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L’Aquila, le séisme et la crise : la tempête parfaite
par Angelo Mastrandrea
Publie le mercredi 22 janvier 2014 par Angelo Mastrandrea - Open-Publishing
L’Aquila, cinq ans après la catastrophe. Angelo Mastrandrea est l’un des meilleurs spécialistes du sud de l’Italie et un habitué du reportage à contre-temps. Comme il y a quelques mois avec une série d’articles sur la Terre des feux -une mort écologique annoncée dont les médias ne parlent quasiment plus depuis la sortie du film de Matteo Garrone, Gomorra, en 2008- il revient quatre ans après Draquila, le documentaire au vitriol de Sabina Guzzanti, dans une capitale des Abruzzes désertée, au cœur d’une région qui pourrait devenir, nous dit-il, « la Grèce de l’Italie ». D’un point de vue politique, on serait tenté de définir cette incurie comme un nouvel exemple de la « stratégie du choc », telle que définie par Naomi Klein, une sorte d’équivalent, à l’échelle italienne, de ce qu’il s’est produit en Louisiane après le passage de l’Ouragan Katrina, en 2005.
La coïncidence entre la crise économique la plus grave de l’après-guerre et le séisme le plus dévastateur du nouveau millénaire, aurait jeté sur le pavé n’importe quelle région, même la plus économiquement avancée. Imaginons-nous un bout de l’Italie des Apennins, comme le sont les Abruzzes, une terre de montagnes et de villages à demi désertés où l’on peut encore trouver des traces visibles d’une civilisation paysanne et pastorale bouleversée par la modernité. Dans plusieurs petites villes rien n’a survécu : on n’y trouve souvent même plus une épicerie ou un bar, au point qu’on se demande comment font les rares habitants qui y sont demeurés pour trouver le strict nécessaire.
Le désert s’étend comme une couronne d’épines dans les nouvelles cités-dortoirs bâties à la marge des villages sinistrés et tout autour de la capitale régionale : on sort le matin pour aller à l’école ou au travail et on rentre tard dans l’après-midi ou le soir, quelquefois en parcourant des dizaines de kilomètres sur des routes de montagne. Le centre de L’Aquila est encore embaumé, figé à 3h32 du matin ce tragique 6 avril 2009, quand le séisme en a décrété la mort à la manière d’un soudain infarctus.
On travaille beaucoup au ralenti, du moins dans la dite zone rouge, et le résultat paradoxal est celui d’une ville dont le cœur est à l’arrêt mais qui vit encore dans ses périphéries. Hors du centre historique, en effet, il y a deux mille chantiers ouverts : on travaille sur des maisons individuelles et des immeubles, ainsi qu’à des structures publiques ou religieuses. Le dernier à avoir été inauguré a été le bâtiment de la préfecture. Dans les structures hospitalières de l’ancien asile psychiatrique de Collemaggio, sur une colline à côté de la basilique – elle aussi est en restructuration – les médecins continuent en revanche à recevoir les patients dans les préfabriqués aménagés par la Protection Civile.
Bien que les chantiers et les grues fleurissent autour de la ville, L’Aquila ne cesse de se dépeupler, les jeunes ont recommencé à émigrer dans les mêmes proportions que durant l’après-guerre, et même l’université -la fierté de la ville- sinistrée comme le reste par le séisme, est désormais dans l’angoisse. Vu la faiblesse de la somme allouée par la loi de stabilité tout juste approuvée, le risque est que même la faible économie qui tourne autour du désastre du tremblement de terre -celle que la journaliste Naomi Klein a défini comme une « économie du choc »- puisse misérablement s’écrouler.
Le résultat c’est que L’Aquila est confronté à un risque sérieux d’implosion, qui entraînerait avec sa perte une partie de la région. Un petit signe d’inversion de tendance s’est produit ces derniers jours, quand a été inauguré le nouveau siège de l’Alenia, remis sur pied en un temps record étant donné les rythmes de reconstruction. 307 employés du Thales Alenia Space seront transférés dans le nouvelle édifice construit selon des critères antisismiques dernier cri. C’est déjà bon signe que l’agence de la Finmeccanica(1) ait choisi de demeurer à l’Aquila, même si elle a eu des difficultés à se transférer ailleurs avec armes et bagages.
Mais les chiffres de l’occupation nous disent avec crudité combien cette hirondelle ne fait pas le printemps. Pour une entreprise publique -sous contrôle du ministère du Budget- qui parvient à résister, nombreuses sont celles qui ferment ou réduisent drastiquement personnel et activités. De janvier à octobre de cette année [2013], le recours aux allocations chômage a littéralement explosé, même par rapport à une année déjà catastrophique comme 2012 : les heures autorisées s’élèvent à plus de 30 millions d’heures pour toute la région, presque quatre millions en plus par rapport à la même période de l’année précédente. Un bon en avant de 40,3% en un an. Selon Sandro Giovarruscio, du secrétariat régional du syndicat Cgil, cette donnée est même sous-évaluée, du fait que les autorisations de paiement des allocations chômage par dérogation accusent un retard notable du fait du manque de ressources.
