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(Extraits) Parité, procréation, prostitution, foulard... Entretien Ch. Delphy avec Ch.Taraud

par Blog de Christine Delphy

Publie le lundi 27 mai 2013 par Blog de Christine Delphy - Open-Publishing
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Interview recueillie par Christelle Taraud, première publication in Les féminismes en questions : éléments pour une cartographie, Éditions Amsterdam, 2005. Republié in Christine Delphy, Un universalisme si particulier, féminisme et exception française, Syllepse, 2010.

Quelques extraits, l’intégralité de l’entretien de Delphy à Taraud à retrouver en intégralité ici :

http://delphysyllepse.wordpress.com/2013/05/08/parite-procreation-prostitution-foulard-entretien-avec-christelle-taraud-1/


CT - Une des plus grosses critiques faites aux féministes paritaristes concernait le problème de classe. On attaquait aussi la parité sur le versant «  élitiste  »  ?

CD - Ce n’est pas cette attaque qui a retenu le plus mon attention. Pour moi, un des principaux problèmes venait du fait que la parité ne concernait que le domaine politique. C’était bien sûr scandaleux, cette sous-présence des femmes dans les assemblées élues, mais pour moi, ce n’était pas là que se situait l’urgence – la discrimination de millions de femmes au travail est plus grave. Il ne faut tout de même pas oublier que l’Assemblée nationale, ce n’est jamais que 600 personnes. Est-ce qu’on peut alors considérer que c’est le test à l’acide de la participation des femmes à la vie publique ? Et surtout l’argumentaire, sans aucun doute possible, était essentialiste. Il était dominé par des gens comme Gisèle Halimi. Je me suis d’ailleurs rendu compte, grâce à ce débat, que l’essentialisme était présent dans le discours de ces femmes qui, pour certaines, étaient pourtant dans le mouvement depuis vingt ans. Nous avons donné la parole aux deux camps dans Nouvelles Questions féministes[3]. Dans ces deux numéros – c’est d’ailleurs ce que nous souhaitions dans le comité de rédaction de Nouvelles Questions féministes – on trouve l’exposition des principales thèses en présence. Après ce débat à l’intérieur du mouvement féministe qui a duré de 1992 à 1995, il y a eu une seconde phase – qui a précédé de très peu le vote de la loi en mars 1999 – grand public dans les médias et en particulier les quotidiens. Mais les protagonistes n’étaient plus les militantes et les intellectuelles féministes, mais des vedettes fabriquées par les médias. Sylviane Agacinski, dont l’argumentaire sur la « femme » et la « différence des sexes » était totalement essentialiste ou Élisabeth Badinter qui n’était pas plus dans le mouvement et qui défendait des positions dites « universalistes », en fait national-républicaines, qui n’ont jamais été partagées dans le mouvement féministe. Les positions national-républicaines en effet prétendent que toute mesure de réparation serait une atteinte à l’égalité républicaine (cf. le débat actuel où l’action positive est traitée de « discrimination », où François Fillon prétend que « une discrimination, même positive, est encore une discrimination », phrases qui démontrent une totale incompréhension des termes utilisés), donc non souhaitable. Or nier qu’il faut remédier à la discrimination, cela revient à nier que la discrimination existe ou qu’elle soit problématique. C’est donc une position faussement universaliste, qui soit en prétendant que l’égalité existe déjà, soit en interdisant l’emploi de moyens pour y parvenir, fait le lit de la permanence de l’injustice et de l’inégalité. Je ne me reconnaissais ni dans les positions des unes, ni dans les positions des autres.

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CT- Et de basculer de la parité au «  communautarisme  »  ?

