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Frantz Fanon : la vie oubliée du damné de la terre

par Kévin Victoire

Publie le samedi 14 décembre 2013 par Kévin Victoire - Open-Publishing
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Il y a 52 ans, presque jour pour jour, mourrait Frantz Fanon non loin de Washington. La mémoire humaine est souvent trop sélective. Il paraît aussi que nul n’est prophète chez lui. C’est le cas de Fanon, penseur français d’origine martiniquaise et révolutionnaire algérien, qui demeure largement méconnu en France, en Martinique comme en Algérie. Le psychiatre reste pourtant une figure majeure pour tous les révolutionnaires tiers-mondistes, souvent africains et afro-américains – un paradoxe qui ne fait que refléter la complexité de celui qu’Aimé Césaire qualifiait de «  premier penseur de la colonisation et de la décolonisation  ». Rappelons à notre bon souvenir, aux côtés des fanoniens Matthieu Renault et Magali Bessone, l’auteur du légendaire essai Les Damnés de la terre.

Intellectuel incontournable pour certains, révolutionnaire exemplaire pour d’autres, initiateurs de la violence et danger pour l’Occident pour les derniers, Frantz Fanon est assurément de ceux qui ne font pas consensus. Ce paradoxe tient sans nul doute à la radicalité de ses écrits et de son action. Inspirateur du FLN, de la décolonisation africaine ou encore du Black Panther Party, il ne pouvait pas faire l’unanimité. Chose un peu plus surprenante : si Fanon est très connu des milieux militants et intellectuels, son nom n’a que peu été porté aux oreilles d’un public plus large.

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Frantz Fanon : psychiatre, penseur et révolutionnaire

Frantz Fanon, le révolutionnaire

Né en 1925, à Fort-de-France, Frantz Fanon est issu d’une famille nombreuse de la petite bourgeoisie. Jeune, il connait la Martinique pétainiste de l’amiral Robert, marquée par les pénuries alimentaires et la division raciste de la société. Il fréquente le Lycée Victor Schœlcher, où il a comme professeur Aimé Césaire, puis s’engage à dix-sept ans dans la résistance avec son ami Marcel Manville au sein de l’armée du général de Lattre de Tassigny. Après un retour en Martinique pour obtenir son baccalauréat, le futur révolutionnaire s’installe à Lyon afin d’effectuer des études de médecine pour devenir psychiatre. Il suit en parallèle des cours de psychologie et de philosophie, notamment ceux de Maurice Merleau-Ponty, qu’il admire, et de l’ethnologue Leroi-Gourhan. Dans le même temps, d’après son amie et biographe Alice Cherki, il dévore les ouvrages de Marx qu’il apprécie particulièrement, mais ne lira jamais Le Capital, ceux de Lévi-Strauss, de Mauss, de Hegel, de Heidegger, de Lénine ou encore de Trotsky. Il garde cependant un mauvais souvenir de cette époque : c’est à l’université qu’il découvre un monde profondément raciste.

Après sa thèse en 1951, il rédige son premier ouvrage théorique, Peau noire, Masques blancs : un pamphlet où le Martiniquais analyse le racisme et le colonialisme d’un point de vue psychanalytique. Il se borne à décrire la double aliénation – du colonisé et du colon – qui apparaît dans les sociétés coloniales. Un thème qu’il étendra par la suite à toute forme de système de domination et qui restera central dans toute son œuvre. Démarrant par une citation d’Aimé Césaire, « Je parle de millions d’hommes à qui on a inculqué savamment la peur, le complexe d’infériorité, le tremblement, l’agenouillement, le désespoir, le larbinisme. » tiré du Discours sur le colonialisme, ce livre ne fait pas de concession. Plus qu’une simple analyse sociale, Fanon entend bien « libérer l’homme de couleur de lui-même  » et commence dès lors un nécessaire militantisme : « L’objectivité scientifique m’était interdite, car l’aliéné, le névrosé, était mon frère, était ma sœur, était mon père  ». Cet ouvrage fait l’effet d’une bombe : très mal reçu en France, il sera même un temps interdit à la vente.

« Son livre est interdit en France dès sa sortie : le ministère de l’intérieur de l’époque déclare qu’il « menace la sécurité de l’État ». »

Ce ne sera pas sur les terres qui le virent naître que le psychiatre mènera ses plus grands combats : la Martinique, la Guadeloupe et la Guyane s’engagent en 1946 dans la voie de la départementalisation sous l’impulsion d’Aimé Césaire. Les camarades insulaires de Frantz Fanon ne sont pas prêts pour l’indépendance et l’intellectuel le sait. Les Antillais verront ainsi éternellement en lui un homme qui a davantage lutté pour les autres que pour les siens. Ce paradoxe, Césaire l’a très bien compris quand il déclare : « Le tragique ? C’est que sans doute cet Antillais n’aura pas trouvé des Antilles à sa taille et d’avoir été, parmi les siens, un solitaire  ». Simone de Beauvoir, qui le connaissait bien, écrit dans son autobiographie La Force des choses : « On le sentait tout de même gêné de ne pas militer dans son pays natal ».

