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Club Méd’

par Anarchie 23.

Publie le vendredi 26 février 2016 par Anarchie 23. - Open-Publishing

Août 2015, Bison futé, du haut de son totem, surveille le trafic et répand ses conseils avisés sur les ondes médiatiques. "Attention les visages pâles aoûtiens vont croiser les tout bronzés juillettistes."

DANS LES BAGNOLES CONFORTABLES et climatisées les vacanciers se plaignent des embouteillages, de la chaleur, de la lenteur, de la foule... Tout ce petit monde affiche ouvertement son mécontentement devant tant de contrariétés. Les journalistes consciencieux s’appliquent à filmer et mesurer les files interminables qui encombrent les autoroutes des vacances, ils oublient ainsi, et font oublier, que pendant ce temps, dans les quartiers populaires et autres cités dites "sensibles", les gosses privés de séjour à la mer tuent l’ennui et la frustration entre jeux dangereux qui tournent mal, et petites ou grosses conneries, rendant la vie de la cité -difficile d’ordinaire- quasiment insupportable dès que le mercure s’élève au-dessus des normales de saison. Et si, par hasard, quelque fait divers tragique vient endeuiller cette période estivale, les reporters s’étonnent alors que l’injustice sociale provoque la colère et la violence.

Mais l’été, fidèle à ces clichés, reste le temps de l’insouciance. Le salarié pressurisé tout au long de l’année, au bord du burn out, oublie pour quelques jours sa condition de bête de somme apprivoisée.

Après tout, il les mérite bien ses congés payés ; tous ces sacrifices et renoncements consentis pour pouvoir continuer à offrir des vacances de rêve à la petite famille. Sur la plage surpeuplée, les corps se détendent malgré la promiscuité, le soleil brûlant, la buvette hors de prix, le sable qui s’infiltre partout, une eau tiède un peu douteuse, les glaces qui fondent trop vite et dégoulinent sur les doigts et les serviettes, et la crème solaire qui pue. Heureusement il y a le spectacle grandiose de la mer Méditerrannée. Les yeux, fatigués par les écrans tactiles, se perdent alors sur la ligne d’horizon, très loin, là où le ciel bleu azur rencontre la surface de l’eau.

Cette frontière fictive qui donne l’illusion d’un infini inatteignable, puisqu’elle s’éloigne au fur et à mesure que l’on s’approche. On finirait par en oublier qu’en face il y a un autre rivage, avec un autre peuple qui, lui, ne profite pas de la douceur estivale, un peuple qui ne rêve pas mais se bat au quotidien pour survivre.

Sur cette autre rive, la foule se masse également ; une foule pleine d’espoir, alourdie par les horreurs et les drames vécus, et les centaines, voire les milliers de kilomètres déjà parcourus, à travers des pays en guerre, des zones désertiques, en utilisant tous les moyens de transport possibles et imaginables, mais rarement dans le confort d’une première classe. Bison futé ne les a même pas conseillés sur le choix du meilleur itinéraire ou l’heure de départ.

Aucun micro, aucune caméra ne sont là pour recueillir les témoignages de ces voyageurs de l’extrême. Aucune voiture-balai ne passe non plus pour récupérer celles et ceux qui n’arriveront jamais à destination, mourant de faim, de soif ou d’épuisement avant de toucher leur but. Les réfugiés qui fuient la guerre ou la misère du quotidien, ceux qui veulent simplement découvrir d’autres paysages et tenter leur chance ailleurs, et cherchent un asile dans cette Europe que les passeurs leur décrivent comme un pays de cocagne où les étrangers sont accueillis à bras ouverts, où il suffit de se baisser pour cueillir les richesses...

Ignorants que là aussi ils devront affronter le racisme, le chômage, les préjugés et accomplir le périple administratif de la demande d’asile. A présent le rêve est à portée de main, il ne reste plus qu’à payer à prix d’or les mafias qui organisent cette périlleuse traversée.

