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LA DERNIERE SUPERPUISSANCE ET LE RESTE DU MONDE
par Victor PORI
Publie le lundi 17 février 2014 par Victor PORI - Open-PublishingPetit résumé analytique de l’histoire immédiate
"Un nouvel ordre du monde, peut voir le jour : une nouvelle ère, moins menacée par la terreur, plus forte dans la recherche de la justice et plus sûre dans la quête de la paix". Ainsi parle George Bush (père) devant le Congrès étasunien, le 11 septembre 1990. Le moment où se tient ce discours est historique, "unique et extraodinaire" comme il l’affirme avec raison. Quelques mois auparavant, en novembre 1989, le mur de Berlin est tombé. Le "court XXe siècle" (1914-1991, selon Eric Hobsbawm), approche alors à grands pas vers son terme.
Des événements de premier ordre ont constitué ce siècle, court mais intense. Il commença par une nouvelle et terrible guerre de Trente Ans (1914-1945). De Londres à Tokyo, à travers l’ensemble de l’Eurasie, les pays les plus riches de la planète furent ruinés, des régions entières dévastées, rasées sous des tapis de bombes. Ensuite, alors que cette partie du monde connaissait une paix relative avec les reconstructions d’après-guerre, les conflits se généralisèrent au Sud de l’Eurasie, à l’Amérique latine et à l’Afrique. Les historiens anglo-saxons appellent cela l’Age d’Or du capitalisme (1945-1973). De 1973 à 1991 enfin, jusqu’à ce moment crucial où l’Union soviétique s’écroula, les secousses de l’histoire ne cessèrent pas, entre autres avec la guerre Iran-Irak qui de nouveau ruina une région entière, profitant bien à l’industrie militaire occidentale. Jean-Jaurès n’avait qu’à moitié raison, en affirmant que "le capitalisme porte la guerre comme la nuée l’orage"... le nationalisme encore, les deux se nourrissant sans cesse et réciproquement. Hobsbawm quant à lui est pleinement fondé de sous-titrer L’Age des Extrêmes l’ouvrage qu’il consacre à ce "court XXe siècle".
De son exil insulaire Napoléon Ier avait jadis qualifié les Etats-Unis et la Russie comme "deux hercules au berceau". Ces jeunes puissances connurent alors une croissance tellement rapide que, déchirée entre les deux un siècle plus tard, la vieille Europe éclata. De 1914 à 1991, ce petit "siècle" fut par conséquent marquée par la bi-polarisation planétaire générée entre les Etats-Unis et la Russie. Mais les Etas-Unis, le plus jeune des deux hercules fut encore logiquement le plus moderne, le plus dynamique, agressif. Dès 1946, l’année suivant les essais in vivo de Hiroshima et Nagasaki, l’hercule étasunien lançait la course aux armements avec de nouveaux essais atomiques à Bikini (îles Marshall). Il entreprit alors d’épuiser financièrement son frère aîné russe.
Revenons à Bush père. Dès les années 1970 celui-ci fut directeur de la CIA, puis vice-président de Ronald Reagan, qui généralisa à l’espace la course aux armements avec la "guerre des Etoiles" (Star Wars). On peut donc sans peine suspecter quelques effets de "novlangue" quand, en 1990, Bush évoque une "quête de la paix". Pourtant, avec ce nouveau président, le "court XXe siècle" semblait se terminer de manière assez pacifique, plutôt encourageante pour l’honnête homme. Nous avons tous en tête le concerto de Rostropovitch au moment où s’écroule le Mur de Berlin... également la "révolution de velours" tchéquoslovaque, la fraternelle réunification allemande... Tout ceci fut comme le "chant du cygne" de cette période historique tellement agitée. Même dans la Roumanie tyrannique du couple Ceaucescu, cette impressionnante révolution internationale occasionna à peine quelques centaines de victimes.
