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LA GRÈVE GÉNÉRALE SAUVAGE

Publie le jeudi 19 juin 2003 par Open-Publishing

Extrait de « Enragés et situationnistes dans le mouvement des
occupations » - mai 68

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LA GRÈVE GÉNÉRALE SAUVAGE

En France, il suffit qu’on soit quelque chose pour vouloir être tout.

Marx
Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel

Pendant la journée du 17 mai, la grève s’étendit à presque toute
l’industrie métallurgique et chimique. Après ceux de Renault, les ouvriers
de Berliet, Rhodiaceta, Rhône-Poulenc et S.N.E.C.M.A. décidèrent d’occuper
les usines. Plusieurs gares étaient aux mains des cheminots, et peu de
trains restaient encore en circulation. Les postiers occupaient déjà les
centres de tri. Le 18, la grève gagna Air-France et la R.A.T.P. Partie de
quelques occupations exemplaires en province, la grève s’était étendue à la
région parisienne, pour toucher l’ensemble du pays. Dès ce moment, même les
syndicats ne pouvaient plus douter que cette réaction en chaîne de grèves
sauvages aboutirait à la grève générale.

Déclenché spontanément, le mouvement des occupations s’était
d’emblée affirmé contre toutes les consignes et tout contrôle des syndicats.
« À la Direction de la Régie, constatait Le Monde du 18 mai, on souligne le
caractère sauvage du déclenchement du mouvement après la grève du 13 mai,
qui avait été modérément suivie en province. On estime également paradoxal
que le foyer de contestation se situe dans une entreprise où, précisément,
il n’y avait sur le plan social que des conflits de routine, relativement
mineurs ».

L’ampleur de la grève contraignit les syndicats à une
contre-offensive rapide qui allait montrer, avec une évidence
particulièrement brutale, leur fonction naturelle de gardiens de l’ordre
capitaliste dans les usines. La stratégie syndicale poursuivait son but
principal : détruire la grève. Pour ce faire, les syndicats, qui avaient une
longue tradition de briseurs de grèves sauvages, s’employèrent à réduire ce
vaste mouvement de grève générale à une série de grèves d’entreprise
juxtaposées. La C.G.T. prit la tête de cette contre-offensive. Dès le 17
mai, son Conseil confédéral se réunissait et déclarait : « L’action engagée
à l’initiative de la C.G.T. et avec d’autres organisations syndicales [Note
des auteurs du livre : L’effarant mensonge est souligné par nos soins] crée
une situation nouvelle et revêt une importance exceptionnelle. » La grève
était ainsi acceptée, mais pour refuser tout mot d’ordre de grève générale.
Cependant, partout les ouvriers votèrent la grève illimitée avec occupation.
Pour devenir les maîtres d’un mouvement qui les menaçait directement, les
organisations bureaucratiques [Note de do : les syndicats] devaient d’abord
mettre un frein aux initiatives des travailleurs, et faire face à
l’autonomie naissante du prolétariat. Elles s’emparèrent donc des Comités de
grève, qui devinrent aussitôt un véritable pouvoir policier chargé d’isoler
les ouvriers dans les usines, et de formuler en leur nom ses propres
revendications.

Tandis qu’à la porte de presque toutes les usines, les piquets de
grève, toujours aux ordres des syndicats, empêchaient les ouvriers de parler
pour eux-mêmes, de parler aux autres et d’entendre parler les courants les
plus radicaux qui se manifestaient alors, les directions syndicales se
chargeaient de réduire l’ensemble du mouvement à un programme de
revendications strictement professionnelles. Le spectacle de la contestation
bureaucratique atteignit sa phase parodique, quand on vit la C.F.D.T.,
fraîchement déchristianisée, s’en prendre à la C.G.T., accusée - à juste
titre - de s’en tenir aux « revendications alimentaires », proclamer : « 
Au-delà des revendications matérielles, c’est le problème de la gestion et
de la direction de l’entreprise qui est posé. » Cette surenchère électorale
d’un syndicat à vocation moderniste alla jusqu’à proposer « l’autogestion »
, comme forme du « pouvoir ouvrier dans l’entreprise ». On put voir alors
les deux falsificateurs-en-chef se lancer à la tête la vérité de leur propre
mensonge : le stalinien Seguy [Note de do : Seguy était le chef de la CGT]
en qualifiant l’autogestion de « formule creuse », le curé Descamps [Note de
do : Descamp était le chef de la CFDT] en la vidant de son contenu réel. En
fait, cette querelle des anciens et des modernes à propos des meilleures
formes de défense du capitalisme bureaucratisé, préludait à leur accord
fondamental sur la nécessité de négocier avec l’État et le patronat.