Depuis que l’être humain s’est mis à naviguer, les mers, si elles demeurent des distances à parcourir, ne sont plus des frontières naturelles entre les peuples, mais des sources de lien et d’échanges. Aujourd’hui sur les îles grecques, où accostent quotidiennement des centaines de migrants, deux humanités se croisent sans se reconnaître. Sur ces mêmes eaux, les bateaux de croisière, où tout est fait pour satisfaire le moindre besoin et rendre le séjour plus qu’agréable, "inoubliable" comme disent les agences de voyage, peuvent croiser les embarcations surchargées et cahotantes des passeurs de migrants. Ce qui apparaît comme un droit naturel pour les croisiéristes, à savoir se déplacer librement et découvrir le monde, savourer pleinement la beauté des paysages, devient un interdit pour les réfugiés. Un évènement assez révélateur s’est produit fin août, en Grèce sur l’île de Kos. Les médias qui adorent les belles histoires émouvantes se sont empressés de relayer cette nouvelle : l’ex-mannequin Sandra Tsiligeridu, en vacances sur cette île, se trouvait sur son bateau de plaisance lorsqu’elle a aperçu un homme, un migrant naufragé, qui se débattait dans l’eau ; sans se poser de questions elle l’a sauvé de la noyade. Elle reconnaît qu’après cette aventure, elle a pris conscience de la détresse des réfugiés, alors qu’avant elle avait été gênée et agacée par leur présence massive sur cette île. Sans commentaires !

Mais cette fin heureuse ne doit pas faire oublier que, depuis le début de l’année 2015, environ 3000 migrants sont morts en Méditerranée dans une indifférence quasi générale. Qu’un bateau de croisière coule en emportant avec lui une poignée d’Occidentaux, c’est alors la une du JT de 20 heures assurée pendant plusieurs jours. Mais que des Syriens, Irakiens, Soudanais, Erythréens et autres Afghans se noient par centaines, c’est bien triste, mais ça passe après le sport et la météo. Il aura suffi du cliché d’un enfant mort noyé, retrouvé sur une plage de Turquie, pour réveiller les consciences. Tout le monde a eu devant les yeux cette photo d’un garde-côte portant dans ses bras le corps de cet enfant mort en tentant la traversée de la Méditerranée.

Si l’émotion suscitée par ce cliché est légitime, elle révèle une fois de plus l’immense pouvoir des images, et donc de ceux qui les font et les utilisent. il ne s’agit pas d’informer, encore moins de donner à réfléchir sur les causes de ces vagues de migration, mais bien d’émouvoir et manipuler l’opinion publique.

Depuis, de nombreux collectifs de soutien aux migrants se sont créés, ce qui est plutôt une bonne chose dans la mesure où ceux-ci ne sont pas instrumentalisés par des partis ou organisations politiques... Pour certains Etats, France, Etats-Unis et Russie, c’est surtout une bonne occasion de justifier une nouvelle intervention militaire, dont les conséquences et résultats demeurent toujours imprévisibles, sauf pour les industriels de l’armement, qui, eux, sont certains d’en retirer des bénéfices.

Les migrants représentent toutes les misères du monde (guerres, dérèglements climatiques, épuisement de ressources naturelles, etc.) évoquées dans les journaux et qui tout à coup se rappellent à notre bon souvenir en venant frapper à notre porte.

Face à ces situations d’urgence toutes les initiatives sont les bienvenues. Mais il ne faudrait pas que ces solidarités s’exercent aux dépens de toutes les personnes déjà présentes sur le territoire et en attente d’un logement et de moyens de subsistance. La France compte 140 000 sans-abri. Le risque est donc bien réel de délaisser une cause pour une autre qui se trouve sous les feux de l’actualité. Une nouvelle fois, ce sont les plus démunis qui se retrouvent en concurrence pour le partage des miettes, sans que les grandes fortunes ne soient mises à contribution. Les milliers de mètres carrés de locaux habitables détenus par des spéculateurs, et laissés vacants, ne seront pas plus mis à disposition des migrants qu’ils ne sont ouverts aux SDF. Il est aussi vrai qu’il n’y a pas d’emploi pour les migrants, vu qu’il n’y en a déjà pas pour une bonne partie de la population locale. Or il y a belle lurette que le travail n’est plus, ni un facteur d’intégration sociale ni un moyen d’épanouissement individuel, mais plutôt un formidable instrument d’asservissement des individus poussés à se battre les uns contre les autres pour le bien-être et le maintien des privilèges d’une ultraminorité. Les hommes, femmes et enfants qui arrivent les mains vides méritent autant sinon bien plus notre attention que les touristes fortunés persuadés que tout s’achète, qu’une carte bancaire bouillante donne tous les droits.

Le seul droit qui vaille est celui de vivre et d’être libre, et ça, ce n’est pas monnayable !

STEPHANE

(Article paru dans Creuse-Citron, le journal de la Creuse libertaire, n° 46, novembre 2015-janvier 2016, pp. 12 et 13.)