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"A France 2 règne l’autoritarisme !" Interview de Marcel Trillat

Publie le mercredi 19 avril 2006 par Open-Publishing
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Question : le journalisme se barre-t-il totalement en sucette ? Pour le savoir, nous avons interrogé, dans le cadre de notre dossier sur la faillite du quatrième pouvoir, Marcel Trillat, journaliste stagiaire en 1966 à l’ORTF aujourd’hui envoyé spécial sur France 2. Attention, ça balance !
par Sylvain Monier, 4 avril 2006

http://www.technikart.com/article.php3?id_article=966

Journaliste stagiaire en 1966 à l’ORTF pour "Cinq colonnes à la Une", aujourd’hui envoyé spécial sur France 2, Marcel Trillat a connu toutes les époques du service public : viré en 1968, réintégré en 1981, écarté en 1986 par la droite, mis à l’index par la CGT en 1980, placardisé par la gauche en 1991... Il continue cependant de tourner des documentaires : "300 jours de colère " et "les prolos" qui ont été diffusé par France 2 en 2003. Cet adepte de la non-langue de bois part à la retraite dans quatre mois et a décidé de vider son sac.

Technikart Pensez-vous que le journalisme soit toujours un pouvoir ?

Marcel Trillat : La question c’est plutôt : est-ce que ce que le journalisme a un jour été un pouvoir ? À toutes les époques, le pouvoir a tenté de l’utiliser. De là à ce que le journalisme soit un pouvoir autonome, j’y crois pas trop...

Technikart : Et aux Etats-Unis ou en Angleterre ?

M.T : Je me suis toujours méfié du mythe du pouvoir médiatique américain. J’ai pu le voir à l’œuvre lors de la première guerre du Golfe. Le pool journaliste américain à ce moment là, c’était énorme : si tu faisais partie de ce pool, tu avais droit d’aller aux sources de l’info qui étaient elles-mêmes hyper contrôlées par l’armée. Résultat, on était réduits à simplement traduire en français ce que racontaient les médias américains, donc l’armée. Si t’avais le malheur de faire de la contrebande, tu te faisais balancer par tes confrères américains parce que tu leur faisais de la concurrence. Schwarzkopf était à l’époque une sorte de big rédacteur en chef de toutes les télés du monde.

Technikart : Et sur la deuxième guerre du Golfe ?

M.T : Là, ils ont opté pour une sorte de "journalisme embarqué " toujours sous la tutelle de l’armée. Psychologiquement et physiquement, le journaliste fait alors corps avec le bataillon. On était là encore très loin du journalisme indépendant. Franchement, je ne me fais aucune illusion sur l’indépendance des journalistes américains.

Technikart : Et le journalisme en France, vous en pensez quoi ?

M.T : En fait, disons que j’en suis revenu. Quand tu compares le nombre de quotidiens nationaux publiés en 1945 et aujourd’hui. Ça fait peur...

Technikart : En 1981, pourtant, tout le monde parle cependant d’une certaine liberté...

M.T : Dans un premier temps, on au l’impression en 1981 qu’on était face à une certaine libéralisation parce qu’il fallait voir comment c’était avant.

Technikart : C’était comment avant ?

M.T : Pendant toute une période, il y avait le SLI (Service de Liaison interministériel pour l’information). Les rédacs chefs y allaient et prenaient des notes auprès des responsables des ministères qui leur disaient : aujourd’hui, on parle de ça, ça et ça...

Technikart : Après, il y a eu la période Giscard...

M.T : Oui, là c’était un autre cas de figure : t’avais des mecs comme Elkabach qui étaient en communication permanente avec l’Elysée. D’où l’interdiction de parler des diamants qui a été bétonnée jusqu’à la chute de Giscard. Dans le même temps, t’avais la couverture du sacre de Bokassa en direct pendant des heures à la télé. Un truc qui a coûté 70 millions francs de l’époque à Antenne 2. Des heures et des heures de direct... Un truc à pleurer de rire si c’était pas aussi triste. Pour les mecs qui résistaient à l’époque, c’était pas facile.

Technikart : L’arrivée de la gauche en 1981...

M.T : Là, on a eu du bol, il y a eu Desgraupes. C’est un mec nommé par le pouvoir, mais derrière il ne cédait pas aux pressions. Si tu lui demandais quelles étaient ses idées politiques, il te disait : "je suis mendésiste ". En fait, je me suis fait viré en 1968 et c’est à ce moment-là que j’ai bossé pour Desgraupes qui avait à l’époque une boîte de prod’. Le jour où il a été nommé en 1981, il m’a appelé le lendemain. Et là, on a vécu une période de grande liberté mais très vite, tout cela s’est un peu gâté parce que cette liberté a coûté finalement à la gauche, notamment sur l’affaire du "Rainbow Warrior" qui a été traitée à mon sens de manière relativement libre. Quand Desgraupes est arrivé au terme de son nouveau mandat, le gouvernement a voté un nouveau décret appelé depuis "le décret Desgraupes " qui stipulait qu’un dirigeant de société nationale ne pouvait plus prolonger son mandat au delà de 65 ans. Du coup, Desgraupes est parti. C’est marrant, ce décret existe toujours : il a empêché Francis Mer de devenir patron de EDF dernièrement.

Technikart : Et après ?

M.T : Avec la gauche, ça allait mais ils étaient un peu emmerdés quand même. Mais c’était quand même gérable. Si tu voulais résister, il ne t’arrivait pas de catastrophe. Quand la droite est revenue au pouvoir en 1986, immédiatement ils ont décimé la rédac. Ils ont viré 6 responsables dont Sérillon et moi jugés trop à gauche. C’est comme cela que je me suis retrouvé correspondant à Rome. Comme punition, y’a pire cependant... Mais la droite, c’est marrant, à chaque fois c’est pareil, il ne peuvent pas s’empêcher. Le plus catastrophique étant la période Elkabach, Mano, Arlette Chabot.

