Edgar Castro Zapata en interview
Cent dix ans après la promulgation du plan d’Ayala, la lutte d’Emiliano Zapata et de ses paysan·nes demeure emblématique. Un héritage dont nous parle son arrière-petit-fils, l’historien Edgar Castro Zapata.
Edgar Castro Zapata nous reçoit dans sa maison de Cuautla, dans l’Etat du Morelos. Une demeure familiale chargée d’histoire, puisqu’elle fut celle de son grand-père Matteo Emiliano Zapata, fils cadet du révolutionnaire mexicain. Ici, l’héritage va bien au-delà de la pierre : historien et conférencier à la chaire Emiliano Zapata de l’Université autonome de Chapingo, le jeune quadragénaire préside aussi la fondation « Emiliano Zapata et les héritiers de la Révolution ».
Etes-vous devenu historien pour faire connaître l’histoire de votre ancêtre ou pour mieux l’explorer ?
Edgar Castro Zapata : C’est une question intéressante. J’ai été élevé dans cette maison par ma mère et mon grand-père. Ce dernier m’a beaucoup influencé. Grâce à lui, j’ai connu les ultimes survivant·es et veuves des zapatistes. J’ai eu envie de connaître la vraie histoire d’Emiliano Zapata, pas seulement les anecdotes que l’on racontait dans cette maison emplie de son image. A l’adolescence, j’ai reçu le livre de Jésus Sotero Inclan Racine et raison d’être de Zapata, qui a eu beaucoup d’importance pour moi. Ce professeur a passé beaucoup de temps dans ma famille. Dans son livre, il met en lumière les origines de Zapata, son passé, ainsi que l’histoire de son village, Anenecuilco. Or, le surgissement de cette figure dans la révolution ne doit rien au hasard. Emiliano Zapata est le produit des rebellions rurales dans cette région centrale du Mexique, le Morelos. Il m’a paru important d’expliquer cette lutte révolutionnaire aux profondes racines communautaires, notamment face à la diffusion de l’idéologie libérale dans les campagnes.
Zapata tenait beaucoup au respect de l’autonomie communale. Un épisode a beaucoup compté dans son engagement. En 1909, alors âgé d’à peine 30 ans, il avait été élu par le Conseil des anciens de sa communauté comme responsable des problèmes agraires. Mais le régime de Porfirio Díaz a fermé les portes à la discussion dans le cadre de la légalité. Par conséquent, les hommes et femmes du Sud n’ont pas eu d’autre option que de se soulever en armes.
Mon ancêtre apparaît souvent comme une légende, comme le bandit social, le Robin des Bois qui vole aux riches pour en faire bénéficier les pauvres. Je voulais effacer cette image. Cela m’a conduit à l’Ecole d’anthropologie et d’histoire, afin d’enquêter sur ses origines, ses pensées. Avec beaucoup d’autres historiens, nous tentons de situer la lutte d’Emiliano Zapata dans l’histoire universelle de la défense des peuples, du droit à la vie et aux ressources naturelles. L’Armée libératrice du Sud n’émarge pas seulement à l’histoire du Mexique et de l’Amérique. Elle a un caractère universel, intergalactique… (rires).
Est-ce pour ça que le nom de Zapata demeure un emblème révolutionnaire, et pas celui de Pancho Villa ?
Villa avait une armée, Zapata un projet, une idéologie. De fait, le programme politique et social des zapatistes a influencé les gouvernements successifs de la Révolution. Emiliano Zapata refusait d’être catalogué par la classe bourgeoise comme un voleur des vaches. Il a eu le souci d’instruire ses proches et a influencé nombre d’intellectuels ! Le Plan d’Ayala [lire ci-dessous] devait faire surgir un mouvement très radical pour l’époque. Il voulait la restitution et la redistribution des terres, et un gouvernement réellement issu de la Révolution. Le sort des orphelins et des veuves que la guerre allait créer le préoccupait.
Nombre de ses idées se sont matérialisées au fil du temps, comme la nationalisation du pétrole, la loi sur le divorce, la reconnaissance des enfants hors mariage, l’expropriation des terres. Mais en 1911, ce programme était trop radical aux yeux des « villistes », plus belliqueux qu’idéologiques.
La lutte de Zapata était d’abord un combat pour la terre. Que peut-on dire de son impact, au regard de la situation actuelle ?
Au début du XXe siècle, le Mexique est une société essentiellement agraire. Le mouvement mené par Zapata s’est beaucoup préoccupé de la possession de la terre. L’Armée libératrice du Sud devait récupérer les terres accaparées par les grands propriétaires (hacendados). Heureusement, le soulèvement zapatiste a duré neuf ans, de 1910 à 1919, année où il a été assassiné. Suffisamment pour influencer les gouvernements futurs qui vont matérialiser sa pensée. C’est ainsi le gouvernement de Lazaro Cardenas, dans les années 1930, qui distribuera les terres.
