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Bourdieu plus fort que Piketty ?
par Marianne - Bertrand Rothé
Publie le mercredi 13 mai 2015 par Marianne - Bertrand Rothé - Open-Publishing1 commentaire
Cinquante ans après les "Héritiers" et à la lumière de la critique du capital signée par Thomas Piketty, la pensée du sociologue Pierre Bourdieu retrouve-t-elle une pertinence ?
En 1964, les Héritiers font l’effet d’une bombe. Voilà la réussite scolaire des enfants de la bourgeoisie relativisée. Ce livre du sociologue Pierre Bourdieu souligne le poids de l’héritage culturel dans la réussite de la progéniture de nos élites. La messe est dite : les fils d’enseignants, d’avocats, de cadres supérieurs et de journalistes réussissent mieux que les autres à « l’école », car ils en connaissent les codes. « Je lis ce que je veux. On a beaucoup de livres à la maison, je prends ce dont j’ai envie » (1), assure aux enquêteurs cette fille de professeurs. La générosité de la bibliothèque familiale et le libéralisme de ses parents expliquent en partie ses succès scolaires. Les rejetons d’ouvriers agricoles n’ont pas cette chance. Cette étude est le début d’une œuvre qui va révolutionner la compréhension de notre environnement en montrant que « le monde social est très fortement déterminé ». En 1964, Bourdieu n’a pas encore inventé son concept de capital culturel. Il est là en creux, presque affleurant.
Cinquante ans après les Héritiers, l’hebdomadaire américain de gauche The Nation affirme qu’une nouvelle « grenade intellectuelle » vient d’exploser. Dans son fameux best-seller planétaire, le Capital au XXIe siècle, Thomas Piketty, à partir de la statistique historique de longue période, entend démontrer que, depuis les années 80, les inégalités économiques se creusent. Les élites ont repris goût au capital économique. Elles accumulent. Et, en vertu du principe selon lequel le revenu du capital est supérieur à la croissance économique, qu’il résume avec la formule « r>g », le phénomène fait boule de neige. A chaque rotation, les inégalités de patrimoine se rapprochent de celles de la fin du XIXe siècle. Il suffit de naître du bon côté de la cuillère et d’attendre. Le temps fait son œuvre. L’héritage assure aujourd’hui la fortune des plus riches et le phénomène s’accentue.
Ruptures avec la doxa
Comment expliquer le succès de ces deux livres ? La raison en est simple : les deux auteurs s’attaquent aux valeurs fondamentales qui structurent l’époque.
Dans les Héritiers, chiffres à l’appui, Bourdieu et Passeron relativisent l’efficacité de la promotion sociale par l’instruction publique. La méritocratie a fait long feu. Ils démontent et décapent la légende républicaine certifiée par le parcours du Premier ministre de l’époque, Georges Pompidou, avec son grand-père agriculteur et son père instituteur. L’étude montre que, dans cet enchaînement, le choix paternel du métier d’instituteur explique ce parcours exceptionnel. C’est la seule profession subalterne qui maîtrise les codes du système scolaire. Si, par les hasards des concours, le père avait travaillé comme facteur, la donne aurait été très différente. Dans le tableau « statistique de l’origine sociale des élèves des grandes écoles (1961-1962) », 14 % de ceux qui intègrent l’ENS d’Ulm sont fils d’instituteurs, et 2 % fils d’employés de bureau, autant que les contremaîtres, ouvriers et manœuvres, les catégories socioprofessionnelles largement les plus nombreuses de l’époque.
Idem pour Piketty, affirmant que l’argent va à l’argent. L’économiste Robert Boyer y voit « une rupture par rapport à la doxa ». Jusqu’au début des années 2010, la science économique a refusé la réalité. Cette année-là, la ministre de l’Economie, Christine Lagarde, ose affirmer : « La lutte des classes est une idée essentielle pour les manuels d’histoire. Elle n’est plus d’aucune utilité pour comprendre notre société. » Les stars médiatiques de la science ne sont pas en reste. Sur le répondeur de l’émission Les petits bateaux, Hortense, 9 ans, s’interroge : « Pourquoi y a-t-il des pauvres et des riches ? » L’économiste Daniel Cohen lui répond : « Si on avait posé la question il y a un siècle, la réponse aurait été très simple, il y a des riches parce que les parents des riches étaient très riches ; au début du XXe siècle, les gens étaient riches parce qu’ils avaient hérité de beaucoup d’argent, quelles que soient leurs qualités propres ; aujourd’hui, ce n’est plus exactement comme ça, les gens sont riches parce qu’ils gagnent beaucoup d’argent en travaillant... »
Autres points de similarité, Bourdieu et Piketty seront rhabillés des mêmes qualificatifs. Le déterminisme de Pierre Bourdieu est au mieux « pessimiste », au pire « liberticide ». Profitant de l’impopularité des augmentations d’impôts du début du quinquennat de François Hollande, l’avocat et essayiste Nicolas Baverez a porté l’estocade. Piketty « s’affiche surtout en grand prêtre de la religion de l’impôt progressif jusqu’à la confiscation » a écrit le biographe de Raymond Aron. Pourtant, Piketty n’est pas un parangon de l’impôt confiscatoire, c’est même un nain par rapport à Nixon, qui pratiqua un taux marginal d’imposition de 95 %. Pourquoi Bourdieu s’est-il intéressé au capital culturel ? La réponse est sûrement à chercher dans sa propre histoire : fils d’employé des Postes béarnais, il connaît les obstacles et les affres de l’ascension culturelle. Mais une autre explication se trouve dans le livre de Piketty. A l’époque où Bourdieu a entamé ses travaux, les différences de capital économique étaient réduites, très réduites, même, au point que l’économiste parle d’un « accident » dans l’histoire économique longue. Entre les années 30 et la fin des années 80, les élites sociales ont mis leur fonction économique en hibernation, sûrement par peur du communisme. Dans cette période de guerre froide, les chars de l’armée Rouge sont à dix heures de chenille de la capitale, sans oublier que le PCF est le premier parti de France.