CD- Est-ce que le terme de « communautarisme » est vraiment le bon ? Il a été employé quelquefois évidemment même si ce n’était pas dans les proportions que nous connaissons aujourd’hui à propos du voile. Il y avait en tout cas une peur vis-à-vis de la prise en compte des discriminations contre les femmes. Car réparer les discriminations contre les femmes, c’était ouvrir la voie à la question des réparations pour beaucoup de groupes

 : les immigrés, les ouvriers… Le souci de répondre à cette peur, et de tirer leur épingle du jeu, a conduit, dans le passé, des féministes à des stratégies très douteuses. Si on prend l’exemple des États-Unis, au début du 19e siècle au moment où il était à la fois question du vote des Noirs et des femmes, le mouvement féministe américain s’est désolidarisé du mouvement pour les droits civiques des Noirs. Dans le cadre de la France contemporaine, les paritaristes, au lieu de faire cause commune avec les autres groupes discriminés et de dire que oui, d’autres réparations seraient souhaitables, ont voulu rassurer les dominants et pour cela, dire que leur cas ne ferait pas exemple (mauvais exemple) ; qu’elles tireraient l’échelle après elles. L’argument qu’elles ont trouvé, c’est que les femmes « ne sont pas une « catégorie » comme les autres » parce qu’il y a des femmes dans toutes les catégories sociales, pauvres, riches, etc.

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CT- Ce que nous dit la biologie, dans ce cadre, n’est-ce pas que la filiation doit être hétérosexuelle à l’exclusion de toute autre chose et notamment, par exemple, de l’adoption  ?

CD- Cette question est, en effet, liée à la biologisation — depuis une trentaine d’années – de la filiation. Dans le droit romain, l’adoption était courante et codifiée. On a eu longtemps cette règle, qui a changé avec la reconnaissance des enfants adultérins, que le mari d’une femme devait reconnaître tous les enfants procréés, dans le cadre d’un mariage légitime, par elle. C’était donc le caractère social de la filiation qui primait alors dans le droit. C’est vrai que les Romains ne connaissaient pas de couples homosexuels qui voulaient avoir des enfants – encore que, peut-être… – mais la filiation était alors si clairement sociale qu’on pourrait très bien l’imaginer. Si nous étions restés fidèles aux principes du droit romain, il y aurait, aujourd’hui, une plus grande évidence de la nature sociale de la filiation. Or à l’inverse, nous sommes dans un processus de « naturalisation » d’un droit positif que nous camouflons derrière l’idée d’une « imitation » ou d’un « respect » de la nature. On cherche de plus en plus à se rapprocher d’une nature qui, en réalité, ne nous fournit pas de réponses. Comment la nature – ou la biologie – pourrait-elle d’ailleurs nous donner des réponses sur nos institutions humaines ? La nature est devenue un point de repère : est censée être un point de repère, mais comme la biologie ne nous dit pas que la reproduction doit forcément être hétérosexuelle, puisque la biologie ne dit rien, ce point de repère en cache un autre. On fait avec la biologie comme avec Dieu. On injecte dans l’idée de divinité une morale et des obligations qui lient, les uns vis-à-vis des autres, les membres de la société. Cette « morale » et ces « obligations » sont des phénomènes séculiers que l’on prétend être l’œuvre d’un Dieu transcendant. C’est la même chose, aujourd’hui, pour la biologie. L’obligation de l’hétérosexualité : on nous dit qu’elle dépendrait de la biologie. C’est absurde. Même si la procréation demande en effet la réunion de deux cellules – l’une qui vient d’un corps défini, dans notre société, comme « femme » et l’autre d’un corps défini comme « homme » – ce n’est pas la biologie qui trace la frontière des droits et des devoirs entre chaque sexe. L’hétérosexualité n’est pas la réunion de deux cellules. C’est la réunion de deux êtres qui sont des créations sociales. La réunion des cellules nécessaires à la procréation n’entraîne pas l’hétérosexualité, elle n’entraîne rien d’ailleurs, au-delà d’elle-même. Derrière le masque de la biologie c’est la société qui s’exprime, en ventriloque.

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CT- Pour aller vers un autre sujet très polémique à l’intérieur du mouvement féministe et plus globalement dans la société, je voudrais que l’on évoque la question du foulard. Quelle est ta position dans ce débat et quelles sont les réactions qu’elle suscite  ?