Technikart : Elkabach, comment il revient boss de France 2 à l’époque...

M.T : En 1981, quand Mitterrand est élu, il pleure. Il avait tout fait pour que Giscard soit élu. Pour lui, c’est une catastrophe personnelle que Mitterrand soit élu. Et une dizaine d’années après, il est dans les petits papiers de Mitterrrand. Là je dis : "très fort, bravo !". En fait, il est revenu grâce à des amitiés personnelles, en l’occurence je crois qu’il était hyper pote avec Attali. Je crois d’ailleurs qu’ils s’étaient connus au lycée. Lorsqu’il est revenu en 1995, il devient alors Balladurien ainsi que Mano d’ailleurs.

Technikart : Le Mano qui est rentré à la télé en 1981 parce qu’il était communiste, non ?

M.T : Oui, c’est super marrant. Avant 81, il bosse à l’Huma. Il se retrouve à la télé sur ordre parce qu’il fallait un quota de cocos à la télé. Il arrive donc sur TF1 (public) et devient Mitterrandôlatre. Par la suite, il quitte la Une et on le retrouve boss de la rédac à France 2 deux ans plus tard. Là il est devenu balladurien fanatique. Copain comme cochon avec Sarkozy et Bazire, il l’est toujours d’ailleurs. Elkabach, Chabot et Mano avaient transformé la rédac de France 2 en officine balladurienne au même titre que TF1 ou Le Monde à l’époque.

Technikart : Comment tu expliques cette uniformisation de la pensée qui sévit chez les journalistes ?

M.T : La grande césure, c’est la première guerre du Golfe. À ce moment-là, tout le monde se met à penser pareil, à chanter la même chanson, à suivre le vent dominant. Là, les médias se mettent à faire de la politique au premier dégré : tu peux le constater sur la première guerre du Golfe, sur le Kossovo et sur la campagne électorale de 2002 où, pendant 3 ou 4 mois, on fait du sécuritaire à tout va. Les journalistes ne font plus du tout leur boulot, ils pensent être sincèrement investi d’une mission politique, d’où la perte du sens critique. C’est effarant. Tu revois la même chose au moment de la campagne du referendum où le pluralisme n’a vraiment pas été respecté. Je comprends que l’on soutienne le oui, mais je pense que les journalistes, notamment dans le service public, n’ont pas pour mission de faire du bourrage de crâne pour convaincre les citoyens de voter oui. Mais là tout s’est passé comme s’ils étaient militants du oui. Il a fallu une injonction du CSA pour qu’ils se calment.

Technikart : Comment expliques tu cela ?

M.T : A France 2, c’est le règne de l’autoritarisme. T’as un petit groupe de chefs qui décident ce qu’ils veulent voir dans le journal dès le matin. Ils ne veulent rien entendre, pas de débats, rien. Les reporters étant considérés comme des exécutants.

Technikart : Tu veux dire qu’ils valident, qu’ils retouchent les sujets ?

M.T : Non, c’est beaucoup plus simple que cela. Ils donnent des ordres aux jeunes journalistes : "Toi, tu vas interroger untel. Tu lui poses telle question et il faut qu’il te réponde telle et telle chose." En plus, ils font faire les sujets par plusieurs équipes, comme cela personne n’est vraiment responsable, chacun faisant des petits bouts de sujets. Comme le mec, il est la plupart du temps en CDD ou pigiste, si il l’ouvre, le petit chef lui dit : "y’a pas de mais ! ton CDD il se termine quand, déjà ?". Du coup, on se retrouve avec des faits divers crapoteux, et surtout plus aucun recul et une accumulation de dérapages type "Affaire Allègre". Pourquoi ? Parce qu’il n’y a plus de discussions possibles. Et que cela se décide en tout petits comités. Et, peu à peu, les gens qui dirigent nomment des gens à leurs ordres qui leur sont, du coup, redevables de leur carrière. Résultat : tout le monde devient docile. Or la docilité, ça va rarement avec le talent...

Technikart : Cette relation de soumission aux pouvoirs s’explique comment. Parce qu’il n’y a plus de SLI ou de Peyrefitte ?

M.T : C’est de la connivence. Il n’y a plus besoin de pression. Les mecs qui sont à la tête des rédactions sont des gens qui fréquentent le pouvoir. Tout se règle en un coup de fil. L’autre jour, Villepin s’est invité au journal de la 2 alors qu’il n’avait rien à dire. Il avait déjà tout dit l’après-midi à l’Assemblée nationale. Il avait simplement une campagne de com’ à faire. Il a téléphoné pour dire : "je viens ce soir au JT de 20H00". À l’époque de Desgraupes, un ministre appelle la rédaction à Antenne 2 et dit : "Je passe ce soir au journal de 20H00". Desgraupes apprend cela, rappelle le ministre et lui dit : "Monsieur vous ne passez pas ce soir pour une bonne raison : je ne vous ai pas invité". Autre temps, autres mœurs...

technikart : L’avenir c’est quoi, Internet ?

M.T : Internet c’est bien, mais cela ne suffit pas. J’espère que les mecs vont arrêter de se soumettre. Plus t’acceptes, plus on te demande de te soumettre encore plus et, au final, tu ne fais plus de journalisme. Un journaliste qui fait bien son métier, c’est avant tout un emmerdeur. Il faut emmerder les puissants. Bien sûr, le risque étant d’avoir une carrière assez chaotique. Mais si t’es pas capable d’assumer ces risques, il ne faut pas faire ce métier-là. On devient alors un exécutant, un porte-plume en somme.

Propos recueillis par Sylvain Monier

 

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