qui, comme tous les responsables régionaux, avait perdu le contact avec la direction de Paris (Frachon) reçoit la visite de Mounette Dutilleul qui avait fait la jonction à Bordeaux avec Danielle Casanova (vers le 18 Juin). Les deux femmes qui viennent de quitter Frachon remettent à Tillon la somme de 80000F et le testament de "l’oncle" Frachon : en cas de pépin, il devrait assumer la direction du Parti.

L’occupation

Le 15 juin, le jour où les Allemands entraient dans Paris, Bordeaux avait été l’ultime refuge du gouvernement de Paul Reynaud . Le lendemain, Paul Reynaud cédait la place à Pétain. le 17 juin au matin, alors que les Allemands foncent sur la ville, De Gaulle, secrétaire d’état à la guerre dans le cabinet de Paul Reynaud, parvient à quitter Bordeaux et à s’envoler pour Londres . Ce même 17 juin, à 12H30 Charles Tillon, dans un ancien moulin de Gradignan, une planque qu’il occupait depuis une dizaine de jours, écoute le message radio-diffusé du nouveau chef d’état "C’est le coeur serré que je vous dit aujourd’hui qu’il faut cesser le combat". Charles remonte à l’étage pour rédiger un tract intitulé "Peuple de France" et dont la diffusion, nous dit-il, commence le soir même.

"Ils avaient livré à Hitler et à Mussolini l’Espagne, l’Autriche, l’Albanie et la Tchécoslovaquie. Et maintenant, ils livrent la France, ils ont tout trahi.

Après avoir livré les armées du Nord et de l’est, après avoir livré Paris, ses usines, ses ouvriers, ils jugent pouvoir, avec le concours de Hitler , livrer le pays tout entier au fascisme. Mais le peuple Français ne veut pas de l’esclavage, de la misère et du fascisme, pas plus qu’il n’a voulu la guerre des capitalistes. Il est le nombre, uni, il sera la force.

Pour l’arrestation immédiate des traîtres

Pour un gouvernement populaire, libérant les travailleurs, rétablissant la légalité du Parti communiste, luttant contre le fascisme hitlérien et les 200 familles, s’entendant avec l’URSS pour une paix équitable, luttant pour l’indépendance nationale et prenant des mesures contre les organisations fascistes.

Peuple des usines, des champs, des magasins et des bureaux, commerçants, artisans et intellectuels, soldats, marins et aviateurs encore sous les armes, unissez-vous dans l’action."

Le premier contact entre Tillon et un envoyé de Tréand eut lieu au début du mois de septembre dans les vignes de Saint-Emilion. Beyer , le beau-frère, est également présent à la rencontre. Roques, un ancien mineur, vint demander qu’on lui remette la liste des principaux dirigeants de la région et des planques utilisées pour le matériel. L’irascible Charles se fâcha tout rouge et refusa de communiquer les informations demandées. Il avait déjà mis en œuvre dans sa région des mesures de cloisonnement dont la nécessité s’imposera ultérieurement au Parti clandestin.

Octobre 40 : De retour à Paris

L’incartade ne fit pas obstacle à l’avancement de Tillon. En octobre, convoqué à Paris par Frachon, il se vit proposer une entrée au secrétariat. Au même moment, la police de Vichy rentrait en guerre ouverte contre les communistes en arrêtant tous les militants qui s’étaient découverts en suivant les consignes de leur direction. La politique de légalisation avait viré au fiasco le plus total. La promotion de Tillon résultait à la fois d’un parcours sans faute et de la confiance de "l’Oncle" Frachon qui l’ayant bien connu à la CGTU, voyait en lui l’homme des coups durs et des situations difficiles.

Dans un article que Frachon écrivit pour l’Humanité en 1970, il affirme qu’il avait fait remonter Tillon de Bordeaux pour s’occuper de la lutte armée "C’est vers octobre-novembre 1940 qu’en secrétariat de parti, nous décidâmes d’entreprendre l’organisation systématique de la lutte armée... Notre choix se porta sur Charles Tillon qui, dès les premiers temps, avait été désigné pour diriger une région importante, celle de Bordeaux. Il venait d’ailleurs, dans cette même région, de créer des groupes d’action. Nous avions baptisé ces groupes "O.S.", ils devaient par la suite devenir les FTPF..."