Malheureusement, la réforme agraire s’est faite dans une logique paternaliste et clientéliste, visant à renforcer le parti unique – le PRI, au pouvoir durant septante ans. L’unification, l’organisation des paysans ont manqué. A défaut d’organisation sociale, c’est une vision patronale de la propriété qui a été diffusée. Le paternalisme institutionnel a affaibli le secteur agraire qui dépendait beaucoup des subventions gouvernementales. La paysannerie a aussi manqué d’appuis et de technologies. Ces faiblesses ont facilité la mise en place des politiques néolibérales initiées par le président Carlos Salinas de Gortari [1988-1994] qui reforma l’article 27 de la Constitution mexicaine [de 1917]. Salinas de Gortari a libéralisé la détention de la terre, ouvrant ce marché aux grandes entreprises et monopoles.
Le même gouvernement a signé le Traité de libre-échange avec les Etats-Unis et le Canada le 1er janvier 1994 [déclenchant la révolte néo-zapatiste dans le Chiapas]. Or, le Mexique ne peut traiter sur pied d’égalité avec ces pays. Les paysans mexicains endettés ou n’ayant pas accès au crédit ont perdu leurs terres. Cela a conduit à la disparition de petits domaines et à l’émigration massive. Je crois que la meilleure façon d’honorer la mémoire de Zapata, cent dix ans après le début de la Révolution, serait que le gouvernement et les Etats réactivent l’économie rurale.
En quoi l’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN), surgie au Chiapas en 1994, est-elle héritière de Zapata ?
Tant les zapatistes historiques que les néozapatistes défendent l’autonomie communale et les ressources naturelles. La continuité historique des mouvements zapatistes ne s’est jamais interrompue. Carranza avait cru ingénument qu’avec la mort d’Emiliano Zapata, la rébellion cesserait, que la colère contre le pouvoir retomberait. Or, les communautés indiennes n’ont jamais cessé de lutter contre les monopoles qui veulent, pour de l’argent, surexploiter les ressources naturelles. Tout le monde connaît le fameux slogan : « Zapata vive, la lucha sigue ! » (Zapata vit, la lutte continue).
J’étais au Chiapas lors du centenaire de la Révolution, dans la communauté « Las Margaritas », l’une des premières fondées après l’émergence de l’EZLN. Nous avions inauguré un monument commémoratif. Ma curiosité a été piquée en m’apercevant que les indigènes s’intéressaient beaucoup aux figures de Zapata et de Villa. Il était frappant de les entendre affirmer, cent ans après, que leur situation était toujours aussi déplorable, les entendre afficher ce même besoin de reconnaissance et d’autonomie. Ces points-là n’ont jamais été pris en compte par les gouvernements fédéraux.
Ayala, terre et liberté
Corédigé par Emiliano Zapata, le Plan d’Ayala, nom d’une bourgade du Morelos où le révolutionnaire posa les principes de sa charte, marque la rupture définitive de son Armée libératrice du Sud, en novembre 1911, avec l’initiateur de la Révolution mexicaine, Francisco Madero. Les zapatistes, qui se sont soulevés dès 1910 au côté des maderistes et des partisans de Pancho Villa, refusent de désarmer après la défaite du président honni, Porfirio Díaz. Avant toute démobilisation, ils exigent que les promesses de répartition des terres soient mises en œuvre par un gouvernement révolutionnaire, que les prisonniers politiques soient tous libérés et les insurgés amnistiés. Devant l’échec des négociations et la nomination de Francisco Madero comme président, les zapatistes reprennent le maquis dans les montagnes de l’Etat voisin de Puebla, où ils proclament le Plan d’Ayala.
Ce texte, s’il doit susciter un soulèvement national, traduit avant tout la réalité et les aspirations de ces paysans sans terre de l’Etat du Morelos. Sous le mot d’ordre « Liberté, justice et loi », il dénonce en premier lieu la mainmise de l’oligarchie sur le gouvernement mexicain et l’accaparement foncier que celui-ci a favorisé. D’où cette revendication centrale : l’ensemble des terres usurpées sous le très long règne de Porfirio Díaz doivent être restituées. Forêts et cours d’eau sont aussi concernés.
Mais les zapatistes vont plus loin : sous le nouveau régime, chaque communauté paysanne devra disposer de sa propre terre. La mesure est radicale : en 1910, à peine 5% des paysans et paysannes mexicaines sont propriétaires. Dans le Morelos, quelque quarante haciendas accaparent la moitié du territoire de l’Etat.
Pour réaliser ce plan, le gouvernement révolutionnaire puisera – contre indemnisation – dans les grandes haciendas. Et si des propriétaires venaient à résister, ils seraient entièrement dépouillés, leurs biens nationalisés et utilisés pour indemniser les victimes de la Révolution.
Emiliano Zapata et ses insurgés ne verront pas leur projet se réaliser. En avril 1919, à l’âge de 39 ans, il est assassiné par un agent du gouvernement de son ancien allié Venustiano Carranza. Celui-ci, beaucoup plus modéré, avait promulgué une première réforme agraire en 1915 puis suscité une constituante reconnaissant formellement, dès 1917, le droit communautaire à la terre.
Il faudra pourtant attendre le gouvernement de Lazaro Cardenas (1934-1940) pour observer une redistribution foncière d’ampleur. En six ans, dix-huit millions d’hectares seront attribuées collectivement à plus d’un million de familles et une politique d’accompagnement de la petite paysannerie mise en place.
Paru dans le Courrier
https://lecourrier.ch/2021/10/25/zapata-vit-son-exemple-instruit/
Auteurs : Benito Perez
Angeles et Jacques Fasel
Nadine Crausaz
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