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IL Y a-t-il encore un ministre de la culture

Publie le dimanche 27 janvier 2008 par Open-Publishing
2 commentaires

de Daniel Conrod

Christine Albanel humiliée, une politique "notée" par un cabinet privé, un projet de réorganisation calqué sur le modèle de l’entreprise... La Rue de Valois survivra-t-elle au culte de la performance ?

Le spectacle est désolant. Des rumeurs de départ de la ministre sans cesse relancées, et cela depuis sa nomination, des conseillers officiels ou officieux imbus de leur personne, distillant le poison sans le moindre sens du service de l’Etat ou de leur dignité, des prétendants à la succession faisant honteusement la roue ou le pied de grue sous les fenêtres du président, un président qui, un jour, adresse à sa ministre une lettre de mission quasiment humiliante et, le surlendemain, annonce en sa présence, et devant une presse médusée, la fin de la publicité sur les chaînes de la télévision publique ; il semble bien que la ministre en question n’ait été ni consultée ni informée. Et ce n’est rien dire de l’extravagant projet, rendu public il y a quelques jours à peine, de notation trimestrielle du ministère et de sa titulaire (1) sur la base de seize critères non moins extravagants, tels que l’évolution de la fréquentation des musées dont l’entrée est gratuite, la part de marché des films français sur le territoire national, le nombre de fichiers audio ou vidéo piratés...

Comme si Christine Albanel, en admettant qu’elle le veuille, y pouvait grand-chose, alors que dans le même temps, on s’ingénie, au sommet de l’Etat, à lui couper bras et jambes. Certes, à quelques mois des élections municipales et d’un remaniement ministériel donné comme très probable, la notation des ministres permettra - on l’imagine - d’élever les uns ou d’écarter les autres. Mais là n’est pas l’essentiel.

Si ce tableau de bord avait été établi par le Parlement, précisément élu - faut-il le rappeler ? - pour contrôler l’action du gouvernement et des ministres, le mal eût été moindre et les apparences, sauves. Seulement, ce tableau de bord est assez largement l’oeuvre d’un cabinet de stratégie privé, Mars & Co, sollicité par les services du Premier ministre et opérant avec une méthodologie et une logique propres à l’univers de l’entreprise privée. Comme s’il n’y avait plus aujourd’hui la moindre différence de nature entre un Etat et une entreprise et que leurs finalités étaient devenues à peu près identiques. Les cabinets ministériels, nous dit-on pour nous rassurer, ont été associés à la définition de ces critères (2). Qu’en avons-nous à faire puisqu’ils n’existent que pour répondre aux injonctions du pouvoir politique ? On nous dit encore qu’il n’y a pas de raison pour que la dépense culturelle de l’Etat ne fasse pas l’objet d’une évaluation rigoureuse et régulière. C’est mille fois juste, mais qui en maîtrise les outils et la méthode ? Et à quel titre et pour quelle finalité ?

On nous dit enfin qu’il n’y a pas lieu de craindre les chiffres ni les statistiques puisqu’ils ne font que traduire la réalité. Oui, mais alors quel est ce monde dans lequel nous devrions vivre avec un tableau de bord trimestriel en guise de boussole ? Et qui nous fera croire que l’activité publique peut être mesurée quasiment en temps réel sous les yeux émerveillés ou scandalisés du citoyen-télé-consommateur qui saurait enfin où va l’argent de ses impôts ? Tout s’embrouille et nous embrouille. Rien n’est vraiment à sa place dans cette affaire, le privé/le public, le politique/le comptable, le président/la ministre, le langage/la communication, l’art/les industries culturelles, le temps court/le temps long... Et d’ailleurs, qui est aujourd’hui ministre de la Culture et de la Communication ? Nul ne jurerait plus que c’est encore Christine Albanel, dont on en vient à se demander si elle ne s’honorerait pas en remettant sereinement et fermement sa démission à un président de la République qui, soit n’a pas besoin d’elle, soit ne lui fait pas confiance.

Peut-être en temps normal n’y aurait-il pas lieu de s’alarmer de ce désordre singulier dans la conduite des affaires publiques. Il se trouve que le ministère de la Culture et de la Communication est engagé, avec d’autres ministères, et à la demande du président de la République, dans le considérable chantier de la RGPP, c’est-à-dire la révision générale des politiques publiques.