Malheureusement l’idylle n’allait guère durer. Avec cette nouvelle période qui s’ouvrait, l’histoire allait s’accélérer de manière vertigineuse, renouant avec son traditionnel cortège de fléaux en tous genres. Après le dominos des Etats d’Europe orientale, suivraient ceux de Yougoslavie et d’Union soviétique. Dès juin 1991, la Slovénie et la Croatie allumaient le feu en déclarant leur indépendance. L’affaiblissement du pouvoir central de Belgrade, concomitant à celui du grand frère russe, leur avait facilité grandement la tâche. Au cours d’événements qui se poursuivraient durant toute la décennie c’est l’ensemble de la Yougoslavie qui allait éclater. Mais cette grande révolution embrasa plus généralement toute l’Eurasie centrale produisant alors plus d’Etats-nations que la guerre de 1914-1918.
Par ailleurs, quand Bush évoque en 1990 un moment "unique et extraordinaire", il a principalement en tête la crise du Golfe. Dès 1991 les Iraquiens allaient endurer l’opération "Tempête du désert" (Desert Storm) qui dévasteraient leur pays, la société la plus évoluée et multiculturelle de l’Eurasie du Sud. En géopolitique on ne fait pas de sentiment. La guerre et ses suites (les sanctions) allaient occasionner une nouvelle boucherie humaine à grande échelle, entre autre des centaines de milliers de victimes infantiles. Ultérieurement interrogée sur ces malheureux enfants, Mme Albright, ambassadeur U.S. auprès de l’ONU, déclarait : "Je pense que c’est un choix très dur, mais le prix... nous pensons que ça en vaut le prix".
… Cela en valait-il réellement la peine ? Le problème est que toutes ces guerres ne parvenaient pas à arrêter cette grande crise capitaliste commencée en 1973 et relancée en 1980 par le couple Reagan-Thatcher avec leur fuite en avant néo-libérale. Ladite crise ne faisait que s’approfondir au plus large niveau mondial avec la hausse du chômage, l’exacerbation des inégalités, la disparition des classes moyennes, l’exubérance irrationnelle des marchés, la formation de bulles spéculatives... Les années 1995-2000 furent une période malsaine d’euphorie boursière, en premier lieu dans le temple capitaliste de Wall Street... Plus dure serait la chute... Un première bulle, celle d’Internet, explosa dès la faillite de la société californienne Enron (décembre 2001). De nombreux petits épargants, qui croyaient au miracle capitaliste, furent ruinés, parmi eux de nombreux retraités. Ceci survint au moment précis où un autre président Bush, le fils du premier, commençait son mandat.
Mais déjà était survenu le 11 septembre, les attentats contre le World Trade Center et le Pentagone. Notre histoire immédiate n’est pas ennuyeuse ! Les attentats de 2001 allaient avoir le même effet que jadis Pearl Harbour en 1941. Mais alors, ce n’est plus contre le Japon ou Hitler qu’ils mobiliseraient la nation étasunienne mais contre Ben Laden et l’Afghanistan. L’industrie militaire était relancée, dans laquelle la famille Bush avait des intérêts directs (tout comme la famille Ben Laden d’ailleurs, dans le même groupe "Carlyle"). Une autre industrie, celle de la sécurité, allait encore s’épanouir à travers le monde. Les affaires, en apparence, étaient relancées.
… En apparence... "La guerre en Irak serait une bonne affaire pour la relance de l’économie mondiale". Ainsi parlait Shimon Perez, dirigeant du parti travailliste israélien et prix Nobel de la paix, au début de l’année 2003 au forum économique mondial de Davos. Dès lors, une nouvelle guerre contre l’Irak était à nouveau planifiée. La machine de propagande de Big Brother était tellement efficace, que le citoyen étasunien moyen croyait fermement à l’amitié indéfectible censée réunir l’Irakien Saddam Hussein et le Saoudien Ben Laden, alors que celui-ci haïssait le premier du fait de sa politique laïque. Les millions de personnes qui participèrent aux manifestations pour la paix aux Etats-Unis et dans toute l’Europe ne réussirent pas à enrayer le projet des "néocons" (*) au pouvoir. Douze ans après la première, une nouvelle guerre achevait de ruiner ce qui restait de cette société iraquienne jadis si riche.