C’est donc en Algérie qu’il livrera bataille. En 1953, il est nommé médecin-chef d’une division de l’hôpital psychiatrique de Blida-Jionville. Là-bas, il côtoie au quotidien le colonisé qui est son patient. Il explore de très près la détresse et la douleur algériennes. Il doit s’opposer à l’École algérienne de psychiatrie d’Antoine Porot qui décrit l’Algérien comme « un menteur, un voleur, un fainéant et un débile ». Pour Fanon, il ne fait aucun doute que c’est le système colonial qui déshumanise les Algériens. Il n’occupe ce poste que trois ans ; dès 1954, la Révolution algérienne se met en place et le psychiatre la soutient. Fanon démissionne deux ans plus tard pour rejoindre le Front de libération nationale (FLN). L’année d’après, il est expulsé d’Algérie et rejoint Tunis où il collabore à El Moudjahid, organe de presse du FLN. Il fait ensuite partie de la délégation algérienne au congrès panafricain d’Accra, au Ghana, en 1959, puis devient l’ambassadeur du Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA) auprès de l’Afrique noire.

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Jean-Paul Sartre

Il écrit dans la foulée son troisième livre : L’An V de la révolution algérienne, sociologie d’une révolution. En 1960, il fait la rencontre de Jean-Paul Sartre : l’admiration est réciproque depuis longtemps déjà. Le philosophe existentialiste préface l’œuvre majeure de Fanon, Les Damnés de la Terre. À la fois manifeste en faveur de la décolonisation, analyse de la violence inhérente aux sociétés coloniales (« Le colonialisme [...] est la violence à l’état de nature  »), ce livre est interdit en France dès sa sortie : le Ministère de l’intérieur déclare alors qu’il « menace la sécurité de l’État ». Il ne manquera pourtant pas de s’imposer comme une œuvre essentielle au sein des mouvements tiers-mondistes et anticolonialistes. Atteint d’une leucémie, Fanon décède le 6 décembre 1961 à Washington, quelques mois avant l’indépendance algérienne. Quantitativement pauvre, son œuvre est néanmoins dense et sa pensée, en plus d’être encore trop ignorée, est souvent mal comprise.

http://ragemag.fr/frantz-fanon-portrait-dun-intellectuel-au-combat-53919/

Portfolio

Messages

  • Dans cet article se dégage un certain pessimisme, causé il me semble par un manque d’informations aboutissant à des erreurs qu’il conviendra de combler.

    Tout d’abord la pensée de Fanon a été la source même du mouvement de libération nationale en Martinique, lequel a pour origine l’OJAM (Organisation de la Jeunesse Anticolonialiste Martiniquaise) née officiellement en 1962, mais longuement imaginée et conçue en Algérie (on comprend immédiatement que ce n’est nullement un hasard et que la pensée de Fanon ne peut être étrangère au mouvement nationaliste martiniquais) ; cette organisation se démarquait à la fois du PPM (Parti Progressiste Martiniquais) de Césaire et du PCM tous deux considérés comme assimilationnistes et réactionnaires. Comprenons aussi que l’OJAM ne représentait que la partie visible, disons légale d’une organisation bien plus vaste et plus complète.

    A l’origine de l’OJAM circulait en Martinique, sous le manteau, "Les damnés de la terre" de Fanon lequel constituait un immense danger pour le PCM et le PPM ; pour preuve, dès 1963, alors que ce livre était interdit en Martinique, le PCM, pour le critiquer (et disqualifier Fanon), mobilisait sur le terrain ses théoriciens, Delépine et Ménil.

    D’autre part, les maoïstes largement majoritaires chez les activistes de l’OJAM et qui fondèrent les mouvements indépendantistes revendiquaient l’apport considérable de Fanon - ils adoptèrent en ce sens la même attitude que le Black Power et surtout les Panthers aux USA.

    La démarche de Fanon et son analyse constituent une base de travail particulièrement riche qui a permis d’établir un véritable concept pour la lutte de libération nationale dans la Caraïbe et en Amérique et qui ne s’arrête pas aux fameuses indépendances. Ce qui signifie que les choses ne sont pas dites, que la lutte se développe encore qualitativement, qu’elle est belle, que ses enjeux restent immenses et surtout qu’elle mérite d’être vécue.

    Ajoutons enfin que le terme "antillais" utilisé dans l’article, constitue un stéréotype pour glorifier les colonisés français de la Caraïbe et d’Amérique (y compris paradoxalement de Guyane), une négation des nations concernées.