CD - D’une certaine façon, ma position actuelle sur le foulard a une très longue histoire. J’ai toujours été très sensible à la question du racisme. Je suis d’ailleurs devenue féministe après avoir travaillé, aux États-Unis, dans une organisation de droits civiques. J’ai compris, à ce moment-là, qu’il pouvait y avoir une lutte collective des femmes comme il y avait une lutte collective des Noirs. À l’époque, c’était anathème de penser ça. Ensuite, j’ai surtout lutté comme féministe. Il y avait beaucoup à faire. En 1997, j’ai écrit un article – « L’humanitarisme républicain contre les mouvements homos » – où je démontais les accusations de « communautarisme » qui étaient portées contre les gays et les lesbiennes. Ce que je disais, dans cet article, c’est que la société refusait aux opprimés – qu’il s’agisse des femmes, des Arabes, des Noirs ou des gays – le droit de se regrouper pour lutter contre des discriminations communes. Il s’agit d’un double bind très intéressant d’ailleurs parce que c’est la société qui nomme ces gens. Eux, ils n’ont pas souhaité être étiquetés. Les homosexuels, par exemple, ça ne leur fait pas plaisir d’être constamment traités de « gouines » ou de « pédés ». C’est donc la société dominante qui crée ces catégories tout en demandant, simultanément, un « effort » d’invisibilité qui peut être accompli par les homosexuels qui arrivent à passer. L’injonction est beaucoup plus dure quand il s’agit de « minorités visibles » parce que là, le double bind est complet. On dit au Maghrébin ou au descendant de Maghrébin : « Soyez le plus Français possible » – mais, au bout du compte, ils peuvent faire tous les efforts qu’ils veulent, ils ne seront jamais des Français comme les autres. Ils sont donc confrontés à une « mission impossible » d’autant qu’ils sont tenus à cet « effort » sous peine d’être considérés comme « responsables » de leur non-intégration à la société, sous peine d’être accusés de se confiner dans leur différence. Cette « injonction » à l’intégration et à l’invisibilité – la demande répétée de se dissoudre dans la masse – ne peut pas être satisfaite : l’Arabe a une tête d’Arabe, le Noir une tête de Noir. Ce double bind conduit parfois les Maghrébins, les Africains et leurs enfants à la « haine de soi ». Mais ce processus ne leur est pas réservé. C’est le même pour tous les gens que l’on veut écarter, marginaliser et stigmatiser. Il s’agit, pour la société dominante, de définir les « autres » sur un modèle de caste dont on ne peut pas sortir. « Homo un jour, homo toujours… Femme un jour, Femme toujours… Bougnoule un jour, Bougnoule toujours ».

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CT- Comment expliquer, dans le contexte que tu viens d’évoquer, l’attitude d’un certain nombre de féministes dans le débat sur le foulard  ?

