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DE L’ALIENATION A L’EMANCIPATION

par Robert SAE

Publie le dimanche 6 avril 2014 par Robert SAE - Open-Publishing
2 commentaires

1- L’EMPRISE DE L’ALIENATION

Qu’est-ce qui explique que nous puissions prendre des positions qui aillent à l’encontre de nos propres intérêts ou encore que nous ayons des comportements qui empêchent des relations sereines et réciproquement profitables avec notre entourage, pire, qui nuisent à notre santé physique et mentale ?
La réponse est que, dans de nombreux domaines et à des degrés divers, nous sommes « dépossédés de ce qui constitue notre être essentiel, notre raison de vivre » et que nous ne sommes pas toujours maîtres de notre « libre arbitre ». Autrement dit, nous sommes parfois sous l’emprise d’une forme d’aliénation. Nous avons du mal à admettre cette réalité du fait de la connotation éminemment péjorative du mot. On sait que le concept d’aliénation est attaché au monde de la maladie mentale. En Psychiatrie, il est ainsi défini : « Troubles psychiques sérieux, rendant problématique la vie en société. Lorsque s’installent avec persistance des dysfonctionnements psychiques sérieux : perte de contact avec le réel et autrui, vision altérée de l’environnement, incohérence, impossibilité de contrôler ses actes, on peut parler d’aliénation mentale. » (Cf. Bordas). Il est intéressant de noter que le vocabulaire anglais distingue « insanity » (folie, trouble mental important) de « aliénation » (asservissement ou frustration d’un individu suite à des contraintes extérieures). Les remarques que nous proposons s’appuient davantage sur cette seconde dimension. Ceci dit, notre réflexion ne doit pas être altérée par le regard généralement irrationnel porté sur la maladie mentale. Quand une personne dite « normale » tient des propos ou commet des actes irraisonnés, sous le coup de la colère ou du désir à quelle distance de la frontière de l’aliénation se place-t-elle ?

Un autre élément vient rendre difficile une analyse objective de la question, c’est le suivant : en Martinique, quand l’échec de la départementalisation est devenu patent avec l’explosion du chômage et les désillusions concernant l’espoir d’égalité avec les « métropolitains », les courant nationalistes ont émergé. Ses adeptes qui entendaient lutter pour une réelle autodétermination et défendre l’identité martiniquaise stigmatisaient largement, alors, les « aliénés-assimilés ». Il faut dire que le phénomène d’aliénation était manifeste et prenait des formes caricaturales (par exemple à travers le langage « brodé » que certains empruntaient pour imiter les « métropolitains ».)
Aussi, devons-nous faire attention à ce que l’analyse du phénomène de l’aliénation ne soit tronquée par le voile des préjugés.