A présent remontons un peu le cours de cette histoire. En 1997 naquit le Projet pour un nouveau siècle étasunien (PNAC, selon les initiales anglaises). Ce "laboratoire d’idée", qui rassemblait d’éminents néocons U.S., visait ni plus ni moins que la promotion d’un "leadership étasunien planétaire" ("american global leadership"). Le projet apparaissait de même nature que le "Reich de mille ans" de Hitler, même géographiquement plus étendu bien que plus modeste dans le domaine de la durée.
En cette même année 1997 paraissait le Grand Echiquier ("The Grand Chessboard") de Zbigniew Brzezinski. Vingt ans auparavant le Polonais (ainsi que le surnommaient ses proches), antisoviétique fervent et spécialiste de relations internationales, fut conseiller du président U.S. Jimmy Carter. Dès cette époque les Etats-Unis appuyaient les islamistes – parmi eux Ben Laden – contre l’Etat républicain afghan et son allié soviétique. C’est bien à Brzezinski que les néocons U.S. doivent leur doctrine de l’instrumentation des islamistes.
"La puissance globale à laquelle est parvenue l’Amérique est unique du fait de son ampleur et de son ubiquité", écrivait Brzezinski dans son livre, poursuivant peu après : "En résumé aucune puissance ne peut prétendre rivaliser dans les quatre secteurs-clés – militaire, économique, technologique et culturel – qui font une puissance globale". Il distinguait ainsi ladite "puissance globale" des précédentes (Rome, Chine, Empire britannique ou russe, etc...). Celles-ci seraient relatives et régionales, la première quasi-absolue.
Apparaît ici évidente la parenté idéologique entre Brzezinski et le projet mégalomane pour le nouveau siècle étasunien. En 1997, six ans après l’écroulement de l’Empire soviétique, quelques bonnes raisons pouvaient justifier néanmoins un tel rêve absolutiste. Les Etats-Unis avaient vaincu à l’occasion des deux grandes guerres formant le "court XXe siècle", de manière partagée concernant la guerre de Trente Ans (1914-1945), puis sans partage pour la guerre froide (1946-1991). Au moment où la Russie de Eltsine se trouvait en plein chaos (bientôt boursier), l’oncle Sam dominait la planète entière. L’influence russe avait entièrement disparu de toute l’Eurasie du Sud, de la Méditerranée (où la guerre civile se poursuivait en Yougoslavie) jusqu’à l’océan Pacifique (où la Chine se trouvait en pleine révolution néo-libérale).
On peut pourtant déceler une grave lacune dans la thèse de Brzezinski. Parce qu’il a déjà existé une "puissance globale", vraiment absolue, ayant historiquement dominé durant plus d’un siècle. Celle-ci fut plurinationale et pluriétatique. Il s’agit de l’Europe occidentale, principalement au cours de la "paix de Cent Ans (1815-1814) observée par Karl Polanyi (La grande Transformation). Mais déjà celle-ci avait commencé d’émerger au moment où Voltaire écrivait : "Il y avait déjà longtemps qu’on pouvait regarder l’Europe chrétienne, à la Russie près, comme une espèce de grande république partagée en plusieurs États" (Le siècle de Louis XIV, 1751).
Principalement à l’intérieur de la petite aire Londres-Hambourg-Berlin-Paris, animée par le trio France-Angleterre-Prusse (celle-ci ultérieurement devenue Allemagne), cette" République" régna sur toute la planète de manière incontestable et dans tous les domaines. Elle dominait non seulement par les quatre "secteurs-clés" cités par Brzezinski, mais encore de manière démographique, exportant ses hommes et leurs nouvelles conditions de vie tous azimuts. Son apogée se situe à l’époque de l’Entente cordiale (quand l’impératrice Victoria rendait hommage à Napoléon Ier sur son tombeau des Invalides) et de la conférence de Berlin (quand l’Europe se partageait l’Afrique). Il faut encore noter que, à la fin du XIXe siècle, cette petite Europe présentait une singulière excroissance avec Vienne, capitale de l’Empire austro-hongrois dont la fameuse école pluri-disciplinaire fascinait l’intelligentsia planétaire. Cette hyperpuissance eut bien son règne de cent ans sans partage, s’imposant au monde entier, avec lequel du reste elle ne se comporta pas plus aimablement que les Etats-Unis de nos jours. Elle disparut en 1914 dans les circonstances que chacun sait.
