Accueil > L’austérité est-elle une fatalité ? Face aux créanciers, effronterie (...)

L’austérité est-elle une fatalité ? Face aux créanciers, effronterie argentine et frilosité grecque

par Maurice Lemoine

Publie le jeudi 24 mai 2012 par Maurice Lemoine - Open-Publishing

La crise grecque n’est pas inédite. D’autres pays accablés par le fardeau de la dette ont parfois choisi de ne plus payer, comme l’Argentine des décennies 1990-2000. Cet exemple emblématique illustre aussi bien les logiques qui conduisent à la catastrophe que les mécanismes qui pourraient permettre à Athènes de desserrer l’étau.

Tout commence par une idée éblouissante. Pour mettre un terme à l’inflation qui ravage le pays à son arrivée au pouvoir en 1989 [1], le président péroniste Carlos Menem — flanqué de son superministre de l’économie Domingo Cavallo, formé à Harvard et ancien fonctionnaire de la dictature (1976-1983) — fixe le taux de change de la monnaie argentine de manière rigide : 1 peso pour 1 dollar. Il grave ce système dit du « currency board » dans la Constitution. Qualifiée de « big bang » et encouragée dès l’origine par le Fonds monétaire international (FMI), cette politique réussit dans un premier temps : l’inflation disparaît, la croissance s’affermit.

Le 1er janvier 2001, la Grèce remplit les critères de Maastricht et rejoint la zone euro. Un an plus tard, les pièces frappées de la nouvelle devise remplacent la drachme, l’ancienne monnaie nationale.

Après la crise mexicaine (1994-1995), l’Argentine peine à se financer sur les marchés : la hausse des taux d’intérêt — qui atteignent 20 % — pèse sur son budget. Plusieurs crises ayant fragilisé les nations émergentes (Asie du Sud-Est, Russie, Brésil), le dollar, devenu placement refuge, voit sa valeur croître. Le mariage d’amour du peso avec le billet vert se retourne contre Buenos Aires : en ôtant à la banque centrale toute autonomie, le gouvernement abandonne le contrôle de sa politique monétaire. Quand plusieurs voisins importants, comme le Brésil, dévaluent leur monnaie, quand le dollar s’apprécie par rapport à l’euro, l’Argentine perd toute compétitivité sur ses marchés, proches ou lointains. L’année 1998 marque ainsi le passage de la croissance à la récession.

Avec le passage à l’euro, l’industrie grecque pâtit d’une monnaie forte par rapport à la drachme : sa production « coûte cher ».

Quand, le 24 octobre 1999, M.Menem cède la place au radical Fernando de la Rúa, dirigeant d’une coalition de centre-gauche, le Front pour un pays solidaire (Frepaso), que n’aurait pas désavouée l’ancien premier ministre grec Georges Papandréou, les finances sont en ruine. Sur trente-six millions d’Argentins, quatorze millions vivent officiellement en dessous du seuil de pauvreté. Eternel protecteur du genre humain, le FMI promet au nouveau gouvernement un prêt de 10 milliards de dollars pour refinancer ses dettes, à condition qu’il s’engage à mettre en œuvre un programme d’austérité. Aussi respectueux qu’un domestique nouvellement engagé, et pour éviter tout moratoire ou défaut de paiement — la dette publique atteint 147,8 milliards de dollars —, le pouvoir élabore un plan d’ajustement structurel. En juin 2000, une grève générale de trente-cinq jours paralyse le pays.

Le 30 novembre 2009, alors que les ministres des finances européens expriment leur préoccupation, M. Papandréou — qui a succédé à un premier ministre conservateur, M. Costas Caramanlis — admet que l’économie grecque se trouve aux « soins intensifs ». Le 3 mars 2010, il annonce un premier plan d’austérité.

Une meute d’économistes du FMI, de la Banque mondiale et de la Banque interaméricaine de développement (BID) planchent sur un « plan de sauvetage » — forcément le dernier. « Le FMI ne permettra pas à l’Argentine d’obtenir le soutien promis tant que le gouvernement n’aura pas mis en œuvre, par loi ou par décret, l’ensemble de mesures annoncées par le président  [2] », avertit M. Stanley Fischer, directeur général adjoint d’une institution qui sait aussi se montrer désagréable en cas de besoin, le 23 novembre 2000. C’est donc par décret que M. de la Rúa démantèle ce qui reste du service public des retraites, dérégule la sécurité sociale, flexibilise le marché du travail, libéralise le secteur de la santé.

