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Andrew Kliman sur les origines de la crise
par Gaston Lefranc
Publie le dimanche 4 août 2013 par Gaston Lefranc - Open-PublishingTraduction effectuée par la Tendance Claire du NPA à partir du texte (en langue anglaise) paru sur http://plutopress.wordpress.com/2013/02/11/debating-the-economic-crisis/
Andrew Kliman est un économiste marxiste américain, membre du groupe « Marxist-Humanist Initiative » (http://www.marxisthumanistinitiative.org/) et un des chefs de file les plus influents de l’interprétation séquentielle et non dualiste de la théorie marxienne de la valeur (http://en.wikipedia.org/wiki/Temporal_single-system_interpretation) qui a émergé dans les années 1980.
Plus de cinq ans se sont écoulés depuis le début de la Grande Récession, et plus de quatre ans se sont écoulés depuis que le gouvernement américain a sauvé le secteur financier d’un quasi-effondrement. Pourtant, les économies américaine et mondiale demeurent très faibles, et c’est un euphémisme. Cela indique que la récession et le malaise persistant ne sont pas dus seulement à la crise financière. Ils ont aussi des causes sous-jacentes de long terme.
A gauche, il y a un point de vue dominant sur les causes sous-jacentes. Avant d’analyser les faits moi-même, je n’avais aucune raison de douter de ces explications, et je croyais fermement à une partie d’entre elles (celles partant de la stagnation de la rémunération des travailleurs américains). Cependant, j’ai découvert que la plupart d’entre elles étaient incorrectes ou trompeuses, au moins en ce qui concerne les États-Unis. Ces découvertes constituent le cœur de « The Failure of Capitalist Production » (son dernier livre qu’on peut lire ici : http://digamo.free.fr/kliman01.pdf)
Selon ce point de vue dominant, le tournant néolibéral du début des années 1980 aurait entraîné une nouvelle étape de l’expansion capitaliste. Les néolibéraux auraient réussi à accroître le degré d’exploitation. La part des salaires dans la valeur ajoutée aurait baissé et les salaires réels (corrigés de l’inflation) auraient stagné, et cela aurait entraîné une hausse du taux de profit. Si les entreprises avaient investi leurs profits supplémentaires dans la production, l’économie aurait alors connu une croissance rapide. Mais à la place, le capitalisme se serait « financiarisé » : les profits se seraient détournés de l’investissement productif pour s’investir dans la finance. Le ralentissement de l’investissement aurait alors conduit à un ralentissement de la croissance économique, qui à son tour aurait conduit à un ralentissement de la croissance des revenus, ce qui aurait rendu plus difficile le remboursement de la dette et aurait conduit à la hausse des charges de la dette. Cette chaîne d’événements aurait ouvert la voie à la crise financière et la Grande Récession.
Cependant, quand je me suis plongé dans les données (publiées par diverses agences du gouvernement américain), j’ai trouvé que :
– Le tournant de l’histoire récente de l’économie américaine était les années 1970 avant la montée du néolibéralisme. Beaucoup de tendances importantes communément associés au néolibéralisme ont commencé dans les années 1970 ou avant. Et la période néolibérale n’était pas une nouvelle étape d’expansion, mais une période de stagnation relative.
– Le taux de profit des entreprises américaines leur taux de rendement sur le montant d’argent qu’elles ont investi dans le capital fixe (minoré de la dépréciation du capital fixe) ne s’est jamais rétabli de façon durable au cours de la période néolibérale. Quand le profit est conçu de façon large, on constate que le taux de profit a continué à baisser de façon marquée, tandis que le taux de profit avant impôt, conçu de façon plus étroite, a stagné. Le taux de profit des multinationales américaines sur leur investissement direct à l’étranger a également connu une tendance à la baisse.
