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Afrique du Sud : les nouveaux élus

Publie le mercredi 28 avril 2004 par Open-Publishing

Jadis, seuls des Blancs pouvaient être riches. Aujourd’hui les "buppies", les nouveaux bourgeois noirs, sont partout. Mais on est encore loin du "black power" dans l’économie.

Hourra ! Enfin un lieu à Johannesburg où l’intégration raciale marche !"Hey, mon frère ! Viens boire un verre. Alors, les affaires ?" La puissance invitante est noire. L’hôte, blanc. Et Afrikaner de surcroît. Tard ce soir, comme à l’accoutumée à l’Inanda Club, tout le monde ou presque sera ivre de bulles. OAS_AD(’Middle’) ;

Pas de problème, ces gens sont faits pour s’entendre. Il y a Chris et Anton, Justin et Mamatho. Deux Blancs, deux Noirs, un seul paradis : celui du fric et des affaires. A partir d’un certain niveau de revenus, le racisme ne se montre plus. "D’ailleurs, ose une dame blonde qui a un peu abusé des cocktails, le racisme n’a jamais été toléré à l’Inanda." La mémoire est courte. Il y a quinze ans, ni Justin ni Mamatho, malgré les limousines éblouissantes qu’ils viennent de confier au voiturier, n’auraient pu franchir ne serait-ce que la porte du parking du club. Tout à l’heure, quand ils sont arrivés, la directrice blanche de l’établissement s’est jetée à leur cou. Une révolution est en marche, c’est sûr.

Serveurs et gardes noirs, green de golf, terrain de polo, piscine pour ces dames, bar, fumoir, salles d’administration à louer dans les étages : on n’entre à l’Inanda Club qu’avec une carte de membre ou un parrain assez sympa pour répondre de vos bonnes mœurs. Ici, entre Ilovo et Sandton, les faubourgs nord de Jo’burg où se mélangent les plus grandes fortunes d’Afrique du Sud, on ne badine pas avec la sécurité. Sous l’ancien régime, ces belles et grandes demeures à colonnades, avec parc arboré et bicoques pour domestiques au fond du jardin, étaient réservées au "peuple élu", les Blancs. Aujourd’hui, comme partout, la sélection s’exerce par le portefeuille. Vingt millions de Noirs survivent avec des revenus inférieurs au seuil de pauvreté, fixé ici à 350 rands (44 euros) par mois. Le prix d’un bon dîner à l’Inanda. Entre le purgatoire et le paradis, une course de vitesse est engagée.

L’Afrique du Sud d’autrefois était un paria, une vieille dame souffreteuse, isolée, ossifiée dans les gros sabots de l’apartheid. Aujourd’hui, c’est une danseuse, légère, unanimement fêtée, libre de déployer tous ses entrechats sur la grande scène du monde. Mais en perpétuel grand écart à l’intérieur de son grand corps. "Il y a dix ans, note un chercheur de l’Unisa, une université locale, les rares familles noires très à l’aise gagnaient en moyenne vingt-cinq fois plus qu’un ouvrier. Aujourd’hui, on en est à environ trente-cinq fois." Sous la direction de Nelson Mandela puis de Thabo Mbeki, le président jadis formé aux armes en URSS, l’ANC au pouvoir a vite abandonné ses vieilles lunes marxisantes pour embrasser à bras-le-corps le capitalisme et soumettre sans états d’âme son économie à la globalisation. Au grand dam des petits partis de gauche qui tentent, jusqu’ici sans succès, de récupérer le mécontentement croissant des pauvres contre les privatisations et les dérégulations.

"Pour éradiquer le racisme,disait le président Mbeki en 1999, nous devons créer et asseoir une classe capitaliste noire." Du coup, comme au Brésil, où il est le plus large du monde, le fossé entre classes sociales s’accroît. Mais le nombre des fortunés aussi. Huit millions de Noirs (sur 36), se vivent désormais comme partie prenante de la classe moyenne et supérieure. Le retournement le plus visible, le plus éclatant de la nouvelle Afrique du Sud, c’est eux.