Réciproquement la "puissance globale" chère à Brzezinski ne peut guère se prévaloir que d’une hégémonie de dix ans au début de notre histoire immédiate (1991). Une hégémonie relative encore, car sans cesse contestée dans différents domaines. Plus récemment, dès les années 2001, on a commencé à parler du groupe des pays émergents des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud), lesquels ont progressivement développé leur influence régionale. En concentrant trop sa politique impérialiste en direction de l’Eurasie du Sud, les Etats-Unis ont dû négliger leur terrain préféré de l’Amérique latine, l’Afrique subsaharienne également.
Plus grave encore, deux guerres récentes occasionnées par deux alliés des Etats-Unis, Israël et la Géorgie, furent sanctionnées par des échecs incontestables. Durant l’été 2006 l’offensive générale (aérienne, terrestre et maritime), qu’Israël entrepris contre le Liban dû reculer devant la ferme résistance du Hezbollah. Deux ans plus tard intervenait un semblable assaut de la Géorgie contre sa province séparatiste d’Ossétie du Sud. Ce pays dut également reculer à la suite d’une sévère réplique russe. L’indépendance de l’Ossétie du Sud, déjà proclamée à la suite d’un référendum en 1992, fut alors officiellement reconnue par la Russie et quelques autres Etats.
Aujourd’hui notre histoire immédiate se poursuit, avec le Printemps arabe notamment. Comme à leur habitude, les Etats-Unis et leurs alliés (France, Israël et les monarchies pétrolières) soutiennent la réaction dans ces révolutions confuses. Derrière la novlange néolibérale et sa théorie de la "construction étatique" (State Building, Fukuyama), c’est bien la destruction de l’Etat qui est visée ici. Il y a peu de temps la Libye était le pays le plus développé d’Afrique selon le classement des Nations Unies (PNUD), en quelque sorte L’Irak de ce continent. Plus récemment le président néocons Sarkozy a réussi le meurtre téléguidé de Khadafi, qui fut un grand champion de l’unité africaine. Le chaos s’est généralisé à ce pays d’Afrique du Nord, puis à l’ensemble de l’Afrique subsaharienne où la france combat depuis longtemps l’influence chinoise. François Hollande, successeur de Sarkozy, poursuit cette politique dangereuse.
Mais déjà l’Egypte du général Al Sissi, appuyée par les forces laïques, s’est ressaisie. Celle-ci a officiellement renoué avec la Syrie de El Assad en lutte contre la même coalition réactionnaire malsaine qui depuis quelques décennies associe l’obscurantisme archaïque et la modernité occidentale. La Tunisie à son tour vient d’adopter une constitution réduisant l’influence de l’Islam et reconnaissant l’égalité homme-femme. Opprimés à la suite d’une longue période d’autoritarisme et de fondamentalisme, les peuples se réveillent aspirant à l’émancipation.
Aujourd’hui les Etats-Unis d’Obama demeurent certainement la première puissance mondiale. Mais leur président a compris que le monde a changé. L’Etat U.S. ne soutient plus de manière aussi inconditionnelle ses traditionnels alliés réactionnaires. Le temps de "l’hyperpuissance" est passé. Voici venu le temps du monde multipolaire...
Victor Pori, le 17 février 2014
(*) Les "néocons" ne sont nullement des "néo-conservateurs" malgré l’évidente parenté entre les deux termes. Ceux-ci sont bien au contraire de dangereux révolutionnaires néo-libéraux, des "bolchéviks du marché".