A la fin de 1940 ou même au début de 1941, il n’est nullement question au sein de la direction de lutte armée contre l’occupant. Les groupes d’O.S. qui ont été créés dans la région de Bordeaux ou ailleurs sont essentiellement un service d’ordre adapté à la clandestinité, donc armé, quand il y avait des armes, destiné à protéger les militants et à châtier les traîtres. Charles Tillon avait remis la responsabilité de la région de Bordeaux à son beau-frère Beyer et dès la fin décembre, il attendait à Paris qu’on voulut bien lui confier ses nouvelles fonctions. En fait, il ne sera vraiment intégré à la direction qu’au mois de mai suivant et restera même totalement inactif jusqu’à l’entretien qu’il parviendra enfin à avoir avec Duclos au mois de mars.

1941 L’épisode de Palaiseau

A Palaiseau, la communauté Tillon-Covelet s’établit en Février 41 dans un quartier de grande banlieue où se juxtaposent à l’époque des quartiers populaires et des zones de pavillons plus huppés, souvent résidences secondaires de bourgeois parisiens. La maison que Marguerite Covelet avait dénichée répondait aux normes de sécurité qui incluaient une sortie de secours au fond du jardin. L’agglomération de Palaiseau était tout en longueur, et la maison du 257 rue de Paris en était située à l’extrémité, entre les stations de métro Palaiseau et Palaiseau-Villebon, mais plus près de Palaiseau-Villebon. Laissons Charles Tillon raconter son installation. On est en janvier 41, Charles vit enfermé dans une planque, à Paray-Vieille-Poste, et, en accord avec Arthur , décide de faire monter les Covelet de Bordeaux :

"Quinze jours plus tard, Dallidet m’amenait Victor (Covelet ) dans un petit restaurant de la porte d’Italie... Transis de froid dans Paris, mes amis Covelet m’apportaient des nouvelles reçues de Rennes. Les gendarmes, périodiquement, questionnaient mes parents et repartaient en haussant les épaules : "C’est pour notre rapport, on le recherche plus que jamais, votre fils." J’expliquai à mes Bordelais que je leur demandais de louer un pavillon avec un jardin aussi enclos que possible dans une localité située sur la ligne Palaiseau-Orsay. Ils y vivraient en rentiers craintifs, avec "leur nièce" Colette... La fine Marguerite chercherait dans les agences. Dallidet leur procurerait des meubles d’une ancienne planque de Frachon. Un mois plus tard, Dallidet, qui serait le seul à connaître la nouvelle adresse du ménage Covelet, m’amenait au 257, rue de Paris à Palaiseau. Une neige récente patinait le sol. On avait quitté la gare précédente les derniers et rôdé avant de venir sonner devant un vieux portail bleu charron délavé. Victor nous attendait. Une cour étroite, deux marches, les amis habiteraient au rez-de-chaussée. Ils jubilaient d’avoir trouvé une bonne planque en passant par une agence et signé un bail avec le propriétaire qui exigeait des locataires "aimant l’ordre et la tranquillité". Justement, les Covelet aimaient ça.

Marguerite se mit à porter un chapeau sur ses cheveux blancs et fréquenta la messe. Enfin, ils avaient tous deux de si bonnes bouilles ! Victor rayonnait : "Regarde cet alignement de poiriers les bras en croix le long de la palissade qui enclôt le jardin, et ces pommiers tout au fond, et ce petit chemin d’amoureux qui permet de rejoindre la route de Villebon et les champs... On pourrait éviter la grand-rue" Il allait soigner le jardin, élever les lapins... Les rongeurs, c’était la nourriture nationale. Je n’avais plus qu’à attendre l’arrivée de Colette. Dallidet avait inspecté les lieux. Le petit portail au fond des quarante mètres de jardin et qui donnait une double issue par un petit sentier entre les haies, ça peut servir...

...(Après une entrevue avec Duclos), je rentrai à Palaiseau, étonné de devoir continuer à vivre comme une endive et me demandant pour quelle raison le secrétariat à trois annoncé par Frachon comme si nécessaire en octobre 40, ne se réunissait pas. J’occupais mon temps à relire ma maigre provision de bouquins et me repaître des "Châtiments" et de "L’année terrible" du Père Hugo, d’où je tirais les vers les plus adaptés aux crimes de 1940 et aux châtiments nécessaires.