Lundi 20 mai, à quelques secteurs près, qui n’allaient pas tarder
à rejoindre le mouvement, la grève avec occupation était générale. On
comptait 6 millions de grévistes ; il allait y en avoir plus de 10 dans les
jours suivants. La C.G.T. et le P.C., débordés de toutes parts, dénonçaient
toute idée de « grève insurrectionnelle », tout en faisant mine de durcir
leurs positions revendicatives. Seguy déclarait que ses « dossiers étaient
prêts pour une éventuelle négociation ». Pour les syndicats, toute la force
révolutionnaire du prolétariat ne devait servir qu’à les rendre présentables
aux yeux d’un gouvernement presque inexistant, et d’un patronat
effectivement dépossédé.

La même comédie se jouait au niveau politique. Le 22 mai, la
motion de censure fut repoussée dans l’indifférence générale. Il y avait
plus de choses dans les usines et dans les rues que dans toutes les
assemblées de Parlement et de partis réunies. La C.G.T. appela à une « 
journée de revendication » pour le vendredi 24. Mais, entre-temps,
l’interdiction de séjour signifiée à Cohn-Bendit allait relancer la lutte
dans la rue. Une manifestation de protestation fut improvisée le jour même
pour préparer celle du lendemain, vendredi. La parade des cégétistes,
commencée à 14 heures, se clôtura dans le calme par un discours
particulièrement sénile de de Gaulle.

Cependant à la même heure, des milliers de manifestants avaient
résolu, encore une fois, de défier simultanément la police et le service
d’ordre étudiant. La participation massive des ouvriers à cette
manifestation condamnée par le P.C. et la C.G.T. montrait, négativement, à
quel point ceux-ci pouvaient seulement offrir le spectacle d’une force qui
ne leur appartenait plus. De même le « leader du 22 mars » [Note de do : il
s’agit de Cohn-Bendit] réussissait, par son absence forcée, à susciter une
agitation qu’il aurait été incapable de modérer.

Quelque trente mille manifestants s’étaient rassemblés entre la
gare de Lyon et la Bastille. Ils entreprirent de marcher sur l’Hôtel de
Ville. Mais évidemment la police avait déjà bouclé toutes les issues ; la
première barricade fut donc aussitôt dressée. Elle donna le signal d’une
série d’affrontements qui se prolongèrent jusqu’à l’aube. Une partie des
manifestants avait réussi à atteindre et à saccager la Bourse. L’incendie,
qui aurait répondu aux voeux de plusieurs générations de révolutionnaires,
ne détruisit que très superficiellement ce « temple du Capital ». Plusieurs
groupes s’étaient répandus dans les quartiers de la Bourse, des Halles, et
de la Bastille jusqu’à la Nation ; d’autres avaient gagné la rive gauche et
tinrent le Quartier Latin et Saint-Germain-des-Prés, avant de refluer vers
Denfert-Rochereau. La violence atteignit son point culminant(*). Elle avait
cessé d’être le monopole des « étudiants », elle était le privilège du
prolétariat. Deux commissariats furent mis à sac dans l’enthousiasme : ceux
de l’Odéon et de la rue Beaubourg. Sous le nez des policiers impuissants,
deux cars et une voiture de police furent brûlés à coups de cocktails
Molotov, devant le commissariat du Panthéon.

Dans le même moment, plusieurs milliers d’émeutiers lyonnais
combattaient la police, écrasaient un commissaire en lâchant sur lui un
camion chargé de pierres, et allaient plus loin que leurs camarades de Paris
en organisant le pillage d’un grand magasin. On se battit à Bordeaux, où la
police choisit la trêve, à Nantes, et même à Strasbourg.

Ainsi donc les ouvriers étaient entrés en lutte, non seulement
contre leurs syndicats, mais encore en sympathisant avec un mouvement
d’étudiants, et mieux, de voyous, de vandales défendant des slogans
absolument scandaleux, qui allèrent de « Je jouis dans les pavés » jusqu’à
« Ne travaillez jamais ». Aucun des ouvriers qui vinrent trouver les
révolutionnaires hors des usines, pour chercher avec eux une base d’accord,
ne formula de réserve sur cet aspect extrême du mouvement. Au contraire, les
travailleurs n’hésitèrent pas à construire les barricades, à brûler les
voitures, à piller les commissariats et à faire du boulevard Saint-Michel un
vaste jardin, coude à coude avec ceux que, dès le lendemain, Fouchet [Note
de do : il s’agit du ministre de l’intérieur, le grand chef des flics] et le
Parti dit Communiste appelaient la « pègre ».

Le 25, le gouvernement et les organisations bureaucratiques
répondirent conjointement à ce prélude insurrectionnel qui les avait fait
trembler. Leurs réponses furent complémentaires : tous deux souhaitaient
l’interdiction des manifestations et la négociation immédiate ; chacun prit
la décision souhaitée par l’autre.

(*) On avoua un mort parmi les manifestants. La malheureuse victime fit
beaucoup d’usage : on déclara qu’elle était tombée d’un toit ; puis qu’elle
avait été poignardée en s’opposant à la pègre qui manifestait ; enfin le
rapport du médecin légiste divulgué plusieurs semaines après concluait à une
mort provoquée par un éclat de grenade.