2- IL S’AGIT DE BRISER DES CHAINES

Il n’est pas rare d’entendre exprimer au sein de la population cette idée que : « Yo tiré chenn-la an pyié zansett-nou ki té esklav, mé yo mété-y an tett nou !* ». Quelle profondeur d’analyse !
* On a enlevé les chaînes des pieds de nos ancêtres esclaves, mais on les a mises dans notre tête.
Ainsi, il est bien question de libérer nos esprits de ces chaînes et, donc, d’emprunter la voie de l’émancipation. L’émancipation, rappelons-le, est « l’action de s’affranchir d’un lien, d’une entrave, d’un état de dépendance, d’une domination, d’un préjugé. » (Cf. Bordas)
Avec Alain ACCARDO, nous pensons qu’ « Il n’y a pas d’émancipation possible sans la prise de conscience explicite de ce par quoi on est asservi et, plus fondamentalement, sans la conscience même de l’asservissement jusque là étouffée, anesthésiée par les habitudes et le poids des conformismes. » Pour nous défaire de l’emprise de l’aliénation, il nous faut d’abord en débusquer ses mécanismes et ses effets.
L’étymologie du mot aliénation nous ramène au latin “alienus” qui désigne “l’étranger” ou ce “qui appartient à un autre”. Qu’est-ce donc qui nous est étranger, qui appartient à l’autre et qui nous a été inoculé ?
Pendant plus de trois siècles de domination, les colonialistes occidentaux ont imposé, par la répression bien sûr, mais surtout par une propagande idéologique exclusive et massive, au moyen de leurs institutions, de leurs religions, de leur école et de leurs médias, l’idée de la supériorité de la « race blanche. » Leur civilisation était présentée comme l’idéal à atteindre, pendant que toutes les autres étaient caricaturées, diabolisées et dénigrées. Ajoutons à cela, l’entreprise systématique menée pour semer la division au sein des peuples opprimés. (Pensons au fameux discours de Willy LYNCH !)
Ce sont là les sources de l’aliénation ayant gangrené les consciences dans les populations qui ont subi ou qui subissent encore le joug colonial. Comment cette aliénation se manifeste-t-elle ?
a- C’est d’abord la perception que la personne a d’elle-même qui est biaisée.
Beaucoup s’évaluent par rapport aux canons de la beauté physique tels qu’exposés par les maîtres occidentaux (couleur de la peau, grain du cheveu, forme du nez et des lèvres), mais aussi par rapport à leurs codes vestimentaires. Plus on se sera rapproché du modèle, plus on se sentira valorisé. En réalité, plus on se sera écarté de ce qu’on est vraiment, plus on sera psychologiquement fragilisé. Ici, on pense à cette hérésie consistant à s’inoculer le cancer en utilisant des produits pour se blanchir la peau*.
(* Pourquoi ceux qui font de la publicité pour ces produits et qui les vendent ne sont-ils pas poursuivis pour crime contre l’humanité ?)
Notons, au passage, que l’Européen qui se voit d’abord comme « blanc » et qui, consciemment ou inconsciemment, a intégré l’idée que cet état lui confère une supériorité sur les « nègres » et autres « gens de couleur » (sic), souffre lui aussi d’une profonde aliénation qui le prive d’épanouissement humain.
b- La conception qu’il a de la réussite dans la vie, le genre de logement dans lequel il veut vivre, le type de voiture qu’il veut posséder, l’accumulation de biens matériels, souvent superflus ou inutilisés tout cela traduit l’aliénation de l’individu.
c- dans les esprits, un imaginaire étranger écrase l’imaginaire propre à la culture des peuples dominés, mais tous deux sont régulièrement en conflit ce qui à des conséquences néfastes pour l’ensemble de notre société. Deux exemples :
 La nourriture qu’on choisit parce qu’elle est associée au mode de vie de l’autre et à laquelle on devient addicte est source de dégâts sanitaires (obésité, maladies cardiovasculaires, etc.)
 Les comportements censés exprimer l’amour au sein du couple et plus largement dans la famille, inspirés par la culture occidentale sont le plus souvent en déphasage avec ceux qui avaient cour dans nos cultures ancestrales et ceci se traduit par la généralisation des contradictions et des ruptures.
A un niveau plus global, on sait que le système capitaliste occidental repose sur la compétition acharnée entre les individus ou entre les entreprises. La majorité de la population se trouve engagée dans une lutte incessante et de plus en plus dure pour survivre ou maintenir la tête hors de l’eau. On n’a tout simplement plus le temps de vivre. Nous revient en mémoire le savoureux proverbe africain : « Tous les blancs ont une montre, aucun n’a le temps. » Mais, nous sommes, hélas, nous aussi victime du virus.
Tous ces aspects que nous avons évoqués sont à la base d’une déstructuration de l’individu. L’estime de soi en est profondément affectée et cette situation donne facilement prise au mal-être, voire à des troubles psychiques plus ou moins graves. Des perturbations importantes s’en suivent dans tous les aspects de la vie personnelle et dans les relations sociales.

3-LES RAVAGES DU MIMETISME

L’un des principaux atouts dont disposent les colonialistes pour prolonger leur hégémonie, c’est le fait qu’ils aient pu formater une bonne partie de ceux qui sont considérés comme l’élite et qui jouent le rôle de cadres dans les pays dépendants. Beaucoup de ceux qui remettent en cause les situations de domination, qui revendiquent le droit à l’autodétermination ou qui aspirent à l’émancipation, s’insèrent dans des logiques prédéfinies par la bourgeoisie occidentale, contribuant de fait à pérenniser le système.
Il ne s’agit absolument pas de remettre en cause l’intelligence ou les compétences de ces personnes. Il s’agit d’interpeler sur le fait que, comme toutes les catégories dans notre société, elles portent les stigmates de l’offensive idéologique menée par les colonialistes et leur libre arbitre s’en trouve limité.
Mais prendre conscience du mal, c’est se donner les moyens de le combattre.
En l’occurrence, il faut absolument lutter contre le mimétisme qui sévit dans tous les domaines.
Beaucoup regardent avec dédain le jeune qui, pour copier « l’autre », marche pantalon sous les fesses et grosses chaines au cou. Mais, l’aliénation est elle moindre chez l’adulte qui veut à tout prix, faire « an kout mè* » parce que persuadé que ce serait la consécration de sa réussite.
(*occuper une place de maire)
Le mimétisme se manifeste
 dans la conception de l’éducation et de l’enseignement
 dans les programmes proposés par les médias (format du journal, type d’émissions, conditions des interviews, etc.)
 dans la posture des dirigeants, etc.
Plus fondamentalement, « l’Autre » a su largement imprégner nos esprits de ses propres conceptions concernant l’organisation et le fonctionnement de la société. Et pourtant, l’expérience des peuples est suffisamment riche pour nous enseigner que la forme de fausse démocratie et les institutions pensées par les classes dirigeantes occidentales, la profondeur des ornières qu’elles ont creusé pour contrôler la lutte politique et syndicale, les bases sur les quelles elles fondent le droit et les lois qui s’imposent au reste du monde, la perversité de leurs conceptions en matière de développement économique, que tout cela, ne conduira jamais à l’émancipation des individus et des peuples.
En tout cas, tant que les choix politiques et économiques s’inscriront dans la pratique du copié-collé, ils conduiront à de tragiques désillusions. IL faut réaliser que le règne de l’aliénation permet la pérennisation de la domination colonialiste et impérialiste ainsi que l’intensification du pillage économique et de cette folie productiviste qui mettent en danger la planète et l’humanité. Deux illustrations :
a- Quand « l’Autre » disait : « Pour être élu, il faut être notable et âgé ! », la règle était admise. Aujourd’hui, pour contrer la remise en cause des féodalités, et parce que ses orientations politiques sont rejetées « l’Autre » dit : « Cet élu est là depuis trop longtemps, il doit laisser la place ! » Le débat sur l’idéologie et les programmes est totalement évacué et, cachée derrière de nouveaux visages, de préférence jeunes ou féminins, la classe dominante conserve les rennes.
b- Le matraquage médiatique impose la célébration universelle d’Halloween ou de la Saint- valentin. Cela conforte une domination culturelle aliénante mais surtout ouvre un immense marché aux pays impérialistes et, au milieu de l’allégresse festive, le pillage s’intensifie.
Ainsi, la décolonisation n’est pas une simple question de modification institutionnelle. Se glisser dans des habits taillés par l’autre, ne saurait conduire à la libération pas plus qu’à l’épanouissement individuel ou collectif.
4- LES VOIES DE L’EMANCIPATION

