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L’ordre règne à Berlin
par Rosa Luxemburg
Publie le jeudi 16 janvier 2014 par Rosa Luxemburg - Open-Publishing
Décès : 15 janvier 1919, Berlin, Allemagne
« L’ordre règne à Varsovie », déclara
le ministre Sébastiani, en 1831, à la Chambre française, lorsque, après avoir
lancé son terrible assaut sur le faubourg de Praga, la soldatesque de
Souvorov [1], eut pénétré
dans la capitale polonaise et qu’elle eut commencé son office de bourreau.
« L’ordre règne à Berlin », proclame avec des cris de
triomphe la presse bourgeoise, tout comme les
Ebert et les
Noske,
tout comme les officiers des « troupes victorieuses » que la racaille
petite-bourgeoise accueille dans les rues de Berlin en agitant des mouchoirs et
en criant : « Hourrah ! » Devant l’histoire mondiale, la gloire et l’honneur
des armes allemandes sont saufs. Les lamentables vaincus des Flandres et de
l’Argonne ont rétabli leur renommée en remportant une victoire éclatante... sur
les 300 « Spartakistes » du Vorwärts. Les exploits datant de la glorieuse
invasion de la Belgique par des troupes allemandes, les exploits du général von
Emmich, le vainqueur de Liège, pâlissent devant les exploits des
Reinhardt [2] et Cie dans
les rues de Berlin. Assassinat de parlementaires venus négocier la reddition du
Vorwärts et que la soldatesque gouvernementale a frappés a coups de crosse, au
point que l’identification des corps est impossible, prisonniers collés au mur,
dont on a fait éclater les crânes et jaillir la cervelle : qui donc, en
présence de faits aussi glorieux pourrait encore évoquer les défaites subies
devant les Français, les Anglais et les Américains ? L’ennemi, c’est «
Spartacus » et Berlin est le lieu où nos officiers s’entendent à remporter la
victoire. Et le général qui s’entend à organiser ces victoires, là où
Ludendorff a échoué, c’est Noske, l’ « ouvrier » Noske.
Qui n’évoquerait l’ivresse de la meute des partisans de «
l’ordre », la bacchanale de la bourgeoisie parisienne dansant sur les cadavres
des combattants de la Commune, cette bourgeoisie qui venait de capituler
lâchement devant les Prussiens et de livrer la capitale à l’ennemi extérieur
après avoir levé le pied ? Mais quand il s’est agi d’affronter les prolétaires
parisiens affamés et mal armés, d’affronter leurs femmes sans défense et leurs
enfants, ah comme le courage viril des fils de bourgeois, de cette « jeunesse dorée
», comme le courage des officiers a éclaté Comme la bravoure de ces fils de
Mars qui avaient cané devant l’ennemi extérieur s’est donné libre cours dans
ces atrocités bestiales, commises sur des hommes sans défense, des blessés et
des prisonniers !
« L’ordre règne à Varsovie », « l’ordre règne à Paris », «
l’ordre règne à Berlin ». Tous les demi-siècles, les gardiens de « l’ordre »
lancent ainsi dans un des foyers de la lutte mondiale leurs bulletins de
victoire. Et ces « vainqueurs » qui exultent ne s’aperçoivent pas qu’un
« ordre », qui a besoin d’être maintenu périodiquement par de sanglantes
hécatombes, va inéluctablement à sa perte.
Cette « Semaine Spartakiste » de Berlin, que nous a-t-elle
apporté, que nous enseigne-t-elle ? Au cœur de la mêlée, au milieu des clameurs
de triomphe de la contre-révolution, les prolétaires révolutionnaires doivent
déjà faire le bilan des événements, les mesurer, eux et leurs résultats, au
grand étalon de l’histoire. La révolution n’a pas de temps à perdre, elle poursuit
sa marche en avant, - par-dessus les tombes encore ouvertes, par-delà les « victoires »
et les « défaites » - vers ses objectifs grandioses. Et le premier devoir de
ceux qui luttent pour le socialisme internationaliste, c’est d’étudier avec
lucidité sa marche et ses lignes de force.
Pouvait-on s’attendre, dans le présent affrontement, à une
victoire décisive du prolétariat révolutionnaire, pouvait-on escompter la chute
des Ebert-Scheidemann et l’instauration de la dictature socialiste ?
Certainement pas, si l’on fait entrer en ligne de compte tous les éléments qui
décident de la réponse. Il suffit de mettre le doigt sur ce qui est à l’heure
actuelle la plaie de la révolution : le manque de maturité politique de la
masse des soldats qui continuent de se laisser abuser par leurs officiers et
utiliser à des fins contre-révolutionnaires est à lui seul la preuve que, dans
ce choc-ci, une victoire durable de la révolution n’était pas possible. D’autre
part, ce manque de maturité n’est lui-même que le symptôme du manque général de
maturité de la révolution allemande.
Les campagnes, d’où est issu un fort pourcentage de la masse
des soldats, continuent de n’être à peu près pas touchées par la révolution.
