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Italie : Maudit peuple

Publie le lundi 24 avril 2006 par Open-Publishing
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par Marco d’ Eramo traduit de l’italien par Marie-Ange Patrizio

Silvio Berlusconi comme Vanna Marchi (animatrice d’une émission télévisée qui promettait monts et merveilles et a dupé ainsi des milliers de téléspectateurs ; à son procès, qui se déroule justement en ce moment, on voit défiler quantité de petites vieilles qui lui avaient confié toutes leurs économies, ndt) ? Les grands crédules d’italiens embobinés par le télé-marché politique ? Il y a quelque chose de vraiment inquiétant dans la façon dont toute une gauche a réagi au vote du 9 et 10 avril. La plus délicate : « Quel pays de merde ! ». La plus civique : « Moi j’émigre ». Nos représentants se font l’écho des grandes dames qui faisaient autrefois porter à la « plèbe » tous les malheurs de l’Italie.

Il semble qu’ils soient nombreux à avoir pris au sérieux l’ironie cinglante de Bertold Brecht, pour qui quand un peuple désavoue ses dirigeants, le gouvernement doit changer de peuple. Si la gauche n’a pas gagné avec une marge confortable c’est donc la faute du maudit peuple. Jamais la notre, ou de nos dirigeants, de la classe politique de gauche. Je voudrais de ce fait exposer une thèse opposée, non pas tant par amour du paradoxe que pour enfoncer quelque coin à l’hypothétique, futur, gouvernement de centre gauche. La thèse est : loin de s’être fait embobiner, les italiens ont voté de façon rationnelle en fonction de leurs propres intérêts, sur la base des informations (même rares et manipulées) dont ils disposaient. Les informations dont disposent les citoyens c’est que, en ce qui concerne la politique économique, depuis plus d’une décennie, dans le monde entier ou presque les rôles se sont inversés entre droite et gauche.

Le syndrome du subsidiaire à gauche. Régime drastique.

On a oublié la raison du succès de Berlusconi en 2001 : le régime amaigrissant drastique que le gouvernement de centre gauche avait imposé à l’Italie. La droite augmente les dépenses publiques et le déficit, la gauche fait preuve de « responsabilité fiscale ». L’exemple le plus voyant est constitué par les USA où Bill Clinton rétablissait en positif le budget de l’état, alors que George Bush ouvre le gouffre du déficit public. On a oublié avec trop de facilité que la raison la plus importante du succès de Berlusconi en 2001 fut le régime amaigrissant drastique que le centre gauche avait imposé à l’Italie pour lui permettre d’entrer dans l’Europe de Maastricht : l’ampleur de la saignée n’a jamais été révélée mais elle est vite calculée. Dans les années 90 la dette publique italienne tournait autour des 120 % du produit intérieur brut. Le service pur de la dette était du coup d’environ 6-7 %. Ramener le déficit public à 3% impliquait donc que chaque année 4 % soient prélevés de la richesse nationale juste pour garder la dette à son niveau précédent. Si ensuite on voulait diminuer la dette totale, une autre saignée était pratiquée dans les portefeuilles des italiens, et nos barbiers ne s’en privèrent pas. On dira qu’il s’agissait de réduire le coût de la rente financière : traduction : le peuple des Bot (Buoni ordinari del tesoro, bons du trésor, ndt) fut massacré. (Le « popolo dei Bot » est l’expression utilisée pour désigner la masse des petits épargnants qui, ne pouvant investir dans l’immobilier ou dans des portefeuilles d’actions, achetaient des bons du trésor en petites coupures, ndt). Pour cela il ne resta plus à Berlusconi pour passer largement qu’à recommencer à faire circuler l’argent, avec les promesses explicites de grands ouvrages et de réduction officielle des impôts, et par contre la promesse implicite de réduction officieuse des impôts, en autorisant une évasion au grand jour (promesse tenue). Comme on le sait, on n’a jamais vu l’argent tant miroité, les grands ouvrages sont restés au stade d’inaugurations bidon et le prélèvement fiscal officiel est resté plus ou moins intact. D’où la désillusion d’une grande partie de l’électorat. Même le peuple de l’Iva (équivalent de la Tva), s’est senti trahi (c’est-à-dire, cette fois, tous ceux qui ont l’habitude de proposer des travaux sans facture, sans taxes, ndt).

Cependant, la désillusion pour la droite ne suffisait évidemment pas à se reporter en confiance pour le bord opposé. De fait, avec quel objectif premier la gauche s’est-elle présentée en 2006 au gouvernement ? Avec celui de re-assainir les comptes publics. Ce qui, en bon italien, veut dire ou réduire les sorties ou augmenter les entrées, ou les deux à la fois. Et les italiens avaient déjà eu un premier essai douloureux de ce re-assainissement avec les gouvernements Amato et Ciampi, puis entre 1996 et 2001. Pendant toute la campagne, les entrées de l’état ont été au centre du débat mais jamais ses sorties.