Le 23 avril 2010, Athènes obtient un premier prêt de 45 milliards d’euros accordé par l’Union européenne et le FMI.

Les affrontements entre la police et les manifestants font leurs premières victimes. Les escraches — insultes, jets de pierres ou d’œufs, agressions —, les barrages routiers et les concerts de casseroles (cacerolazos) se multiplient. Le 18 décembre 2000, utilisant rationnellement les incompétences, une coalition de financiers internationaux emmenée par le FMI gratifie Buenos Aires d’un nouveau plan d’« aide » d’un montant total de 39,7 milliards de dollars sur trois ans. Grâce à ces mesures, l’Argentine est sauvée ! D’autant que M. de la Rúa annonce une nouvelle réduction des dépenses publiques et nomme, le 20 mars 2001, M. « peso-dollar » Cavallo ministre de l’économie. Son retour, (momentanément) salué par la Bourse, le FMI et les marchés, enthousiasme le Financial Times : ses résultats lui ont en effet donné «  l’étoffe d’une légende parmi les investisseurs internationaux et les politiques du monde entier [3] ». Il emplit d’espoir le premier ministre britannique Anthony Blair et le président usaméricain George W. Bush, qui expriment publiquement leur satisfaction.

Le 2 mai 2010, dans l’optique de « mettre un terme à la crise », les ministres des finances européens accordent à la Grèce un « plan de sauvetage » de 110 milliards d’euros.

Pour éviter un défaut de paiement, et parce que la possibilité d’un moratoire déclaré unilatéralement est dogmatiquement exclue, M. Cavallo invente le « mégachange », à travers lequel des titres de la dette à court terme (29,5 milliards de dollars) sont échangés pour des titres à long terme (jusqu’à trente ans), mais — accélérant la catastrophe — avec des intérêts faramineux. Ensuite, il s’attaque au « déficit zéro » en diminuant de 13 % les salaires et pensions de plus de 500 pesos (500 dollars) ; une mesure qui affecte 92 % des employés de l’Etat et 15 % des retraités. Par centaines, les petites et moyennes entreprises (PME) mettent la clé sous la porte.

Comme la peste du Moyen Age, l’horreur économique pousse les piqueteros — des chômeurs qui ont choisi comme moyen d’action de couper les routes — à ériger des barrages par centaines, et une masse d’Argentins à lancer une grève générale, le 20 juillet 2001. Les agences de gestion des risques Standard & Poor’s et Moody’s annoncent qu’elles pourraient classer l’Argentine en « cessation de paiement technique ». Un porte-parole du Trésor usaméricain complète le message en précisant : « Davantage de sacrifices seront probablement nécessaires de la part de la population argentine avant d’obtenir la situation d’équilibre désirée [4]. »

Le 15 juin 2011, une grève générale paralyse la Grèce : la population proteste contre un nouveau programme d’austérité destiné à économiser 28 milliards d’euros. Malgré de nombreux heurts avec la police, le programme sera voté le 29 juin, ouvrant la voie au versement d’un nouveau plan d’aide de 109 milliards d’euros, le 22 juillet.

Les banques étant dans l’incapacité de faire face aux demandes de retrait des dépôts effectués en pesos et en dollars, le gouvernement impose à partir du 3 décembre de strictes mesures limitant les sorties d’argent vers l’étranger. Surtout, il interdit aux épargnants l’accès à l’argent liquide de leurs comptes bancaires, faisant entrer en vigueur le corralito (« petit enclos »). Est-ce suffisant ? Déguisée en vertu, l’hypocrisie fleurit : alors que les recettes fiscales ont enregistré une nouvelle chute record en novembre (- 11,6 %), les plans de rigueur ayant paralysé l’activité économique et provoqué une récession qui dure depuis trois ans, l’agence Fitch abaisse la note de la dette publique de C à DDD (défaut de paiement). Le FMI annonce qu’il ne versera pas la somme de 1,26 milliard de dollars accordée précédemment.