Les " buppies", les nouveaux bourgeois-bohèmes, les "bobos" noirs en quelque sorte, sont partout. Dans les grands médias, les journaux, la radio, la télévision. Les grandes agences étrangères de presse ne parviennent plus à trouver des confrères blacks. "Trop chers pour nous", confie un Européen. La revanche noire saute partout aux yeux. Dans les meilleures universités, désormais "déracialisées". Dans les malls, ces grands centres commerciaux bien gardés, avec patios fleuris, boutiques chics et restaurants chers où les tables mixtes - à défaut des salles - sont encore rares. Dans la pub, qui a enfin découvert le filon d’un "marché noir" en croissance constante, et qui en rajoute des tonnes sur la célébration de la "nation arc-en-ciel". Au cinéma, devant et derrière l’écran, dans la musique populaire, qu’ils dominent avec des mélanges de sons rocks et traditionnels. Ils sont sur les greens de golf, les terrains de cricket et de polo. On les voit glisser sur les grandes avenues des banlieues cossues en décapotables. Avec le téléphone portable - 15 millions de connec- tés -, la BMW, dont les jeunes déshérités des townships ont rebaptisé les initiales - "Black Man’s Wish"(le rêve de l’homme noir) -, est devenue le signe le plus ostentatoire de la réussite. Cette année, grande première, les concessionnaires Jaguar du pays ont vendu plus de voitures aux Noirs qu’aux Blancs. La course à l’argent est devenue légitime et même conseillée.

"Quand je serai très riche, vers 75 ans, je retournerai peut-être à la politique."Dans le grand salon de sa belle demeure, en banlieue nord, Lungi Sizulu ironise à peine. Fils de feu Walter Sizulu, l’un des compagnons de cellule et de combat les plus proches de Nelson Mandela, fils, aussi, d’Albertina Sizulu, une légende de la lutte anti-apartheid, aujourd’hui députée ANC, frère de Zwelakhé Sizulu, président (ANC) du Parlement, Lungi, malgré ses 55 ans, est le modèle parfait du "yummie", pour "young upwardly mobile marxist" (jeune marxiste en phase ascendante), la bête noire de l’ultra-gauche. Proches du pouvoir, vétérans de la lutte, les yummies se donnent encore du "comrade" jusque dans les conseils d’administration où le "big business" blanc les a cooptés en raison de leurs connexions avec la nouvelle nomenklatura.

Lungi a quitté Soweto juste après la libération de Nelson Mandela, en 1991. "J’ai racheté cette maison à une famille juive qui a fui vers Israël", se souvient-il. Pas de problème, les crédits bancaires étaient disponibles. En 1994, après la première élection libre, l’épouse de Lungi Sizulu est nommée ambassadeur aux Etats-Unis. Lui, il abandonne toutes ses responsabilités politiques dans l’ANC et se lance dans les affaires. Succès. Comme quelques autres, dont Cyril Ramaphosa, ancien secrétaire général du parti, ou Tokyo Sexwale, qui fut lui aussi longtemps embastillé avec Mandela, et qui sont à présent des milliardaires très en vue, Lungi a bénéficié du plus discuté des grands choix politico-stratégiques du pouvoir, le "black economic empowerment" (BEE), autrement dit la prise du pouvoir économique par les Noirs. Vaste chantier.

L’idée de départ est bonne. Il s’agit d’obliger la minorité blanche, qui a perdu le pouvoir politique mais contrôle toujours 99 % des grandes entreprises et 75 % des terres arables nationales, à lâcher un peu du gâteau. Dans un premier temps, et pour éviter une législation trop contraignante, certains groupes comme Anglo American, ouvrent volontairement leur capital à des Noirs choisis par eux. C’est l’entreprise elle-même qui fournit les crédits nécessaires. C’est le temps des "cappuccino deals". Parce que le gouvernement, qui est encore le plus gros donneur d’ordres économiques du pays, avec ses programmes de chantiers publics, a dit tout haut qu’il favoriserait dorénavant l’attribution des contrats aux entreprises "colorées", ou à celles qui sous-traitent prioritairement aux petites et moyennes entreprises noires, "on mettait un ou deux cadres noirs dans le grand vase blanc du vrai pouvoir", explique M. Sizulu.