Piketty complète Bourdieu
Les choses évoluent progressivement. Quinze ans après les Héritiers, en 1979, Bourdieu développe avec la Distinction l’idée que le capital culturel est aussi important que le capital économique pour déterminer la position sociale de l’individu. Dans cet ouvrage, le professeur d’université se retrouve à égalité avec le capitaine d’industrie.
Autres temps, autres mœurs. Cinquante ans après, le succès du livre de Piketty montre que le capital économique serait l’outil essentiel de la distinction. Exit le latin et les humanités. La réussite sociale se mesure en millions, voire en milliards de dollars. Pour quantifier cette évolution, l’économie est plus efficace que la sociologie.
De quand date cette rupture ? De 1979, avec l’avènement du thatchérisme en Grande-Bretagne, de 1981 avec l’accession de Ronald Reagan à la présidence des Etats-Unis, ou de 1983, lorsque la gauche française, emmenée par Mitterrand, a accompli son premier aggiornamento social-libéral en se convertissant au libéralisme et au « tout-à-l’économie »... En 2002, les éditions Autrement publient un Atlas des Français, grand angle sur un peuple singulier. Dans le chapitre « Nobles et grands bourgeois », elles présentent un test, diffusé sur Arte en 1999 et intitulé : « Etes-vous un(e) bourgeois(e) ? » Le questionnaire s’organise autour des quatre capitaux : le capital économique, le capital culturel, le capital social et le capital symbolique. La référence bourdieusienne est patente. Petite évolution, le capital économique trône en première position. Les attributs de la bourgeoisie ont évolué : « portefeuille de valeurs mobilières, [...] une personne a temps plein pour vos besoins domestiques, [...] en plus de votre résidence principale, vous disposez d’au moins deux autres résidences, vous êtes assujetti à l’ISF [...] et vous possédez des biens mobiliers et immobiliers à l’étranger ». La « solution » précise que le « maximum de réponses positives dans chaque catégorie [...] identifie un grand bourgeois ».
Il faut d’abord rendre hommage à Piketty, sa démonstration est adaptée au temps médiatique. Sa thèse peut se réduire en une équation « r>g ». Son livre se résume assez facilement. C’est une victoire pour ceux qui souhaitent un changement radical de politique économique. Tous les curieux pourront aller le vérifier, Bourdieu a une pensée plus complexe et plus élaborée. Certains la jugeront même confuse, voire jargonnante. Avantage de l’économie orthodoxe : une équation y remplace une œuvre.
Mépris de classe
Peut-on considérer pour autant que Piketty ait remplacé Bourdieu ? Piketty oublie de décrire les causes de la hausse des revenus du capital. Logique. Son tort est d’ignorer ce que Robert Boyer appelle doctement « les conflits de distribution autour du rapport salarial. » (2) Certains ont raillé la « richesse des données face à la pauvreté de la théorie ». Dans son analyse, Piketty aurait pu évoquer la complicité de nombreux médias, d’une grande partie du monde intellectuel, de la plupart des économistes et de nos élites politiques. Ces sujets ont été en revanche très travaillés par Bourdieu et souvent déconstruits par Marianne...
La force de l’œuvre de Pierre Bourdieu peut être illustrée d’une autre façon. Lorsque Piketty se demande comment des cadres supérieurs peuvent s’allouer des salaires aussi déraisonnables d’un point de vue économique, un début de réponse se trouve dans « l’idéologie du don ». Aujourd’hui, certains patrons justifient leurs rémunérations en arguant qu’ils seraient « les meilleurs » et en se targuant du « talent » (3). Hier, leurs parents justifiaient avec la même morgue leur réussite scolaire par leurs dons. Le mépris de classe se cache dans les détails...
(1) Les Héritiers : les étudiants et la culture, de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, Paris, Les Editions de Minuit, coll. « Grands documents » (n° 18), 1964, p. 20.
(2) « Notes de lectures, le Capital au XXIe siècle », Robert Boyer, Revue de la régulation, septembre 2013.
(3) « Le salaire des patrons est-il "juste" ? », Daniel Cohen, le Monde, septembre 2006. A lire aussi : « Avec Thomas Piketty, pas de danger pour le capital au XXIe siècle », de Frédéric Lordon, le Monde diplomatique, avril 2015.
http://www.marianne.net/bourdieu-plus-fort-que-piketty-100233350.html
Messages
1. Bourdieu plus fort que Piketty ?, 16 mai 2015, 11:01
"Voilà la réussite scolaire des enfants de la bourgeoisie relativisée. Ce livre du sociologue Pierre Bourdieu souligne le poids de l’héritage culturel dans la réussite de la progéniture de nos élites. La messe est dite : les fils d’enseignants, d’avocats, de cadres supérieurs et de journalistes réussissent mieux que les autres à « l’école »"
Tout petits, alors, les bourgeois enseignants.
A part en Pologne, Tchéquie, Hongrie, Slovaquie, c’est en France que les enseignants sont les plus mal payés de l’OCDE. Après 15 ans decarrière, leur salaire n’est même pas le double du SMIC, pour un niveau d’étudees de bac +5. Leur salaire est une fraction de celui des cadres supérieurs ou des avocats, et des journaleux de marché, comme il s’en trouve à Marianne, par exemple.
Ceci étant, il y a dans cette profession un esprit de soumission à s es ptits chefs, à ses syndicats, de plus en plus jaunes, et qui ne la défend pas, qui est infiniment plus préoccupant que son conformisme