Jusqu’ici, Berlin est à peu près isolé du reste du Reich. Certes en province,
les foyers révolutionnaires - en Rhénanie, sur la côte de la mer du Nord, dans
le Brunswick, la Saxe, le Wurtemberg - sont corps et âme aux côtés du
prolétariat berlinois. Mais ce qui fait défaut, c’est la coordination de la
marche en avant, l’action commune qui donnerait aux coups de boutoir et aux
ripostes de la classe ouvrière berlinoise une tout autre efficacité. Ensuite -
et c’est de cette cause plus profonde que proviennent ces imperfections
politiques - les luttes économiques, ce volcan qui alimente sans cesse la lutte
de classe révolutionnaire, ces luttes économiques n’en sont encore qu’à leur
stade initial.
Il en résulte que, dans la phase actuelle, on ne pouvait
encore escompter de victoire définitive, de victoire durable. La lutte de la
semaine écoulée constituait-elle pour autant une « faute » ? Oui, s’il
s’agissait d’un « coup de boutoir » délibéré, de ce qu’on appelle un « putsch »
! Mais quel a été le point de départ des combats ? Comme dans tous les cas
précédents, le 6 décembre, le 24 décembre : une provocation brutale du
gouvernement ! Naguère l’attentat contre les manifestants sans armes de la
Chausséestrasse, le massacre des matelots, cette fois le coup tenté contre la
Préfecture de Police, ont été la cause des événements ultérieurs. C’est que la
révolution n’agit pas à sa guise, elle n’opère pas en rase campagne, selon un
plan bien mis au point par d’habiles « stratèges ». Ses adversaires aussi font
preuve d’initiative, et même en règle générale, bien plus que la Révolution.
Placés devant la provocation violente des Ebert-Scheidemann,
les ouvriers révolutionnaires étaient contraints de prendre les armes. Pour la
révolution, c’était une question d’honneur que de repousser l’attaque
immédiatement, de toute son énergie, si l’on ne voulait pas que la
contre-révolution se crût encouragée à un nouveau pas en avant ; si l’on ne
voulait pas que fussent ébranlés les rangs du prolétariat révolutionnaire et le
crédit dont jouit au sein de l’Internationale [3]
la révolution allemande.
Du reste, des masses berlinoises jaillit spontanément, avec
une énergie si naturelle, la volonté de résistance, que, dès le premier jour,
la victoire morale fut du côté de la « rue ».
Or il existe pour la Révolution une règle absolue : ne
jamais s’arrêter une fois le premier pas accompli, ne jamais tomber dans
l’inaction, la passivité. La meilleure parade, c’est de porter à l’adversaire
un coup énergique. Cette règle élémentaire qui s’applique à tout combat vaut
surtout pour les premiers pas de la révolution. Il va de soi - et pareil
comportement témoigne de la justesse, de la fraîcheur de réaction du
prolétariat, - qu’il ne pouvait se satisfaire d’avoir réinstallé Eichhorn à
son poste. Spontanément, il occupa d’autres positions de la contre-révolution :
les sièges de la presse bourgeoise, le bureau de l’agence d’informations
officieuse, le Vorwärts. Ces démarches étaient inspirées à la masse par ce
qu’elle comprenait d’instinct : la contre-révolution n’allait pas pour sa part
se satisfaire de sa défaite, mais préparer une épreuve de force générale.
Là encore nous nous trouvons en présence d’une de ces
grandes lois historiques de la révolution, sur laquelle viennent se briser
toutes les habiletés, toute la « science » de ces petits révolutionnaires de
l’U.S.P. [4],
qui dans chaque lutte ne sont en quête que d’une chose ; de prétextes pour
battre en retraite. Dès que le problème fondamental d’une révolution a été
clairement posé - et dans celle-ci c’est le renversement du gouvernement
Ebert-Scheidemann, premier obstacle à la victoire du socialisme - alors ce
problème ne cesse de resurgir dans toute son actualité, et, avec la fatalité
d’une loi naturelle, chaque épisode de la lutte le fait apparaître dans toute
son ampleur, si peu préparée à le résoudre que soit la révolution, si peu
propice que soit la situation.
« A bas Ebert-Scheidemann ! » Ce mot d’ordre jaillit
immanquablement à chaque nouvelle crise révolutionnaire ; c’est la formule qui,
seule, épuise tous les conflits partiels et qui, par sa logique interne, qu’on
le veuille ou non, pousse n’importe quel épisode de la lutte jusqu’à ses
conséquences extrêmes.
De cette contradiction entre la tâche qui s’impose et
l’absence, à l’étape actuelle de la révolution, des conditions préalables
permettant de la résoudre, il résulte que les luttes se terminent par une
défaite formelle. Mais la révolution est la seule forme de « guerre » - c’est
encore une des lois de son développement - où la victoire finale ne saurait
être obtenue que par une série de « défaites ».
