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Connexion n’est pas communication
par Samuel Beaudoin Guzzo
Publie le dimanche 3 novembre 2013 par Samuel Beaudoin Guzzo - Open-PublishingSelon l’Union internationale des télécommunications (UIT), qui publiait son rapport annuel au début du mois d’octobre, plus de 40 % de la population mondiale sera connectée à internet d’ici la fin de l’année. Le même rapport souligne par contre que 4,4 milliards d’individus sur terre (dont 90% se trouvent dans les pays en développement) n’auraient pas encore accès à la toile. Par ailleurs, il est mentionné que 96 % des habitants de la planète auraient maintenant accès à un cellulaire mobile ; statistique toutefois peu représentative puisque l’UIT la fait directement découler du constat qu’il y aurait 6,8 milliards d’« abonnements » à un cellulaire sur terre, ce qui ne signifie évidemment pas aussi simplement que 96% d’habitants y ont accès. Comme on peut s’en douter, de tels progrès inouïs au niveau technologique ne sont pas sans soulever un ensemble de questions liées à la communication interhumaine et à la technologie de l’information censée être au service de celle-ci. C’est dans cette optique qu’il est non seulement légitime, mais souhaitable, de s’interroger sur l’état réel de la communication dans l’univers contemporain marqué par l’accélération sans fin des techniques, par l’interactivité généralisée, par la liberté quasi-absolue des contenus diffusés ainsi que par l’immédiateté des transmissions de messages, d’images et de publicités.
Lorsque l’on aborde la question de la communication et du transport des informations (et des individus), il faut considérer qu’en peu de temps, disons sommairement au cours des trois derniers siècles, le monde est devenu extrêmement petit et accessible via l’ensemble des moyens et outils à la disposition des humains. Cependant, un autre élément qui devrait guider notre réflexion – et je m’appuie ici sur la pensée du sociologue spécialiste de la communication Dominique Wolton (L’autre mondialisation, Flammarion, 2003 ; Informer n’est pas communiquer, CNRS, 2009) – est que cette petitesse physique du monde et la rapidité du voyage des informations partout dans le monde (avec l’aide de « tuyaux » toujours plus performants, expression chère au sociologue) ne font pas en sorte de rendre la communication humaine plus facile. La diversité culturelle, nous dit Wolton, renvoie aux notions éminemment politiques que sont le dialogue, la cohabitation et la traduction qui nécessitent toutes les trois beaucoup de temps et d’efforts. Ces différents processus sont en effet susceptibles d’être très longs, mais ils sont nécessaires afin d’approfondir notre compréhension des autres cultures dans l’horizon d’un projet collectif commun qui, pour ainsi dire, ne peut pas se réduire à l’affirmation des identités particulières et aux groupes d’intérêt particulier qu’internet et l’ensemble des nouveaux médias sociaux permettent de constituer. Dans un tel contexte cyber-global, il est en effet nécessaire de favoriser l’édification d’un projet politique qui transcende les appartenances particulières qui tendent à être de plus en plus fragmentées et compartimentées aujourd’hui. Cela ne voulant absolument pas dire de nier les différences nationales et identitaires, mais de favoriser leur rencontre et ainsi, leur reconnaissance mutuelle, dans l’horizon d’un projet global de « vivre-ensemble ».
Une autre facette de la question de la communication contemporaine qu’il est fondamental de mettre en lumière est que l’intimidation et le mépris des autres ne sont pas disparus avec l’apparition d’internet et des divers médias sociaux d’aujourd’hui qui sont trop souvent des lieux où s’expriment insultes diverses, injures homophobes et attaques racistes. Comme tout autre outil inventé par l’humain, internet permet aux plus belles choses comme aux plus horribles de s’exprimer, des œuvres d’art et des encyclopédies universelles jusqu’à la pornographie la plus violente et dégradante. À cet égard, selon le site Web Top Ten Reviews (Internet Filter Review, 2006) dont les statistiques sont présentées sur le site www.psycho-ressources.com, 12% des sites internet seraient pornographiques, ce qui représenterait 4,2 millions de sites ayant rapporté 97 milliards de dollars en 2006. C’est dans cette optique qu’il faut poser un regard critique sur certaines dérives liées aux technologies de la communication d’aujourd’hui. Cette critique ne devrait toutefois pas prendre la forme d’un rejet absolu (ce qui serait absurde en raison des avancées que la technologie de la communication permet), mais bien d’une relativisation de la vitesse, de l’efficacité et de la nouveauté accélérée indument devenues des réalités qu’on ne questionne plus, mais qui génèrent une forme particulièrement puissante de conformisme notamment dans la sphère de la consommation. Il me semble également opportun de questionner les technologies de la communication en la confrontant à d’autres phénomènes comme l’isolement interactif, la virtualisation des rapports humains et l’obsession du clavardage.
Il ne s’agit ainsi pas ici de nier l’importance des technologies de la communication ni de rejeter les prodigieux outils que sont notamment internet ou le téléphone mobile, mais bien de les interroger sous l’angle des enjeux sociologiques, psychologiques et moraux qu’ils impliquent. Les véritables passions collectives que les sociétés contemporaines partagent pour la rapidité, la performance et les flux constants d’informations ne doivent pas nous faire sous-estimer la complexité et la profondeur du sens inhérent à réalité humaine qui demande beaucoup plus de labeur et de concentration prolongée que les informations bien souvent superficielles que nous relaient les moteurs de recherches sur le web. Il est vrai qu’il est impossible de connaître en détails l’ensemble des cultures sur le globe, mais l’idée que je défends ici est que la reconnaissance et le respect mutuels ne seront réellement possibles que dans un contexte communicationnel qui sera caractérisé par l’absence de pseudo-informations ainsi que par le règne de l’éphémère et de la sollicitations ininterrompue qui ont souvent comme conséquence de renforcer les stéréotypes et les préjugés, augmentant ainsi la méfiance mutuelle entre les sujets et entre les cultures.
En conclusion, demandons-nous, étant donné qu’il est possible d’être en direct pratiquement partout sur la planète via l’ensemble des nouvelles technologies de la communication, si cela se traduit par une meilleure compréhension de la réalité des autres et par un dialogue plus profond avec eux. À cet effet, lors de son passage à l’émission Tout le monde en parle animée par Thierry Ardisson, Dominique Wolton a formulé une piste de réponse en mentionnant que « […] ce n’est pas parce qu’il y a un village global, que l’on est en direct avec Bagdad qu’on les comprend. […] La vitesse que l’on a acquise dans le domaine technique, il faudra la perdre dans la compréhension d’autrui. » (26 avril 2003)