Ce projet, formellement sans rapport avec l’évaluation mentionnée plus haut, est présenté comme l’un des enjeux majeurs du quinquennat. C’est le Premier ministre qui l’annonce le 10 juillet dernier. Piloté conjointement par l’Elysée et Matignon, le chantier a pour objets la remise à plat du fonctionnement de l’Etat, le retour à l’équilibre des finances publiques à l’horizon 2010-2012, l’amélioration de la performance de la dépense publique et une réduction conséquente du nombre des fonctionnaires (3). Il s’agit d’imposer au coeur de l’action publique la culture du résultat, largement inspirée une fois encore du modèle entrepreneurial. Concernant le ministère de la Culture, plusieurs grandes orientations sont d’ores et déjà retenues par le Conseil de la modernisation des politiques publiques, que préside Nicolas Sarkozy. Elles ont été officialisées le 12 décembre dernier. Il s’agit entre autres d’une réforme substantielle de l’administration centrale, devant passer de dix à quatre ou cinq directions, de la création d’une direction des industries culturelles et des technologies, d’une plus grande autonomie des grands opérateurs culturels, tels que musées ou grands lieux patrimoniaux, en échange d’un plan pluriannuel de performance... Une seconde étape de modernisation est annoncée pour le printemps prochain, le tout devant être mis en place d’ici à 2011. Pareille réforme, si du moins l’enjeu est bien la seule rénovation de la Rue de Valois et non son démantèlement progressif, exigerait au minimum une ou un ministre assuré de sa longévité, d’un poids politique certain et d’une grande liberté de décision et de négociation. Pour l’heure, nous en sommes loin et c’est ce qui nourrit le soupçon. Où veut-on en venir au juste ?

Outre qu’il est politiquement fragile, tout donne à penser que le ministère de la Culture et de la Communication ne maîtrise pas son devenir et qu’il n’est plus en capacité de faire prévaloir au plus haut niveau de l’Etat une manière d’exception culturelle lui permettant de préserver certaines de ses spécificités. Est-ce à dire qu’il est dispensé jusqu’à la fin des temps de rendre des comptes ? Evidemment non. D’ailleurs, même s’il le fait imparfaitement, il le fait infiniment plus qu’on ne le dit ; il n’existe pas d’établissement culturel de quelque importance qui ne doive d’une manière ou d’une autre justifier ses subventions et l’usage qu’il en fait. Seulement, tout comme l’Education ou la Santé, et peut-être même davantage qu’elles deux, ce ministère ne résistera pas longtemps au rouleau compresseur des chiffres, de la statistique, voire de la RGPP qui s’annonce. Ou alors, il sera devenu un haut commissariat aux industries culturelles.

Pourquoi cela ? Parce qu’il est par nature un ministère de l’offre et non de la demande. Au seul regard de la demande du public, il n’y a pas de légitimité ni vraiment de sens à ce que l’Etat soutienne d’une manière quelconque la littérature de création, le spectacle vivant, les librairies indépendantes, le cinéma d’auteur, la musique contemporaine, l’intervention d’artistes dans des lieux de réclusion ou n’importe quelle forme de création. Il y a même de l’inutilité à le faire ; c’est le périmètre de gratuité de l’intervention publique. Le veut-on ou ne le veut-on plus ? L’ennui dans cette histoire, c’est que la Rue de Valois tout comme la gauche culturelle ont longtemps méprisé toute espèce de réflexion autour de l’évaluation de leurs actions au seul motif que l’art et la culture n’ont pas de prix. Et quand il aurait fallu réinventer une politique culturelle et repenser un service public de la culture pour le troisième millénaire, tous ou presque ont attendu qu’on les leur impose. Nous y voilà. Peut-être voyons-nous apparaître les premiers signes de la rupture tant annoncée par Nicolas Sarkozy au fil de sa campagne électorale .

(1) Ce nouveau mode d’évaluation concerne l’ensemble des ministères et des ministres.

(2) En novlangue administrative, on appelle cette pratique une « fertilisation croisée des compétences ».

(3) 350 000 fonctionnaires devraient partir à la retraite dans les quatre ou cinq prochaines années. S’agissant du ministère de la Culture, on parle d’un millier de départs sur la même période.

http://www.telerama.fr/monde/24689-...

Messages

  • "Parce qu’il est par nature un ministère de l’offre et non de la demande."
    C’était vrai à l’époque de "l’élitisme pour tous", c’est-à-dire lors de sa création. Aujourd’hui que le slogan est "tous contre l’élitisme", le ministère de la Culture ne saurait qu’être aux ordres de la culture de masse, celle distillée par l’industrie culturelle. C’est donc dans l’ordre logique des choses qu’il devienne "un haut commissariat aux industries culturelles".

    • Là, il me semble que D. Conrod et son interlocuteur tombent tous deux dans le panneau. Il est vrai que pour Adam Smith, le fondateur de la théorie économique de la libre entreprise, l’art « ne comptait pas » du point de vue d’un mouvement spontané entre l’offre et la demande. Seulement, comme nous savons fort bien que ce mouvement n’a rien de spontané du tout, il serait plus utile d’inscrire une analyse de la politique culturelle de l’Etat français dans une description de ce que Marx appelait (il parlait, justement, de la culture et de la Culture), « fournir un sujet pour l’objet et un objet pour le sujet » .

      Amitiés,

      Paul Werner.

      Musée et cie : globalisation de la culture