Palaiseau, patrie du petit Bara, s’étirait le long de la rue de Paris où les commerçants, comme ailleurs, affichaient le portrait de Pétain dans leurs vitrines vides. Colette était arrivée de Bordeaux. Victor Covelet , maigrissant à vue d’oeil, prenait le métro pour aller à Paris acheter quelques petits pains durs au marché noir. Sous chaque toit, la vie animale dépendait de chaque bouchée comptée en famille. L’antifascisme retrouvait un timide chemin par les ventres affamés..."

Le 257, rue de Paris, qui fut habité au lendemain de la guerre par l’écrivain Jean-Pierre Chabrol, alors jeune journaliste à l’Humanité, a été rasé quelques années plus tard, quand fut percée l’avenue du 8 Mai 1945.

Portrait

Quand il s’installe à Limours, Charles Tillon a 41 ans, un an de moins que Duclos et quatre de moins que Frachon. Qu’importe, si fin 41, l’organisation militaire des FTPF n’est à peine plus qu’une idée, tout juste une esquisse, c’est bien la figure du militaire qui se dégage de Charles Tillon. Le menton volontaire, les yeux clairs, Charles pourrait être un colonel de GI’s préparant méticuleusement le débarquement. Il ne s’agit pas de passer à la trappe son passé, antimilitariste jusqu’à la mutinerie, ni de réduire abusivement la palette de ses talents à la dominante. Le récit de la carrière de Charles, déjà riche, résonne comme une suite de campagnes : Il a fait la mer Noire (1919), il a fait la grève de la sardine de Douarnenez (1924), la marche des chômeurs du Nord (1933), la campagne électorale contre Laval à Aubervilliers (1936) et, dernière de ses aventures, la plus amère aussi, Alicante et l’agonie de l’Espagne Républicaine.

C’est en service commandé que Charles est dans son élément. A Thorez , qui lui propose une entrée au bureau politique, en 1932, il répond "Tu sais, moi, je ne suis pas un politique, je suis surtout un organisateur, pourquoi ne demandes-tu pas à Gabriel Péri ?" C’est vrai qu’il n’a pas fait la carrière d’un politique. Au comité central, il est bien l’un des rares à ne pouvoir coucher sur son CV le moindre stage à l’école Lénine . Comme syndicaliste, il n’exerça jamais pour le compte du Profintern, l’internationale des syndicats, une de ces responsabilités, qui valent à l’intéressé, à l’issue de son année passée à Moscou, la confiance des responsables de l’IC ou le contact avec certains services de renseignements soviétiques. Assurément, Charles n’est pas l’homme des textes de congrès, des revirements à 180 degrés, des fumeuses magouilles pour écarter un supposé trotskiste du comité fédéral de la Meurthe-et-Moselle. Il aime à se sentir en service commandé. Un objectif, des moyens, et il met son bulldozer en marche. Charles est un infatigable travailleur qui met au service de sa mission en plus d’une capacité de travail hors du commun, une hargne et une volonté d’en découdre qui ne s’éteignit jamais à dater du jour où les coups de nerfs de boeuf marquèrent son dos au bagne de Dar Bel Hamri.

Chez les militaires, Charles n’était pas militaire, il était syndicaliste. Sur le Guichen, qui croisait en Méditerranée en 1918, il avait réussi à faire admettre des délégués des matelots pour assister le cuistot lorsqu’il descendait à terre faire les courses. Quelques mois plus tard, pionnier de la culture pour le peuple, il obtiendra l’extension à tout l’équipage du droit de visiter Delphes. Avant d’être syndicaliste chez les militaires, Charles avait voulu faire les Beaux-Arts. Plus tard, il écrivit, d’ailleurs fort bien, un certain nombre d’ouvrages ; notre militaire avait bien des cordes à son arc. Son érudition lui valut l’estime de Thorez.

Les témoins qui l’ont connu évoquent le caractère très entier de Charles, euphémisme pour éviter de parler d’un sale caractère. Charles essayait de faire les choses au mieux et supportait mal le laxisme, les démarches tortueuses et les faux-semblants. La colère chez lui montait très vite. Mais Frachon ne l’avait pas choisi pour être diplomate. Voici ce qu’il en témoignera vingt cinq ans plus tard, alors que Tillon est en état de guerre ouverte contre le Parti :

"...C’est vers octobre-novembre 1940 qu’au secrétariat du Parti nous décidâmes d’entreprendre l’organisation systématique de la lutte armée... Notre choix se porte sur Charles Tillon qui, les premiers temps, avait été désigné pour diriger une région importante, celle de Bordeaux. Il venait d’ailleurs, dans cette même région de créer des groupes d’action, nous avions baptisé ces groupes "OS", ils devaient par la suite devenir les FTPF.