Septième grève générale ! Dès le 12 décembre, d’importantes manifestations se déploient, s’amplifient et sont réprimées (sept morts, trois cent soixante-dix-huit blessés). Elles débouchent sur le pillage de supermarchés et de commerces par des exclus démunis de toute couverture sociale. La classe moyenne fait bruyamment résonner ses cacerolazos. Sans drapeaux ni dirigeants, des centaines de milliers de mécontents se mettent à onduler et à gronder comme une mer en furie. Pour seule réponse, M. de la Rúa décrète l’état de siège et intensifie la répression policière : trente-cinq morts, plus de quatre mille cinq cents arrestations. Mais la mobilisation populaire ne faiblit pas. Le 19 décembre 2001, suivant dans sa déroute l’impopulaire Cavallo, le cabinet ministériel remet sa démission. Le lendemain, à mi-mandat, M. de la Rúa saute dans un hélicoptère, abandonnant la Casa Rosada.

Les 19 et 20 octobre 2011, une grève générale et de violentes manifestations paralysent la Grèce ; Dimitris Kotsaridis, l’un des manifestants, y laisse la vie.

Tandis que l’incurie des prescriptions du FMI, de la Banque mondiale et de leurs amis (une sorte de « troïka ») apparaît au grand jour, le péroniste Adolfo Rodríguez Saá est nommé à la présidence par le Congrès. Devant l’Assemblée, il déclare qu’il ne paiera pas un centime de la dette. Il plaide pour une politique de relance, parle de créer un million d’emplois et entend revenir sur la diminution des retraites et sur la flexibilisation du droit du travail. Ces premières décisions — qui ont « plus de points communs avec le populisme le plus arriéré qu’avec l’image rénovatrice et moderne que prétend donner le président intérimaire » — inquiètent les marchés (qui ont pour interprète, dans ce cas précis, le quotidien espagnol El País, le 28 décembre 2001).

Alors que la population exige des solutions concrètes, les manifestations dégénèrent. « Je n’ai pas d’autre choix que de présenter ma démission irrévocable », capitule M. Saá, sept jours après avoir pris ses fonctions.

Voici le péroniste Eduardo Duhalde nommé pour le reste du mandat, c’est-à-dire jusqu’en décembre 2003. C’est le cinquième président en quinze jours [5]. A peine constitué, le gouvernement envoie au Parlement une loi d’urgence qui, approuvée le 6 janvier 2002, comporte des modifications fondamentales en matière de politique économique. Il s’agit, pour relancer l’activité, de dévaluer le peso d’environ 30 %, en mettant fin à la parité fixe imposée en 1991. « Le discours et les gestes, sans cesser d’être populistes, sont maintenant plus prudents », note encore El País le 3 janvier. « Populistes » ? Evidemment : la dévaluation risque de faire perdre 3 milliards d’euros aux multinationales espagnoles qui s’ébattent en Argentine comme en pays conquis — et que la Bourse de Madrid châtie soudain sévèrement.

L’option consistant à tout faire pour préserver sa place au sein de la zone euro interdit à la Grèce de dévaluer sa monnaie pour tenter de relancer ses exportations.

Les sociétés concessionnaires des services publics privatisés, souvent d’origine étrangère, réclament des augmentations de tarif allant de 40 à 260 %. « Jamais de ma vie je n’ai reçu autant d’appels téléphoniques de tous les groupes implantés en Argentine qui ne veulent pas que nous touchions à leurs privilèges », confiera un peu plus tard le président Duhalde [6]. Le 27 janvier, lançant un avertissement qui résonne comme une menace, le commissaire européen aux affaires monétaires Pedro Solbes dénonce « les carences et les contradictions » du programme économique argentin. Le Crédit agricole français, l’espagnole Banco Santander et la canadienne Bank of Nova Scotia filent à l’anglaise, laissant des dizaines de milliers d’Argentins sans économies.

