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Des travailleurs sociaux s’inquiètent de la crise des systèmes de solidarité

Publie le lundi 25 octobre 2004 par Open-Publishing

Rémunération, inégalités territoriales, impuissance face à la gravité des
situations à traiter : des états généraux ont recensé les causes du
malaise.

L’initiative est restée relativement confidentielle. Mais elle a eu le
mérite de nourrir le débat sur les dysfonctionnements qui affectent les
systèmes de solidarité en France.

Dimanche 24 octobre, les Etats généraux du social se sont refermés après une
semaine ponctuée d’actions diverses dans toute la France :
conférences-débats sur la protection de l’enfance ou sur les gens du voyage,
marches de nuit à Paris et à Lyon, remise de cahiers de doléances aux
pouvoirs publics.

Cette mobilisation protéiforme constituait l’aboutissement d’une démarche
lancée en 2002 par un petit cercle de professionnels, de chercheurs, de
hauts fonctionnaires et de bénévoles.

Son but ? Relancer la réflexion "sur l’avenir des institutions sociales et
médico-sociales", explique Michel Chauvière, directeur de recherche au CNRS
et président de l’association qui a organisé ces états généraux.

Au cours des deux dernières années, les travailleurs sociaux et les
bénéficiaires de l’action sociale ont été invités à prendre la parole à
travers des rencontres, un forum de discussion sur un site Internet, etc.

La participation ne fut pas aussi forte qu’escomptée, mais ceux qui se sont
exprimés ont dénoncé de multiples difficultés : manque de moyens, usagers
livrés à l’abandon ou ballottés d’un service à un autre, creusement des
disparités territoriales...

Cet inventaire éloquent a également mis en évidence le désarroi des
professionnels du social, débordés par l’ampleur des besoins.

Un tel malaise n’est pas nouveau. Il avait déjà été analysé dans La Misère
du monde, ouvrage collectif dirigé par Pierre Bourdieu (Le Seuil, 1993). La
même année, le Commissariat général du Plan avait rendu un rapport qui
proposait une vaste réorganisation de l’action sociale. Onze ans après, les
travailleurs sociaux sont toujours autant "malmenés", selon l’expression de
Christiane Henry, l’une des initiatrices des états généraux.

Premier symptôme : la rémunération, souligne Jean-Jacques Deluchey, "cadre
de direction" dans un établissement de l’Amicale du nid. "Après avoir
accompli trois ans de formation pour décrocher son diplôme d’Etat, un jeune
professionnel démarre sa carrière en gagnant environ 1 200 euros par mois
net", explique-t-il.

L’impuissance des travailleurs sociaux face à certaines problématiques est
également source de souffrances - pour eux mais aussi, et avant tout, pour
les usagers. La question du logement est, à cet égard, récurrente. Dans son
dernier rapport, la Fondation Abbé-Pierre citait plusieurs témoignages de
professionnels du social assaillis, voire agressés par des personnes à la
recherche d’un toit (Le Monde du 29 janvier).

PROBLÈMES DE RECRUTEMENT

Enfin, la politique du gouvernement Raffarin suscite beaucoup d’inquiétude
ou de perplexité : création de centres éducatifs fermés destinés à favoriser
la réinsertion de mineurs délinquants multirécidivistes, instauration de
nouveaux délits visant certaines catégories sociales (prostituées,
mendiants...).

En matière de prévention de la délinquance, les desseins prêtés à Nicolas
Sarkozy, à l’époque où il était ministre de l’intérieur, ont provoqué de
vigoureuses protestations (Le Monde du 18 mars). Ce dernier était soupçonné
d’avoir préparé un avant-projet de loi qui torpillait le secret
professionnel dans le champ de l’action sociale et qui transformait les
professionnels en délateurs à la solde des maires. Autant d’idées qui ne
sont plus à l’ordre du jour, à l’heure actuelle, mais qui ont mis les
éducateurs spécialisés sur le qui-vive.

Autre motif d’inquiétude : l’acte II de la décentralisation, qui, aux yeux
de nombreux travailleurs sociaux, risque d’accentuer les inégalités
territoriales.

D’après David Collin, secrétaire de l’Association nationale des assistants
de service social en Ile-de-France, un tel phénomène est visible, par
exemple à travers le RMI - un dispositif désormais entièrement piloté par
les conseils généraux. "Dans certains départements, il existe des agents
dont la mission consiste à faire signer des contrats d’insertion dans une
approche purement professionnelle", affirme-t-il.

Or la réinsertion d’un allocataire du RMI ne tient pas uniquement à l’emploi
 : dans bien des cas, d’autres problèmes doivent être résolus au préalable
(par exemple, la santé).

Dans ce contexte incertain, le secteur de l’action sociale a de la peine à
susciter des vocations. D’après un rapport du Conseil économique et social
(CES) publié en juillet, "la gravité de la pénurie" de main-d’¦uvre
qualifiée est particulièrement forte en Ile-de-France.

Sur la période 1995-1999, "l’écart constaté entre l’offre et la demande,
pour les seuls éducateurs spécialisés" se traduit par un "déficit annuel" de
211 diplômés. Résultat : le recours massif aux "faisant fonction" se
développe massivement.

Dans quelques années, ces problèmes de recrutement vont devenir encore plus
aigus. Un tiers des éducateurs spécialisés et 28 % des assistants de service
social prendront leur retraite d’ici à 2010, ce qui implique d’"augmenter la
capacité de formation du dispositif en place d’au moins 20 %", indique le
CES. Or la loi de décentralisation promulguée au mois d’août confie aux
régions le système de formation en travail social.

Du coup, bien des professionnels s’interrogent : les collectivités locales
feront-elles l’effort de maintenir des cursus de qualité en nombre suffisant
 ? La conception de l’action sociale ne va-t-elle pas s’émietter et perdre de
sa cohérence ?

Bertrand Bissuel

http://www.lemonde.fr/web/article/0,1-0@2-3226,36-384337,0.html