CD- En dehors du féminisme, les féministes sont des hommes comme les autres. C’est exactement comme les gens de gauche dont on voit l’étendue du racisme. Cette position procède, à mon sens, à la fois d’une attitude raciste et d’une attitude paternaliste. D’abord, je crois qu’au fond il y a des perceptions très différentes de la situation. On voit bien, par exemple, que les débats menés dans le cadre de la commission Stasi étaient surdéterminés par la croyance à l’idée d’une menace terroriste internationale qui aurait gagné la France. D’ailleurs, le titre du livre le plus à la mode en ce moment est révélateur de ce « climat » puisqu’il s’intitule Les islamistes sont parmi nous. On est donc ici devant l’idée que la France serait confrontée à une menace « interne », à une « cinquième colonne ». C’est comme si nous étions en guerre ! Or, cette « menace » est difficile à justifier rationnellement. Que peuvent faire les islamistes ? On ne sait pas vraiment, mais on pense qu’ils « sont là ». Et, que, plus grave encore, ils sont en train de se multiplier. L’idée de « menace » islamiste est évidemment favorisée par la politique internationale d’attaques contre des pays musulmans menée depuis la première guerre du Golfe et les attentats du 11 septembre 2001. Avec une réactualisation de l’idée de « choc des civilisations » et un alignement de la France sur les États-Unis – alignement exprimé clairement par Jean-Marie Colombani dans Le Monde à travers sa formule : « Nous sommes tous des Américains ». Tout ça se renforce. En France, on trouve un racisme autochtone fort – racisme qui est renforcé par l’histoire coloniale et l’histoire de l’immigration maghrébine auxquelles s’ajoute évidemment le drame de la guerre d’Algérie – qui est multiplié et potentialisé par des facteurs internationaux : terrorisme, guerres d’Afghanistan et d’Irak, conflit israélo-palestinien… Ce « racisme » local n’est pas seulement le produit d’une histoire coloniale. Il se « recrée » tous les jours à travers des discriminations à l’emploi, au logement. On assiste, selon moi, à la création de « castes raciales ». On blâme beaucoup les États-Unis en ce qui concerne la situation des Noirs mais je vois la même chose se passer, en France, vis-à-vis des « Arabes » et des « Noirs ». D’ailleurs, on n’accepte pas qu’ils soient Français puisqu’on les appelle les immigrés de la seconde ou troisième génération. Est-ce que ça veut dire qu’en France, aujourd’hui, on peut être « génétiquement » immigré  ? Si c’est le cas, alors c’est que nous nous trouvons dans une société raciale. On voit bien d’ailleurs que les premières affaires de voile en 1989 et 1995 – malgré la circulaire Bayrou – n’avaient pas les mêmes enjeux, que le contexte a changé. La troisième « affaire » du voile, c’est autre chose. Par exemple, dans les tracts féministes anti-foulard qu’est-ce qu’on nous explique ? Que le foulard est le « symbole » de l’oppression des femmes. Je ne peux pas accepter ce discours. Pour moi, le foulard est un signe certes de l’infériorité et de l’oppression des femmes, mais un signe parmi d’autres. Le défaut de l’argumentation tient à deux biais du discours : l’absence de contextualisation – de prise en compte de l’ensemble des signes qui signifient l’infériorité des femmes – et la focalisation sur un signe « étranger ». C’est une manière commode de se défausser sur d’autres de la question du sexisme. Idem dans le débat sur les « tournantes » qui permet de faire reposer sur une catégorie d’hommes – les jeunes Arabes – le problème des violences et des viols collectifs. Je pense que ce discours est antiféministe parce qu’il permet de sous-entendre que la population masculine française « de souche » n’est pas sexiste et violente ; et de dire ouvertement qu’il n’y a pas d’autres symboles de l’infériorité et de l’oppression des femmes que le foulard, que si le foulard n’existait pas, il n’y aurait pas de symbole de l’infériorité et de l’oppression des femmes ; et raciste puisqu’il accuse une catégorie déjà très fortement stigmatisée et par ailleurs soumise, comme les femmes, à de très nombreuses discriminations. Je pense qu’il est impossible d’accepter ce discours et ça ne veut évidemment pas dire que j’excuse les viols commis par certains jeunes de banlieues.

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  • "Je pense que ce discours est antiféministe parce qu’il permet de sous-entendre que la population masculine française « de souche » n’est pas sexiste et violente ; et de dire ouvertement qu’il n’y a pas d’autres symboles de l’infériorité et de l’oppression des femmes que le foulard, que si le foulard n’existait pas, il n’y aurait pas de symbole de l’infériorité et de l’oppression des femmes ;"
    Je ne suis pas d’accord avec cette interprétation qui a pu être celle de certains politiques mais pas celle des prolétaires (NDR : C Delphy a oublié la lutte de classe en route alors qu’elle argumantait avec au début de cet article). Les prolétaires ont vu là un élément de plus dans la longue liste des inégalités imposées aux femmes. Et cet élement était d’autant plus insupportable qu’il touchait une partie de la population (immigrés ou d’origine immigés de confession musulmane) qui était déjà stigmatisée. Sans compter qu’ils sentaient là comme une malhonnêteté car cette obligation du foulard faite aux femmes (parmi d’autres) se faisait sous couvert de religion et donc rendait toute critique négative suspectes de racisme (NDR : je ne comprends pas l’assimilation des critiques anti-religieuses à du racisme). Et puis, C Delphy oublie de préciser que le port du foulard de plus en plus rréquent est récent car au début, ces femmes (les mères et les grands-mères), ne le portaient plus pour une bonne majorité. Son retour est récent c’est cela que nous devons également analyser, car la loi est venue après-coup, ce n’est pas elle qui a initié ce retour même si elle a participé à son accélération chez certaines (NDR : beaucoup chez des européennes converties) qui ont vu là une manière de se démarquer.
    D’ailleurs, je ne m’explique pas pourquoi le choix du voile pour se réaffirmer et dons s’enfermer, plutôt que le choix de militer dans une organisation communiste qui est sans doute plus porteuse de progrès et de liberté pour les femmes.