En dépit de déclarations officielles allant dans le sens de la rigueur, le gouvernement craint davantage une énième explosion sociale que le mécontentement des investisseurs étrangers, des Etats-Unis ou du FMI. Il maintient donc le moratoire décrété par M. Saá. Demandant au nouveau président un « plan cohérent », le FMI réagit : il refusera toute assistance tant que perdurera la politique en cours, et il donne un an à l’Argentine pour payer sa dette.

Le 31 octobre 2011, M. Papandréou annonce qu’il soumettra l’accord conclu le 27 octobre (visant à « sauver » une nouvelle fois la Grèce en lui imposant davantage d’austérité) au vote des citoyens. Tancé par l’Allemagne, la France, Bruxelles et le FMI, il y renonce le 3 novembre.

Dans son discours d’investiture, M. Duhalde avait affirmé que les dépôts bancaires bloqués par le corralito seraient restitués dans la monnaie originale. Revenant sur ses engagements, il annonce que les épargnants récupéreront leur argent en pesos et non en dollars, sur la base de 1,40 peso par dollar, alors qu’au taux de change libre celui-ci coûte déjà 1,65 peso. En avril, le FMI, soufflant le chaud et le froid — à moins, tout simplement, qu’il n’ait pas la moindre idée de la conduite à suivre ! —, fait un geste de 710 millions de dollars pour financer le déficit des provinces. Partageant avec ses interlocuteurs un goût certain pour le comique de répétition, M. Duhalde s’engage à opérer... des coupes dans les dépenses publiques. Au cours des trois mois précédents, les entreprises ont procédé à cent soixante-dix mille licenciements ; le chômage atteint officiellement 25 %.

Dans la province de Buenos Aires, la suppression des bourses a sorti des écoles environ cent trente mille élèves des quartiers défavorisés. La dévaluation a contraint les commerçants à augmenter le prix des produits nationaux et importés, parfois de 30 % (70 % pour la farine).

Le 20 février 2012, les ministres des finances de la zone euro se mettent d’accord pour verser à la Grèce une aide supplémentaire de 130 milliards d’euros en échange de nouvelles mesures d’austérité. Le ministre néerlandais des finances Jan Kees de Jager demande la mise en place d’une « surveillance permanente » d’Athènes par l’Union européenne et le FMI.

Une autre logique s’impose alors en Argentine. Depuis la fin de l’année 2001 ont surgi partout des assemblées populaires, des organisations de chômeurs et de piqueteros, des réseaux de troc, des coordinations de santé ou d’éducation ; les travailleurs reprennent en autogestion les usines abandonnées [7]). Les hommes politiques, les membres du gouvernement, les juges n’osent plus apparaître en public : ils ont été trop avides, trop corrompus ; le pays tout entier les vomit. Le cauchemar de la ruine fait se soulever les communautés paysannes. En ville, les cacerolazos reprennent ; des syndicats de chômeurs et de salariés, des banlieusards qui ne mangent plus à leur faim bloquent l’accès à la capitale. Dans un chaos total, au cri de « Que sa vayan todos ! » (« Qu’ils s’en aillent tous ! »), les Argentins se révoltent à nouveau, laissant sur le carreau deux morts et cent quatre-vingt-dix blessés (sans parler des cent soixante détenus).

Le 26 juin 2002, la répression féroce d’une manifestation de piqueteros — le « massacre d’Avellaneda » — fait deux nouvelles victimes et trente-trois blessés par balle. Devant l’indignation populaire, M. Duhalde annonce des élections anticipées, six mois avant le terme prévu.

En décembre, dans les rues de Buenos Aires, près de cent mille personnes défilent encore, réclamant une assemblée populaire où serait discuté le changement radical du modèle économique. Gelées depuis décembre 2001, les négociations avec le FMI demeurent au point mort. Pour beaucoup, l’Argentine, devenue un paria financier, comme l’Irak, le Liberia ou la Somalie, a déjà un pied dans la tombe. D’ailleurs, le sociologue français Alain Touraine l’enterre : « Elle n’a aucune capacité à se transformer et à prendre des décisions. En tant qu’unité, en tant que pays et en tant que système politique, elle est morte [8]. » Morte, peut-être, mais elle bouge encore. Et sacrément.