Le phénomène n’a pas disparu. Il n’est pas rare de croiser dans les clubs d’affaires des "blacks directors" qui n’ont de directeur que le salaire et l’apparence. Pourtant, couvé par le FMI et disposant d’un excellent crédit financier international, le pouvoir, qui a rétabli les finances publiques, maîtrisé l’inflation et réduit tous les déficits, se refuse toujours à contraindre les grands groupes par la loi. "Ne pas effrayer les marchés" est son credo. Mais il accentue insensiblement sa pression. Désormais, toutes les entreprises qui convoitent les marchés publics doivent présenter leur "score card", une sorte de carnet de notes où sont répertoriés leurs efforts en matière d’intégration noire, d’emplois noirs et de formation accordée aux cadres et employés noirs. "Il y a un demi-siècle d’éducation au rabais à rattraper" justifie notre interlocuteur.

Ce sera long. En dix ans, s’il a fabriqué une poignée de milliardaires heureux et quelques centaines de chefs d’entreprises petites et moyennes, le "black empowerment" ne contrôle encore que 35 sociétés sur les 450 cotées en Bourse, pour moins de 5 % de la capitalisation totale du marché. Difficile à mesurer, l’impact du BEE sur l’emploi semble aussi limité puisque le chômage touche encore un bon 40 % de la population active. Echec ou réussite ? Il est trop tôt pour le dire. En fait, nombre de groupes, comme celui de l’Absa, qui vient d’ouvrir 10 % de son capital aux Blacks, se plaignent de ne pas trouver localement les cadres supérieurs qu’il leur faudrait pour améliorer leurs "score cards". Un exemple, cité par le bureau d’études Econometrics : sur 8 000 experts-comptables actuellement sur le marché, 318 seulement sont noirs.

Retour à Hillbrow, dans ce quartier central de Jo’burg, jadis entièrement blanc, aujourd’hui abandonné au crime et à la misère exclusivement noire. De 8 heures à 18 heures, cinq jours par semaine, Riaan Nel campe sur le trottoir de la grande avenue commerciale. Ancien mécano, Riaan ne passe pas inaperçu. Il a des épaules étroites, de l’acné sur les joues et un fusil grand comme lui en mains. Surtout, dans ce quartier populaire que les Blancs ont, depuis beau temps, cessé de fréquenter, Riaan est afrikaner. Blanc et pauvre. Une catégorie existante sous l’apartheid, mais en augmentation croissante dans l’"arc-en-ciel". Thabo Mbeki lui-même s’en est ému pendant la dernière campagne électorale.

Payé 1 100 rands par mois (près de 1 400 euros) - le smic local, rarement respecté, s’élève à 800 rands (100 euros), et il en faut 400 pour louer un studio décent en ville - Riaan Nel avait 3 ans quand le grand libérateur canonisé est sorti de ses vingt-sept années d’enfermement. Il n’a rien connu d’autre. Il ne se plaint pas. "Ça va. Je me fais insulter parfois par des clients noirs qui ne veulent pas être fouillés par un Blanc. Mais, dans l’ensemble, les gens sont plutôt sympas avec moi. De toute façon, je n’ai pas le choix." Chez les petits Blancs aussi, même s’il est inférieur des trois quarts à celui des Noirs, le chômage gagne.

Ceux qui étaient incapables d’accepter la nouvelle réalité sud-africaine sont partis en masse. Par centaines de milliers. Certains reviennent, mais les départs se poursuivent au rythme de plusieurs milliers chaque mois. Parmi les 4,3 millions de Blancs qui sont restés, "les Afrikaners sont finalement ceux qui acceptent le mieux les changements", notait l’archevêque Desmond Tutu. Pas tous. Sans parler de la poignée de vieux irréductibles d’Orania, cette cité privée sans Noirs où quelques centaines de familles se sont regroupées pour revivre le "grand trek", le professeur François Bredenkamp critique la discrimination positive noire, "trop pressante pour être équitable" et "le peu de place accordé à la culture afrikaner".

Membre dirigeant du Groupe des 63, une association d’intellectuels afrikaners qui a envoyé au président Mbeki une let-tre ouverte de protestation il y a deux ans, M. Bredenkamp, 54 ans, 2 enfants, se plaint globalement de "la baisse du niveau scolaire" et de "l’insécurité générale". Mais le "tigre afrikaner" qu’évoquait naguère, pour faire peur à l’ANC, l’ancien président Peter W. Botha, apparaît bel et bien maté. "Il nous a fallu trois cent cinquante ans, se console M. Bredenkamp, mais nous sommes quand même les seuls Européens de souche à avoir réussi à s’implanter avec succès sur le continent noir." Au paradis ?

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