Je reçus moi-même Tillon, nous examinâmes ensemble tous les aspects du problème posé, la façon dont il faudrait commencer le travail et le poursuivre. Je lui demandais si cela lui conviendrait d’en prendre la responsabilité, ce qu’il accepta. Personnellement, je connaissais Tillon de longue date, non seulement comme communiste, mais aussi comme un militant syndicaliste, pas toujours commode, mais expérimenté, combatif et ayant dirigé des grèves pas toujours faciles, elles non plus. Il était, de plus, député et membre du comité central. Etant donnée l’importance prévisible qu’allait prendre la lutte armée et la nécessité que ce soit le Parti, dans son ensemble qui en prenne la responsabilité et agisse en conséquence pour lui donner toute la vigueur nécessaire, il fut convenu que Tillon participerait à toutes les réunions du secrétariat du Parti.

Les discussions avec Tillon n’étaient pas toujours faciles, mais nous savions cela. En définitive, il fut un bon dirigeant des FTP..."

Raph, le frère d’Arthur , rangera plus tard Tillon et Frachon dans la même catégorie des "anars", ce qui même dans la bouche d’un fidèle d’entre les fidèles, n’est pas forcément péjoratif, mais caractérise la trace de réflexes individualistes qui sont normalement sacrifiés aussi bien dans nombre de pratiques religieuses que dans la pratique communiste orthodoxe. Malheur en tous cas à celui sur qui s’abattaient les foudres de Charles le magnifique comme c’est arrivé à un certain Roques, envoyé de Tréand en Septembre 40.

Tillon :

" J’aperçus sur la route un homme qui attendait. C’était Roques, l’ancien mineur, le secrétaire régional du Parti à Nantes, en 1929-30. Un tas de souvenirs, Roques... Il venait de la part de Duclos et de Tréand . Sa mission n’était que de m’informer de la réorganisation de la propagande du Parti... Pour cette "réorganisation", Tréand me faisait demander de lui remettre la liste des principaux militants de la région et des planques utilisées pour la confection de notre matériel... Je l’arrêtai.

Tu me demandes là, pour Paris, des renseignements dont j’interdis la centralisation, que j’entends laisser partager entre plusieurs équipes. Quoi, vous voulez tout diriger, à Paris ? Vous êtes fous, ou c’est pour me dessaisir de la région qu’on t’envoie ? Vous avez fait quelle révolution là-haut ?

Je voyais le pauvre Roques secouer la tête et ses joues s’empourprer sous les tâches de son visage de jovial rouquin. Il tentait de protester, mais j’étais furieux :

Ici, on a vu les hitlériens s’installer ici mieux que chez eux et vu aussi ceux qui se jettent à leurs bottes... Nous nous refusons à découvrir nos militants. Pour nous ici, les flics ont peut-être changé leurs menottes de poches en changeant de patrons, rien pour le reste...

... Si tu n’as rien d’autre à me dire, moi, je n’ai rien à te donner. Inutile de continuer la promenade. Au retour, tu diras aux camarades que s’ils désapprouvent ma position comme membre du comité central, je suis prêt à remettre la région à qui ils désigneront et à rentrer dans le rang des antifascistes.

Tu ne vas pas faire de blagues, Charles me dit Roques en secouant sa tignasse sur son front de mineur, où le charbon avait laissé des zébrures indélébiles.

On verra bien s’il s’agit de blagues ! au plaisir de te revoir. Tu vas retrouver ton chemin pour la gare, ici, on ne peut pas trinquer au Muscadet comme à Nantes..."

Plus tard, à Paris, Tréand reçut également sa part, mais c’était d’abord Roques qui avait écopé. C’est ça, un caractère entier.

Au cours de sa carrière, Charles a gagné l’estime et le respect de beaucoup de ses compagnons. Il lui manquait cependant un certain sens du contact, et certains de ses proches regrettaient son manque de chaleur. Etait-ce l’effet d’un strabisme divergent qui induisait chez ses interlocuteurs une certaine distance ? Charles est pourtant un sentimental,. il a besoin d’une carapace pour protéger une nature émotive.

Le moustique socratique