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La Thaïlande s’enlise dans la dictature militaire
par Hervé
Publie le vendredi 25 septembre 2015 par Hervé - Open-PublishingLe Conseil de réforme national (CRN) a rejeté le 6 septembre dernier le projet de nouvelle Constitution thaïlandaise élaboré par la junte militaire qui occupe le pouvoir depuis un an. Un vote positif aurait permis au texte d’être soumis au scrutin populaire lors d’un référendum en janvier prochain. Le texte, long de 124 pages, a été repoussé par 135 voix contre 105. Un nouveau projet doit théoriquement être soumis au Conseil d’ici 180 jours. Cette décision va entraîner le report des élections législatives et de la restitution du pouvoir aux civils.
La manœuvre est grossière, et pourtant rien ne saurait l’empêcher d’aboutir : en rejetant le texte constitutionnel qu’elle a elle-même élaboré, la junte militaire thaïlandaise va relancer le processus tortueux de rédaction d’un nouveau texte, ce qui pourrait retarder d’autant les élections. Le projet de nouvelle loi fondamentale, la 20e depuis l’abolition de la monarchie absolue en 1932, avait essuyé les foudres de l’opposition qui lui reprochait d’être facteur de divisions et de viser à prolonger le règne de la junte. Avant ce vote, le vice-Premier ministre Wissanu Krea-ngam avait prévu qu’un rejet du CRN signifierait que le référendum prévu en janvier prochain devrait être reporté à juillet 2016. La junte dirigée par Prayut Chan-O-Cha assure qu’une nouvelle Constitution est essentielle pour rapprocher les Thaïlandais avant les élections législatives, déjà repoussées au second semestre de 2016. Par conséquent, les élections législatives ne pourraient se tenir avant avril 2017. Paradoxalement, en rejetant cette parodie de Constitution républicaine, la junte met un nouveau bâton dans les roues du processus démocratique.
Présenté par ses défenseurs comme une issue à l’instabilité politique, le projet de Constitution était loin de faire l’unanimité car il réduisait considérablement le pouvoir des gouvernements élus. Plusieurs passages de ce projet de nouvelle loi fondamentale ont été critiqués par la presque totalité de la classe politique, comme la création d’une Commission stratégique de la réforme et de la réconciliation, qui aurait le pouvoir de se substituer à un gouvernement élu en cas de situation de crise. Par ailleurs, certains contestent également la possibilité de porter à la tête du gouvernement une personnalité qui ne serait pas issue du Parlement ou encore d’avoir un Sénat dont l’essentiel des membres seraient nommés et non plus élus. Il reste à voir quelle va être la réaction des généraux au pouvoir face à ce vote négatif. Ils pourraient prendre l’excuse de ce rejet afin de proposer un texte encore plus déséquilibré, prétextant le besoin d’encadrer encore plus un pays divisé et incapable de se mettre d’accord.
En prenant le pouvoir par un coup d’État en mai 2014, la junte avait promis de donner un nouvel élan à la Thaïlande, divisée entre les démocrates favorables à l’ancien Premier ministre Thaksin Shinawatra, renversé par un coup d’État en 2006, et une élite royaliste, soutenue par l’armée et la justice. Mais de fait, depuis 2001, toutes les consultations se sont soldées par une victoire des partis créés par l’ancien premier ministre Thaksin Shinawatra, (l’un qu’il a lui même dirigé, l’autre dirigé par sa sœur, alors qu’il assurait encore une large parti du pouvoir depuis son exil). Les deux gouvernements on étés renversés par deux coups d’Etat et une manœuvre juridique. L’état de santé du roi Bhumibol Adulyadej, 87 ans, est jugé préoccupant. Dans ce contexte, il est difficile de prévoir ce que vont faire les classes dirigeantes de Bangkok, qui soutiennent l’armée, mais ne souhaitent pas forcément qu’elle reste au pouvoir, s’en servant uniquement comme d’un moyen de court-circuiter le système démocratique.
Loin d’être des démocrates convaincus, pour elles, ce n’est pas le mandat populaire qui rend un gouvernement légitime, mais son assise sur un certain nombre de valeurs traditionnelles. Lorsque les gouvernements Shinawatra s’en sont trop éloignés, elles ont considéré qu’ils avaient démérité, et provoqué leur chute en faisant appel à l’armée. Seulement maintenant qu’elles occupent le pouvoir, rien ne dit qu’elles vont consentir à s’en séparer sans avoir consolidé leur influence. "Il se peut que les militaires aient eu peur que le projet de charte soit rejeté par les citoyens lors du référendum. L’issue pour la junte consisterait simplement à imposer une nouvelle version, légèrement modifiée, à la population sans passer par un référendum. Ceci, bien sûr, ne pourrait guère aboutir à la réconciliation et à la paix sociale", note Gil Ji Ungpakorn, professeur agrégé de sciences politiques, réfugié au Royaume-Uni.
Seule certitude pour l’instant : l’allongement de la transition politique va permettre à la junte d’écraser encore plus durement la dissidence. Depuis le coup d’Etat de mai dernier, les militaires se sont arrogés les pleins pouvoirs, ont patiemment verrouillé toutes les institutions, sous couvert de lutte contre la corruption, et l’opposition continue d’être la cible d’arrestations arbitraires malgré la prétendue levée de la loi martiale. L’instabilité politique, l’absence d’Etat de droit ont sérieusement freiné la croissance du pays, passée de 3,1 % en 2013 à 0,7 % en 2014. Les investissements directs étrangers (IDE) ont eux aussi enregistré un ralentissement. La négociation d’un accord bilatéral de libre-échange entre l’Union européenne et la Thaïlande, troisième partenaire commercial de l’UE dans l’ASEAN, est au point mort. Peu à peu, le pays s’enfonce dans des marasmes dont il sera de plus en plus difficile de s’extraire, à mesure que la dictature perdure.