Lors de la campagne électorale, trois candidats se présentent au nom du péronisme : M. Menem, l’éphémère président Saá et Néstor Kirchner, inconnu du grand public mais gouverneur de centre gauche de la province de Santa Cruz (Patagonie). Le 27 avril 2003, Kirchner et M. Menem arrivent en tête, avec respectivement 24,34 % et 21,9 % des voix. Le 14 mai, donné « laminé-battu-écrasé » par les sondages, M. Menem — qui a annoncé que, s’il était élu, il n’hésiterait pas à faire appel à l’armée pour venir à bout du « désordre » — renonce à disputer le second tour.

Le 25 mai, dans son discours d’investiture, Kirchner se pose en défenseur de la justice sociale et en partisan d’un rôle accru de l’Etat, pour « mettre de l’égalité là ou le marché exclut ». Alors que les Etats-Unis n’ont envoyé qu’un fonctionnaire de second rang, le secrétaire au logement et au développement urbain Mel Martinez, il n’échappe à personne qu’à l’applaudimètre des délégations étrangères le président cubain Fidel Castro, le Vénézuélien Hugo Chávez et le Brésilien Luiz Inácio Lula da Silva crèvent les plafonds.

Les investisseurs étrangers réclament toujours une réévaluation substantielle des tarifs des services publics privatisés (mesure également exigée par le FMI). De leur côté, Kirchner et son ministre de l’économie Roberto Lavagna décident de contrôler les entrées de capitaux spéculatifs et annoncent une augmentation de 50 % du salaire minimum afin de relancer la consommation.

Dès lors, la politique du président prend l’exact contre-pied de celle qui a ravagé le pays. Rompant la « relation fusionnelle » entretenue depuis les années 1990 avec les Etats-Unis, il se tourne vers l’axe progressiste latino-américain. Il réaffirme le rôle de la volonté en politique et de l’Etat dans l’économie. Il lie assainissement financier et développement des protections sociales, reconstruction de l’offre industrielle et soutien de la demande populaire.

A partir de septembre 2002, du fait de la très forte dépréciation du peso qui, en protégeant l’industrie, permet la reconquête du marché intérieur et la substitution de certaines importations, la croissance était revenue ; son taux, favorisé par le dynamisme des exportations, augmente fortement.

Observant ce redressement, le FMI souhaite évidemment que Buenos Aires consacre une part de l’excédent de ses rentrées fiscales à améliorer son offre sur la dette. Pour toute réponse, Kirchner propose de reprendre les paiements en échange d’un abandon d’une partie de leur créance par les acteurs financiers. Et, de fait, en septembre 2003, à l’occasion de l’assemblée générale du FMI et de la Banque mondiale qui se tient à Dubaï, il définit personnellement son offre, « à prendre ou à laisser », négociant directement avec le marché au lieu de s’y soumettre. C’est ainsi qu’il arrache aux gendarmes monétaires un moratoire qui diffère de trois ans (jusqu’en septembre 2006) le recouvrement de 12,5 milliards de dollars, proroge le délai de remboursement de 2,43 milliards de dollars sur lesquels l’Argentine est en défaut de paiement et, surtout, refuse de prendre un quelconque engagement quant à l’application des recettes du Fonds.

Cette position dure a finalement été payante, et la restructuration obtenue le 25 février 2005 a créé un précédent intéressant, pour ne pas dire un exemple. Ce jour-là, l’Argentine a imposé une réduction de sa dette publique, tant interne qu’externe (178,7 milliards de dollars), grâce à une décote de 75 % portant sur 82 milliards de dollars [9]. De cette somme, 43,5 % étaient aux mains d’épargnants individuels non résidents (parmi lesquels beaucoup d’Italiens et d’Allemands), 34,5 % appartenaient à des investisseurs institutionnels étrangers et 22 % à des Argentins. Les montants dus au FMI, à la Banque mondiale et autres organismes internationaux ne sont pas concernés par l’accord [10] — ce que d’aucuns, partisans de la manière (encore plus) forte, reprocheront au président.