– La cause de la baisse de l’investissement productif est la baisse du taux de profit, pas la financiarisation ou le néolibéralisme. Entre 1970 et 2007, il y avait une relation très étroite entre le taux de profit et le taux d’accumulation du capital productif (l’investissement), et les variations du taux de profit ont précédés les évolutions du taux d’accumulation, ce qui indique que les premières expliquent les secondes. En outre, la quasi-totalité de la baisse du taux d’accumulation a eu lieu entre 1981 et 2001, et pendant cette période au moins, aucun détournement du profit de l’investissement productif vers la finance n’a eu lieu. La part des profits investis dans la production a même été supérieure à ce qu’elle était avant la période néolibérale (1947-1980).
– Les néolibéraux n’ont pas réussi à réduire les salaires des travailleurs ou leur part dans le revenu national. Le salaire horaire a augmenté. La part des salaires dans la valeur ajoutée des entreprises est restée globalement stable entre 1970 et 2007. Et la part du revenu total des travailleurs (ce qui inclut la totalité des salaires et les dépenses sociales du gouvernement) dans le revenu national a été stable au cours de cette même période. Cela signifie que les travailleurs pouvaient acheter davantage de marchandises à partir de leur revenu, sans avoir besoin de s’endetter davantage. Ainsi, l’affirmation selon laquelle la Grande Récession est une crise de sous-consommation est fausse.
Dans mon livre, j’ai discuté de ces découvertes surprenantes de façon beaucoup plus détaillée, et je les ai synthétisé de la façon suivante. À partir du milieu des années 1950, le taux de profit des entreprises américaines a commencé à chuter, et il ne s’est jamais rétabli de manière durable. Quand moins de profit est engendré, il y a moins de profits pour l’investissement, ce qui conduit à un ralentissement durable de l’investissement productif, qui à son tour conduit à un ralentissement de la croissance de la production et des revenus. Et le ralentissement de la croissance, ainsi que les politiques du gouvernement qui ont essayer de gérer cet état de fait et de sortir l’économie de la stagnation relative, ont conduit à une accumulation à long terme de la dette, et finalement à la Grande Récession et au malaise économique actuel.
Les problèmes de rentabilité et d’endettement, qui restent en grande partie non résolus et les conséquences politiques des problèmes de la dette, en particulier pour l’avenir de la zone euro semblent être les principaux facteurs qui empêchent l’économie de rebondir fortement. Il est difficile de concevoir un nouvel essor économique, ou même de revenir aux taux de croissance (faibles) de la période antérieure à la crise, à moins que ces problèmes ne soient résolus. Le meilleur scénario est probablement une résolution très lente de ces problèmes et donc une période prolongée de croissance très faible ponctuée par des crises financières.
Je ne pense pas que la crise peut être résolue d’une manière progressiste, tant que nous restons dans les limites de ce système. Le profit est le carburant à partir duquel le capitalisme fonctionne. Si sortie de crise il doit y avoir, cela passera par la résolution des problèmes de rentabilité et de dette. Donc, je voudrais suggérer qu’il faudrait arrêter d’essayer de trouver des solutions « progressistes » à la crise actuelle du capitalisme.
Au lieu de cela, nous devrions aider les luttes en cours des peuples pour protéger leurs revenus, leurs emplois et leurs maisons. Des concessions ont été arrachées au cours de la Grande Dépression (des années 1930), et cela peut se reproduire aujourd’hui. Ces concessions ne vont pas résoudre les problèmes du capitalisme - elles vont même le déstabiliser davantage - mais les luttes doivent être soutenues. Les luttes de classes se sont accentuées globalement dans le monde entier, et les participants à ces luttes ont appris depuis et les solidarités se sont développées. Elles méritent notre soutien indéfectible. Et elles méritent d’être nourries par le point de vue selon lequel la crise est enracinée dans la production capitaliste (et pas dans des politiques économiques particulières) et qu’il y a une issue socialiste pour en sortir.
Source : http://tendanceclaire.npa.free.fr/contenu/autre/artpdf-523.pdf