Nous avons su - plus ou moins- comment allaient augmenter les entrées (luttes contre l’évasion fiscale, imposition sur les plus values financières), mais on ne nous a jamais dit avec clarté comment cet argent allait être dépensé. Un programme de plus de 200 pages est un non-programme. En 1981 la gauche française a gagné avec un programme qui serait aujourd’hui défini comme léniniste (nationalisation de tous les groupes bancaires, augmentation du salaire minimum, cinquième semaine de congés payés, abolition de la peine de mort...). En somme, le travailleur salarié qui votait pour François Mitterrand savait pourquoi il votait et avait un espoir d’empocher quelque chose et de le ramener à la maison. De façon alternative, en 2003, en Espagne, Zapatero, assez conservateur en politique économique, était cependant explicite, et même radical, sur les thèmes « progressistes » : retrait de l’Irak, avortement, Pacs... Ici aussi l’électeur savait ce qu’il en retirait. En 2006 l’électeur de la Casa Delle Libertà savait pour quoi il votait, l’électeur de gauche par contre ne le savait pas : le travailleur salarié italien ne devait voter pour la gauche que pour dire non à Forza Italia. C’est une histoire qui remonte loin. Comme dans notre pays il n’y a jamais eu de véritable classe bourgeoise (il y a des familles riches, oui, mais elles n’ont jamais constitué une classe avec son idéologie et son appareil d’état), depuis 1946 au moins, la gauche italienne a endossé le rôle de substitut de la bourgeoisie. Pour utiliser un langage d’euro-bureaucrates, depuis des décennies la gauche italienne est victime du syndrome de subsidiarité (voir note en post-scriptum, ndt), c’est-à-dire qu’elle se sent obligée de faire tout ce que la non-bourgeoisie italienne ne fait pas. Le marxisme avait forgé une belle expression : « devenir classe générale » (voir note en ps, ndt), ce qui advient quand une classe particulière convainc toutes les autres classes qu’en luttant pour ses propres intérêts, elle poursuit en réalité ceux de la société en général.

Aujourd’hui la gauche prétend au contraire « devenir classe générale » en subissant l’hégémonie d’une autre et en sacrifiant les salariés aux intérêts des autres classes. Sans convaincre le patronat que ce serait son intérêt de réaliser ceux des travailleurs, mais, bien au contraire, en persuadant les travailleurs qu’il leur est indispensable de réaliser les intérêts du patronat, jusqu’à devenir, quasiment, le plus servile factotum des exigences confindustrielles (la Confindustria est l’équivalent italien du Medef, ndt) : de fait c’est aux entreprises que Romano Prodi a fait la seule promesse claire, celle de réduire le poignard fiscal de 5%. Cette prétention à s’élever au rang de « classe générale » amène donc la gauche à pénaliser, au lieu de valoriser, les intérêts de sa clientèle électorale particulière. D’où une image (pas étrange du tout) de la gauche comme force politique punitive, experte en bâton mais avare en carotte : en prison, les évadés fiscaux, oui, mais après ? Pourquoi nos dirigeants de centre gauche ne nous disent-ils jamais les trois, quatre mesures claires, simples, précises, qui avantageraient la majorité des salariés au lieu de ne nous promettre qu’une improbable punition pour les grands méchants spéculateurs ? Pourquoi ne nous ont-ils pas fait savoir en quoi nous serions mieux avec un gouvernement de centre gauche ?

De plus, la société italienne est beaucoup plus intriquée qu’elle n’en a l’air : la chute de la natalité a fait confluer sur quasiment tout individu les modestes avoirs de ses grands-parents : le petit appartement, le jardin, le petit capital en Bot, de sorte que -comme l’a très bien expliqué Marcello De Cecco (pas le patron des pâtes préférées de Coluche mais un éminent économiste et universitaire romain, ndt)- une grande partie des salariés garde un niveau de vie acceptable grâce à l’apport d’entrées financières même minimes, de sorte qu’en majorité, chacun de nous est à la fois un travailleur salarié et un tout petit rentier. Face à cette intrication sociale, la culture politique de nos dirigeants a bien gardé la vieille position de la classe générale mais idéologiquement subalterne aux raisons supérieures du marché. Du berlinguérisme elle retient une fascination rigoriste- puritaine (quand ce n’est pas masochiste) pour l’austérité, mais dans le cadre d’une stratégie craxienne (d’alémienne ?) d’occupation sans scrupules du pouvoir dans le maintien du statu quo.

Voila pourquoi le vote des italiens semble rationnel : parce que, si nous n’avions pas eu Berlusconi en face, nous avions toutes les raisons de voter contre ce centre gauche. Que la moitié des italiens ait accepté la perspective douloureuse d’un autre coup de bambou, dans l’unique but de se dispenser d’un autre régime berlusconien, n’est donc qu’un signe de grand dévouement de la part des concitoyens malmenés de notre pays. Parce que le plus probable scénario est que l’austérité des dépenses publiques et la responsabilité fiscale - prescrites par le Fonds Monétaire International, la Confindustria et la Commission Européenne - seront administrées avec diligence par le gouvernement de centre gauche qui créera ainsi toutes les conditions pour être renversé à la prochaine tournée électorale : quand on laissera une fois de plus à la droite la marge de manœuvre de dépenser plus, mettre en circulation plus d’argent et augmenter le déficit.

PS : Et puis, s’il vous plaît, arrêtons avec cette litanie du pays cassé en deux : avec le système bipolaire se pouvait-il qu’il soit cassé en trois ? Ou bien, est-ce qu’un pays qui vote 48-52 % est beaucoup moins cassé que celui qui vote 50,1- 49,9 ? En 1960 John Kennedy a gagné d’un poil, comme Valery Giscard D’Estaing en 1974, et, même, Bush en 2000 n’a pas gagné du tout, mais personne n’est jamais venu pleurer sur la cassure du pays.

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