Le 9 mars 2012, la Grèce procède à la plus importante restructuration de dette de l’histoire, portant sur 206 milliards d’euros : au moins 83,5 % de ses créanciers privés ont accepté d’effacer 53,5 % de la valeur de leurs titres (Athènes promettant d’imposer une décote similaire aux autres). Pour les investisseurs, cette opération coordonnée garantit des remboursements qu’un défaut « chaotique » aurait interrompus. Contrairement à ce qui s’est passé en Argentine, le défaut grec ne s’inscrit pas dans un processus de rupture sur les plans économique et politique : à l’écoute des exigences de la « troïka » (Commission européenne, Banque centrale européenne et FMI), le gouvernement grec annonce de nouvelles mesures d’austérité.

Accusé de « populisme », critiqué pour son refus de criminaliser la protestation sociale, parfois accusé d’autoritarisme, le président Kirchner, s’il n’a pas réglé tous les problèmes de son pays, a renationalisé certaines entreprises stratégiques — les caisses de retraite, la radio, l’eau, le courrier —, financé d’importants programmes sociaux et réduit le taux de pauvreté de moitié en quatre ans. « Nous avons réussi la meilleure négociation du monde pour la plus importante dette du monde », déclarait-il à Dubaï le 25 février 2005.

Au mois de décembre 2005, avec l’aide du Venezuela (acquéreur de 1,6 milliard de dollars d’obligations), le pays s’offrira le luxe de rembourser d’un coup la dette contractée auprès du FMI (9,8 milliards de dollars). Là encore, des critiques se feront entendre. Mais, pour Buenos Aires, la mesure avait un objectif capital : empêcher les responsables de la catastrophe de 2001-2002 de fourrer à nouveau leur nez dans la conduite des affaires du pays.

En retrouvant sa souveraineté, le pays s’est redressé spectaculairement, au point que son produit intérieur brut (PIB) a triplé entre 2003 et 2011. C’est entendu : le secteur exportateur grec n’est pas l’argentin, et, depuis 2001, Buenos Aires a profité d’un rayon de soleil sur l’économie mondiale, dopée par le crédit bon marché et la demande chinoise en matières premières. Pour se redresser, Athènes ne peut raisonnablement pas compter sur un tel environnement.

Cela ne devrait pas l’empêcher de méditer la morale de ce précédent. Celle que, l’année suivante, Joseph Stiglitz, lauréat en 2001 du prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel, formula en ces termes, en observant le désastre argentin : « Tout économiste digne de ce nom aurait pu prédire que les politiques d’austérité allaient provoquer un ralentissement de l’activité et que les objectifs budgétaires ne seraient pas atteints  [11]. »

Alors, si on réfléchissait à la situation de la Grèce, à présent ?

Maurice Lemoine
Journaliste.

LMD. Paris, avril 2012.

Notes

[1] 1 105 % en moyenne entre 1985 et 1990.

[2] El País, Madrid, 24 novembre 2000.

[3] Repris dans Courrier international, Paris, 20 décembre 2001.

[4] El Nuevo Herald, Miami, 14 juillet 2001.

[5] M.Ramón Puerta siège par intérim à la présidence du 21 au 23 décembre 2001, et M. Eduardo Camaño du 31 décembre 2001 au 2 janvier 2002 (par intérim également).

[6] Le Monde, 8 janvier 2002.

[7] Lire Cécile Raimbeau, « En Argentine, occuper, résister, produire », Le Monde diplomatique, septembre 2005.

[8] El País, 14 avril 2002.

[9] Au terme de longues négociations avec ceux des créanciers qui l’avaient refusée, cette décote de 75 % sera finalement acceptée en 2010 pour près de 93 % du montant total des sommes concernées.

[10] Entre 2001 et 2004, Buenos Aires leur paiera plus de 10 milliards de dollars. L’Argentine doit toujours 6,7 milliards de dollars (hors intérêts) au Club de Paris ; en novembre 2010, celui-ci a accepté de renégocier le règlement de cette dette, mais, comme le réclamait le gouvernement argentin depuis deux ans, sans l’intervention du FMI.

[11] Straits Times, Singapour, 10 janvier 2002.

http://www.elcorreo.eu.org/L-austerite-est-elle-une-fatalite-Face-aux-creanciers-effronterie-argentine-et