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Eco-social : Les « sans ticket » en procès

Publie le jeudi 7 octobre 2004 par Open-Publishing
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de Fanny Doumayrou

C’est le procès, caricatural, de la pauvreté. Mardi au tribunal correctionnel de Paris, vingt-deux personnes comparaissaient, sur plainte de la RATP et de la SNCF, pour « fraude habituelle » dans les transports en commun. Un délit créé par la loi sur la sécurité quotidienne (LSQ) votée le 15 novembre 2001 par le Parti socialiste et la droite. Rédigé sous la pression de la SNCF, l’article 50 de ce texte prévoit que toute personne qui voyage sans titre de transport valable « de manière habituelle » est punie de six mois d’emprisonnement et 7 500 euros d’amende. L’« habitude » est caractérisée à partir de dix contraventions non payées sur une période d’un an. Aujourd’hui, le Syndicat de la magistrature estime qu’une vingtaine de condamnations à de la prison ferme sont prononcées chaque mois pour ce délit.

jugés par défaut et sans avocat

Mardi après-midi, l’audience débute par six dossiers concernant la RATP. L’avocat de la Régie récuse d’emblée l’aspect social des affaires : « La fraude a coûté 83 millions d’euros à la RATP en 2002, elle est massive et récurrente. Ce n’est pas un délit de misère, car des dispositifs d’aide existent pour toutes les situations sociales possibles. Les personnes au RMI ont des droits pour voyager afin de chercher un emploi. Encore faut-il faire un minimum de démarches pour cela ! » La présentation des affaires par le juge vient aussitôt le démentir. La plupart des prévenus sont absents, ils seront jugés par défaut, et sans avocat : Ricardo, Colombien de quarante-quatre ans, dix-sept procès-verbaux, gagne sa vie en jouant de la musique dans le métro. Bouma, vingt-cinq ans, sans profession ni ressources, vivant chez ses parents, à la recherche d’un emploi. Nabil, trente-six ans, douze PV, 400 euros de RMI, verse 100 euros de pension alimentaire, et se déplace pour chercher un emploi. Lors d’une audition, il s’est dit prêt à rembourser 50 euros par mois à la RATP, dès qu’il aurait du travail. Saïd, quarante ans, au RMI depuis un an, a déclaré simplement : « Je ne peux pas à la fois subvenir à mes besoins vitaux et payer le transport. » Larba, vingt-sept ans, originaire du Bengladesh, père de trois enfants, se déplace pour chercher du travail, fait parfois la manche dans le métro. Mamadou, Sénégalais de vingt-quatre ans, est le seul à avoir osé comparaître. Aujourd’hui en CDD à 950 euros par mois, il était sans emploi à l’époque des fraudes. Il accepte de payer « petit à petit ». Pour les six, la RATP ne réclame qu’un euro symbolique de dommages et intérêts, se contenant de la « vertu pédagogique » de ces audiences. Le tribunal ajourne la peine de Mamadou pour lui laisser le temps de régler sa dette. Mais condamne les cinq autres à un mois de prison avec sursis et 500 euros d’amende, plus un euro de dommages à la RATP et 80 euros de frais de justice.

une rigueur justifiée par la SNCF

Tonalité différente pour les vingt-deux dossiers de la SNCF, dont l’avocate lance brutalement que « la SNCF est une entreprise, qui a un devoir d’équilibrer, sinon rentabiliser ses comptes, que c’est un service public pour tous, non pas pour quelques-uns. Il y a des cas de détresse, mais ce n’est pas à la SNCF de les supporter. Nous adoptons une politique de rigueur dans le suivi des dossiers, pour faire respecter la loi pour tous. » La rigueur est d’autant plus justifiée que, selon elle, « il y a à la SNCF un tas de réductions, en plus des dispositifs sociaux qui peuvent donner des billets gratuits pour les entretiens d’embauche » (1). Faisant état d’un manque à gagner de 200 millions d’euros en 2001 imputable à la fraude, et d’une baisse de 50 % des PV depuis l’application de la LSQ, la SNCF préfère le « dissuasif à la pédagogie », et réclame des dommages et intérêts à hauteur des amendes non payées, entre 700 et 1 000 eu- ros par personne. Mais les prévenus sont bien loin de cette description d’égoïstes profitant avec arrogance du service public. Maxime, trente-trois ans, présent, décrit confusément ses conditions de vie dans une maison insalubre sans électricité, à Meaux. À l’époque des fraudes, il prenait le train de banlieue pour rejoindre des foyers d’hébergement après avoir appelé le 115, « par peur de prendre des coups dans la rue ». « Je n’avais pas d’argent pour payer le billet. Je suis au chômage depuis 1997. Je touche 420 euros d’ASS par mois. »

« Sans profession, sans ressources », parfois « sans domicile », « je cherche un emploi, je n’ai pas d’argent », les dossiers se suivent et se ressemblent, ponctués par les commentaires cinglants de l’avocate. Elle leur reproche de « faire du tourisme », de voyager pour des motifs « vains », c’est-à-dire voir des amis. Elle accuse certains, qui ont des antécédents judiciaires, de prendre les TGV pour voler et racketter les voyageurs. Elle exulte sur le seul cas de fraude revendiquée, un danseur de vingt ans touchant 3 000 euros par mois, qui affirme « n’avoir jamais payé et ne pas avoir envie de le faire ». Au final, le tribunal ajourne trois peines, inflige un à deux mois de prison avec sursis et 500 euros d’amende aux prévenus sans antécédents, un à trois mois ferme pour ceux qui ont un casier, et pour le danseur. Tous doivent payer les dommages et intérêts réclamés par la SNCF.

Une criminalisation de la pauvreté

Des militants de AC !, du Réseau pour l’abolition des transports payants (RATP), de SUD et de la CGT chômeurs assistaient à l’audience pour soutenir les prévenus et contester la LSQ. « C’est bel et bien la criminalisation de la pauvreté, des fraudeurs par nécessité », dénonce Didier Marchat, de SUD rail. « La SNCF se félicite de la baisse des PV, mais qu’est-ce que cela signifie ? Que les érémistes ne voyagent plus, qu’on assigne tous ces gens à résidence. »

Fanny Doumayrou

(1) Les seules réductions « sociales » de la SNCF sont la carte famille nombreuse et le billet annuel à 50 % dans certaines conditions.

http://www.humanite.presse.fr/journal/2004-10-07/2004-10-07-401950

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