Que nous enseigne toute l’histoire des révolutions modernes
et du socialisme ? La première flambée de la lutte de classe en Europe s’est
achevé par une défaite. Le soulèvement des canuts de Lyon, en 1831, s’est soldé
par un lourd échec. Défaite aussi pour le mouvement chartiste en Angleterre.
Défaite écrasante pour la levée du prolétariat parisien au cours des journées
de juin 1848. La Commune de Paris enfin a connu une terrible défaite. La route
du socialisme - à considérer les luttes révolutionnaires - est pavée de
défaites.
Et pourtant cette histoire mène irrésistiblement, pas à pas,
à la victoire finale ! Où en serions-nous aujourd’hui sans toutes ces «
défaites », où nous avons puisé notre expérience, nos connaissances, la force
et l’idéalisme qui nous animent ? Aujourd’hui que nous sommes tout juste
parvenus à la veille du combat final de la lutte prolétarienne, nous sommes
campés sur ces défaites et nous ne pouvons renoncer à une seule d’entre elles,
car de chacune nous tirons une portion de notre force, une partie de notre
lucidité.
Les combats révolutionnaires sont à l’opposé des luttes
parlementaires. En Allemagne, pendant quatre décennies, nous n’avons connu sur
le plan parlementaire que des « victoires » ; nous volions littéralement de
victoire en victoire. Et quel a été le résultat lors de la grande épreuve
historique du 4 août 1914 : une défaite morale et politique écrasante, un
effondrement inouï, une banqueroute sans exemple. Les révolutions par contre
ne nous ont jusqu’ici apporté que défaites, mais ces échecs inévitables sont
précisément la caution réitérée de la victoire finale.
A une condition il est vrai ! Car il faut étudier dans
quelles conditions la défaite s’est chaque fois produite. Résulte-t-elle du
fait que l’énergie des masses est venue se briser contre la barrière des
conditions historiques qui n’avaient pas atteint une maturité suffisante, ou
bien est-elle imputable aux demi-mesures, à l’irrésolution, à la faiblesse
interne qui ont paralysé l’action révolutionnaire ?
Pour chacune de ces deux éventualités, nous disposons
d’exemples classiques : la révolution française de février, la révolution
allemande de mars. L’action héroïque du prolétariat parisien, en 1848, est la
source vive où tout le prolétariat international puise son énergie. Par contre,
les navrantes petitesses de la révolution allemande de mars sont comme un
boulet qui freine toute l’évolution de l’Allemagne moderne. Elles se sont
répercutées - à travers l’histoire particulière de la social-démocratie
allemande - jusque dans les événements les plus récents de la révolution
allemande, jusque dans la crise que nous venons de vivre.
A la lumière de cette question historique, comment juger la
défaite de ce qu’on appelle la « semaine spartakiste » ? Provient-elle de
l’impétuosité de l’énergie révolutionnaire et de l’insuffisante maturité de la
situation, ou de la faiblesse de l’action menée ?
De l’une et de l’autre ! Le double caractère de cette crise,
la contradiction entre la manifestation vigoureuse, résolue, offensive des masses
berlinoises et l’irrésolution, les hésitations, les atermoiements de la
direction, telles sont les caractéristiques de ce dernier épisode.
La direction a été défaillante. Mais on peut et on doit
instaurer une direction nouvelle, une direction qui émane des masses et que les
masses choisissent. Les masses constituent l’élément décisif, le roc sur lequel
on bâtira la victoire finale de la révolution.
Les masses ont été à la hauteur de leur tâche. Elles ont
fait de cette « défaite » un maillon dans la série des défaites historiques,
qui constituent la fierté et la force du socialisme international. Et voilà
pourquoi la victoire fleurira sur le sol de cette défaite.
« L’ordre règne à Berlin ! » sbires stupides ! Votre
« ordre » est bâti sur le sable. Dès demain la révolution « se dressera
de nouveau avec fracas » proclamant à son de trompe pour votre plus grand
effroi
J’étais, je suis, je serai ! [5]
Notes
[1] Erreur de Rosa Luxemburg : Souvorov est mort en
1800. Les troupes russes étaient commandées par Paskevitch. (Note de G.Badia).
[2] REINHARDT, Walther (1872-1930). Officier d’État Major pendant la première guerre mondiale, dernier ministre
prussien de la guerre, il fut nommé en octobre 1919, chef de la direction de
l’armée. Il démissionna en même temps que Noske, après le putsch de Kapp.
[3] Il s’agit encore à ce moment-là d’une
Internationale toute théorique puisque le premier Congrès de la III°
Internationale n’a pas encore eu lieu. (Note de G.Badia).
[4] L’U.S.P.
était le parti social-démocrate indépendant au sein duquel militaient notamment
Kautsky et Bernstein.
[5] Vers extrait du poème de F. Freiligrath « La
Révolution ». (Note de G.Badia).
http://www.marxists.org/francais/luxembur/spartakus/rl19190114.htm