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Danseur, portrait inédit d’un métier à risques

Publie le vendredi 5 mars 2004 par Open-Publishing

Pour la première fois, une vaste étude du ministère de la culture cerne cette population de 5 000 interprètes, intermittents ou permanents.

4 500 danseurs intermittents contre 500 permanents : pour la première fois, une étude donne des chiffres sur le métier de danseur dans ses différentes facettes. Lancée en 2001 par le département des études et de la prospective du ministère de la culture, à la demande du Centre national de la danse (CND) et de la direction de la musique, de la danse, du théâtre et des spectacles vivants, cette énorme collecte d’informations - 250 pages de chiffres et de graphiques - permet de mieux cerner une population d’artistes extrêmement variée mais fort peu étudiée, à côté des 30000 musiciens, des 25 000 comédiens.

Les résultats proviennent de deux sources d’informations : une enquête téléphonique menée auprès d’un échantillon de 702 intermittents et de 100 permanents, et les données de la caisse des congés spectacles sur la période 1987-2000.

Il y a quatre ans encore, on naviguait à vue. "Cette catégorie ne préoccupe guère les pouvoirs publics, du fait de son petit nombre et de son absence d’impact économique", souligne-t-on au Centre national de la danse. "Cette étude donne enfin la parole aux danseurs, soulignent Quentin Rouillier et Agnès Wasserman, du département des métiers du CND. Elle va aider à la reconnaissance de leur singularité. En étudiant de façon scientifique un métier mythifié, on a un outil d’analyse qui doit permettre d’affiner les politiques culturelles."

L’enquête fait apparaître deux mondes étanches. D’un côté, celui des danseurs permanents, où la danse classique prédomine : un tiers des 500 interprètes travaillent à l’Opéra de Paris, les autres dans une douzaine d’institutions comme les ballets d’opéra, où les contrats sont à durée déterminée, et quelques rares centres chorégraphiques. De l’autre côté, l’univers des intermittents, qui gravitent autour de 4 500 employeurs en 2000 contre 1 000 en 1987. Deux tiers d’entre eux se déclarent danseurs contemporains et la moitié pratiquent plusieurs styles (jazz, hip-hop...). Comme chez les musiciens, le secteur intermittent est plus fort que le "permanent".

Pour s’en sortir, l’intermittent jongle avec différentes compagnies. "Depuis un an et demi que je suis professionnel et intermittent, je travaille avec les chorégraphes contemporains Paco Decina et, parallèlement, Abou Lagraa, raconte Orin Camus, 21 ans, formé au Centre national de danse d’Angers. Pendant les creux, je passe des auditions tous azimuts, souvent à mes frais : chez DV8 à Londres, chez Jan Fabre à Anvers..."

Par comparaison, la situation d’un permanent est - un peu - plus stable, même si les contrats à durée indéterminée (CDI) sont rares. Isabelle Arnaud, 32 ans, au Ballet Preljocaj depuis cinq ans, en est l’une des heureuses bénéficiaires. "Je jouis d’une certaine sécurité et de la reconnaissance de mon travail. Je ne me demande plus de quoi demain sera fait. J’ai même pu bénéficier d’une formation pour passer mon diplôme d’Etat de professeur." Marie-Lys Navarro, 25 ans, elle, travaille depuis l’âge de 18 ans à l’Opéra de Bordeaux : "J’ai commencé par un contrat de deux mois, puis six mois et, aujourd’hui, deux ans renouvelables."

"UNE DÉGRADATION LENTE"

Dans l’univers de la danse, la formation continue et l’entraînement tiennent une place considérable au-delà de la formation initiale. Certains intermittents ont plusieurs cordes à leur arc. "Mon diplôme d’architecte m’a permis de collaborer avec Mark Tompkins comme interprète, mais aussi comme coordinateur sur le chantier du Théâtre de la Cité internationale", confie Alexandre Théry, 32 ans, danseur improvisateur, qui ajoute : "Je travaille aussi avec Karim Sebbar, qui a ouvert un réseau avec des festivals de rue et des comités d’entreprise."

Cette diversification est vécue, à tort ou à raison, comme un "atout", sur un marché de plus en plus tendu. Sur les 500 compagnies de danse contemporaine répertoriées, seules 206 bénéficient de subventions. En moyenne, une troupe additionne à peine une quinzaine de dates par an. "Il faut exploser le système, sinon on est fichu, assure Karim Sebbar, 40 ans. J’enseigne, je viens de créer un solo que je peux transformer en one-man-show pour le théâtre privé s’il le faut", dit-il.

Comme le souligne Janine Rannou, chercheuse au Centre de sociologie du travail et des arts, et l’une des auteures de l’enquête, avec Alice Blondel et Ionela Roharik, "la danse est un secteur qui subit immédiatement le contrecoup de la conjoncture. Toute décision politique - ralentissement des subventions - a une répercussion. En 1989, l’effet Bicentenaire a fait grimper l’offre d’emplois qui a ensuite chuté pour ne jamais remonter à niveau. On note depuis 1997 une dégradation lente".

Peu organisés, les danseurs peinent à faire entendre leur voix. Quand ils sont syndiqués, les "permanents" optent plutôt pour le Syndicat national des artistes musiciens (SNAM, branche spectacle de la CGT), tandis que les intermittents rejoignent le Syndicat français des artistes (SFA, également affilié à la CGT). "On a du mal à s’organiser, tellement on est préoccupés par notre carrière, forcément courte",souligne Pasquale Nocera, délégué syndical au Syndicat des artistes musiciens et danseurs de Paris (Samup) et employé au Ballet du Rhin, qui a négocié "les 35 heures sans perte de salaire".

La réforme de l’assurance-chômage des intermittents a suscité un sursaut de mobilisation au sein, notamment, des coordinations. Et des réseaux amicaux de solidarité perdurent. "En vingt-six ans, j’ai rencontré suffisamment de chorégraphes pour ne jamais manquer de travail", s’exclame Corinne Barbara, 46 ans.

L’enquête ne devrait pas rester dans un tiroir. "Nous avons confié une mission à Anne Chiffert, inspectrice générale de l’administration des affaires culturelles, explique Laurent Brunner, conseiller du ministre de la culture, Jean-Jacques Aillagon. Elle va rendre, pour le mois de mai, des propositions pour améliorer l’insertion des danseurs et les préparer à un second métier."

http://www.lemonde.fr/web/article/0,1-0@2-3246,36-355477,0.html