En substance, soutient le syndicaliste, si les pratiques de concession de l’allocation de la part des institutions étaient plus rapides, il y aurait bien plus de travailleurs que les 17 338 actuellement en chômage total qui auraient droit aux allocations. Les derniers à s’être vus autoriser le recours aux aides sociales on été les 636 ouvriers de Magneti Marelli à Sulmona, tandis qu’à L’Aquila le pôle technologique se défait peu à peu, fait exceptionnel naturellement pour une société comme l’Alenia. Les données qui regardent le chômage des jeunes, lequel dépasse les 40%, ne sont pas moins dévastatrices, tout comme la chute du PIB, qui a perdu 7,2% en 5 ans. Selon Caritas, la pauvreté serait en ascension vertigineuse dans la région tout entière et 68% des personnes qui demandent de l’aide à l’association le font parce qu’elles ont perdu leur travail et n’ont donc plus un revenu suffisant pour vivre.
En résumé, si les Abruzzes ne sont pas devenues la Grèce de l’Italie, il s’en faut de peu et c’est pourquoi, dit Umberto Trasatti, le secrétaire régional de la Cgil, leur renaissance devrait devenir une priorité pour le Gouvernement italien, chose qu’elle n’a au contraire jamais été. On comprend dès lors la préoccupation des collectivités locales et des syndicats, qui voient un système économique entier s’effondrer sans que rien ne vienne le remplacer. « En ce moment l’économie est arrêtée et il y a même des bouchons qui empêchent tout redémarrage » m’explique Trasatti. La bureaucratie qui ralentit tout, l’argent qui manque pour la reconstruction, l’incapacité à penser les investissements pour la relance : voilà quels sont les « bouchons » qui clouent sur place l’économie locale. « Il faudrait créer une nouvelle occupation, stable et de qualité » dit encore le syndicaliste, qui insiste sur un point : « La seule manière pour le faire est de destiner une partie des fonds pour la reconstruction de L’Aquila au soutien des activités de production. »
La Cgil va bien au-delà de la dite loi Barca, qui prévoit une destination de 5% : pour Trasatti elle “doit être portée au minimum à 10%”. S’il est vrai que le processus de reconstruction devrait aller de pair avec la relance de l’économie, il va de soi qu’il ne devrait pas pouvoir s’arrêter, sous peine de voir s’écrouler entièrement tout un système économique. Le conseil municipal de L’Aquila a approuvé à l’unanimité un calendrier qui prévoit un rythme rapide de projets et l’ouverture de nouveaux travaux avec une échéance globale d’ici 2019. En ce moment il y a deux mille chantiers actifs, justement, et les trois cents nouvelles personnes employées grâce au « grand concours » de la loi Barca sont en mesure d’approuver des projets à un rythme de cent millions par mois. Vue ainsi, même du point de vue du travail, la reconstruction serait une manne pour l’économie locale.
Au lieu de quoi, on voit se succéder les exemples de chantiers avec deux ou trois ouvriers au travail pour chaque service, les faillites d’entreprise et les défauts de paiement aux travailleurs, en plus des petites escroqueries et des plaintes des propriétaires et des locataires qui ne sont pas informés du cours des travaux par les syndics de copropriété, qui à leur tour prennent 2% sur le total des travaux. S’ajoutent à cela les tares dénoncées dans un dossier par l’europarlementaire danois de la Gauche européenne, Soren Sorengaard : adjudications concédées à des entreprises dépourvues du certificat antimafia, recours excessif à la sous-traitance ; en bref une absence de contrôles en amont qui finit par avoir d’inévitables répercussions en aval, autrement dit sur les travailleurs. Tares qui risquent d’obliger le gouvernement italien à rendre trois cent cinquante millions de fonds communautaires mal dépensés.
Avec la loi de stabilité on a trouvé six cents millions“d’argent frais”, comme l’a dit la sénatrice du Parti démocrate [centre gauche] Stefania Pezzopane, qui s’est battue pour que le chiffre prévu dépasse la somme initialement prévue, autrement rien du tout. À cela s’ajoutent les un milliard deux-cents millions d’euros sur six ans alloués par le gouvernement Letta en juillet ; somme qu’un ordre du jour de Stefania Pezzopane approuvé en commission budgétaire oblige l’exécutif à débloquer immédiatement dans sa totalité. Si on a conjuré un blocage des chantiers en février, la couverture pour Trasatti demeure toujours trop courte : “Les coûts estimés par la municipalité pour respecter le calendrier fixé se montent à trois milliards pour la seule année 2014. » En bref, c’est comme avoir une Ferrari avec un moteur de Fiat 500 : on approuve les projets à rythme accéléré et puis on ne parvient pas à les lancer faute de financements.
Avec le Pacte budgétaire et l’accumulation des urgences -la bonification de la Terre des feux, les inondations en Sardaigne, le pôle Ilva de Tarente etc.- selon la sénatrice Pezzopane on ne pouvait faire davantage. Il faudra espérer, dans le futur, en la clémence de la nature pour éviter que L’Aquila, comme déjà tant de bourgs de l’intérieur du pays, se transforme en une ville-fantôme.
Article original paru sur Rassegna.it le 14/01/2014. Traduit de l’italien par Olivier Favier. Angelo Mastrandrea est directeur-adjoint du Manifesto. Il est l’auteur de Il trombettiere di Custer e altri migranti, Ediesse, Rome, 2011.