Dans un témoignage publié dans le journal en ligne des Comités Populaires (JIK AN BOUT N° 6), Maïmouna YOKESSA, déléguée à la jeunesse du CNCP déclarait ceci : « J’ai assimilé un élément très important, déterminant, qui conditionne tous mes choix : mon épanouissement personnel est très intimement lié à celui de la société à laquelle j’appartiens. Autrement dit, je ne puis prétendre accéder un jour à un véritable épanouissement humain et à l’entière plénitude, sans une émancipation populaire profonde et complète. Il s’agit là de la clé expliquant mon engagement au service du développement de mon pays et du rayonnement de mon peuple. »
Eh bien ! C’est de cet esprit là que doit s’inspirer notre engagement à tous. Car il ne saurait y avoir d’émancipation individuelle sans émancipation de l’ensemble de notre peuple, pas plus qu’il ne saurait y avoir d’émancipation de notre peuple sans émancipation de tous les êtres humains qui le composent.
Pour emprunter le chemin de l’émancipation, on l’a compris, la démarche est double : individuelle en même temps que collective.
La première exigence, c’est qu’au niveau individuel nous acceptions de nous remettre en cause pour traquer en nous les idées et les comportements qui relèvent de l’aliénation. Mais, ce sont l’arrimage collectif à nos racines et à notre patrimoine culturels ainsi que le partage du savoir et de l’expérience qui nous conduiront à l’émancipation.
Nous sommes appelés à reconsidérer nos conceptions à la lumière de l’expérience des peuples en
étudiant avec un regard décomplexé les réponses que ceux-ci portaient
 quant au rôle et la place des différents individus dans la société et à la nature des relations établies entre eux
 quant à l’architecture des institutions (en particulier celles exprimant le pouvoir collectif).
- quant à l’organisation de l’économie (relation avec l’environnement, partage des richesses sociales, etc.)
Notre attention doit se pencher particulièrement sur les stratégies mises en œuvre par les masses populaires, tout au long de l’histoire pour survivre dans les pires conditions d’oppression et d’exploitation.
Sur tous les continents, les mouvements alternatifs ont déjà fait un énorme travail de réflexion et il existe de nombreuses publications portant des éclairages déterminants sur les différentes problématiques que nous avons abordées. L’émancipation des personnes humaines et des peuples sera d’autant plus proche que nous serons capables d’opposer à la pensée globalisée des impérialistes, la réponse alternative globalisée des peuples.

Messages

  • Soyons provocateur :

    L’autonomie n’est-elle pas un mythe ? Ne sommes-nous pas nécessairement dépendant, sans être aliéné ou modérément "aliéné" à autrui ?

    Autre chose : chaque individu aliéné ne trouve-t-il pas des "bénéfices secondaires" puissants pour trouver son "aliénation" très relative voire agréable selon les cas !

    Enfin, l’aliénation n’est-t-elle pas parfois voire svt une notion stigmatisante pour "émanciper" autrui au lieu de s’occuper de soi ?

    • Bien sûr , l’ aliénation existe , elle tend à la totalité mais n’ y parvient que partiellement sinon le monde deviendrait invivable et nous n’ aurions plus d’espoir de le changer ; une telle insistance sur le bourrage de crâne soft ne peut se comprendre que parce que des formes de micro-résistances persistent dans le tissu quotidien de nos vies . L’ éthique de la sollicitude ( voir mon article de hier après midi ) contribue certes à maintenir les structures dominantes mais aussi à freiner leur généralisation à l’ ensemble de l’espace social , et à amortir les chocs générés par les contradictions du capital . Il est vrai que des situations extrêmes ( montée et victoire du nazisme dans les années 30 ; effacement des règles de civilité comme à Buenos-Aires depuis quelques temps ) peuvent venir assurer une emprise quasi totale mais ce mur en apparence inébranlable ne tarde pas à se fissurer .