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La face obscure du socialisme
par Bertrand Rothé
Publie le dimanche 4 mai 2014 par Bertrand Rothé - Open-PublishingUne enquête de la journaliste Dominique Simonnot, "Plus noir dans la nuit", revient sur l’histoire méconnue des grandes grèves de mineurs de l’année 1948. On ne s’interdira pas d’y lire un terrible réquisitoire contre le rapport de la gauche aux ouvriers. Entretien.
Marianne : Tout le début de votre livre donne l’impression d’être dans un roman. On s’y passionne pour les vies d’ouvriers, de mineurs, depuis la Libération jusqu’à nos jours. On a l’impression d’entendre nos parents parler, voire nos grands-parents. Sauf que c’est une histoire vraie, et qu’elle est une charge épouvantable contre les élites socialistes...
Dominique Simonnot : Je n’ai fait que mon travail de journaliste, écouter sept anciens mineurs et leurs épouses, et retranscrire leur vie. L’histoire commence trois ans après la Seconde Guerre mondiale, en pleine phase de reconstruction. Les mineurs sont mis à contribution. On leur demande de retrousser leurs manches et de produire, de produire... 80 % de l’énergie vient du charbon à l’époque. Et, un beau jour, en 1948, Robert Lacoste [le ministre de l’Industrie] décide de supprimer des avantages acquis à la Libération. Des avantages qui représentaient d’abord la contrepartie des efforts qui avaient été demandés, mais qui étaient aussi la récompense de leur résistance face aux nazis. En 1941, ils avaient déjà fait grève. Une grève dont personne ne se souvient, en tout cas que je ne connaissais pas. Une grève horriblement réprimée. Des dizaines de fusillés, des centaines de déportés. Contre la suppression de ces avantages en 1948, les mineurs décident une nouvelle grève. Elle est nationale. Du Nord au Sud, tous les bassins participent. Jules Moch, le ministre de l’Intérieur de l’époque, avait tout prévu. Il avait fait voter une loi qui lui permettait de faire appel à l’armée, de réquisitionner 80 000 militaires et CRS. Pour mater toute forme de rébellion, il avait positionné ses troupes à quelques kilomètres des bassins miniers pour qu’elles puissent intervenir rapidement, et c’est ce qui s’est passé. La répression fut très violente.
Dans le Pas-de-Calais, plus de 700 ouvriers seront condamnés à la prison par des magistrats, pour faits de grève : « entrave à la liberté du travail ». A la sortie, ils seront licenciés par les houillères. Alors, là, tout s’écroule ! Ils perdent tous leurs avantages. Outre leur travail, ils n’ont plus de logement, plus de chauffage ni de médecins gratuits... Mais cela ne s’arrête pas là. Leur calvaire commence, il va durer longtemps, très longtemps. Du jour au lendemain, ils se retrouvent à errer dans la région. Juste le temps d’empiler le peu qu’ils avaient sur des charrettes à bras, les gosses dessus. Interdit aux autres mineurs de les loger. Ils ont mis un temps fou à trouver de quoi se protéger. Une famille s’est installée sur un terrain vague dans une maison en béton sans chauffage, sans eau et, évidemment, sans électricité. Deux autres se sont retrouvées dans un blockhaus de l’armée allemande, suintant d’humidité. Et pas de travail ! Fini. Plus de salaire. Dans la région, les compagnies minières règnent, toutes les sociétés sont en contrat sous une forme ou sous une autre avec elles, et elles demandent, à chaque fois qu’un ancien gréviste est embauché, de le licencier sur le champ.
Vous citez des exemples où ils n’eurent le temps de travailler qu’une heure avant d’être licenciés !
D.S. : Absolument. Et, surtout, il faut se souvenir que, dans la région, la plupart des entreprises dépendent alors des Charbonnages de France, nationalisés à la Libération.
On peine à croire que ces deux ministres, Robert Lacoste et Jules Moch, étaient des ministres socialistes...
D.S. : Evidemment. C’est l’époque du bipartisme. Les communistes ont quitté le gouvernement. Mais il faut se rappeler que c’est aussi un moment de tension intense dans la guerre froide. Le gouvernement - et en particulier Moch - soupçonne les grévistes d’être manipulés par Moscou, par les rouges, par la CGT. Tous les jours, ou quasiment, il accuse les communistes de fomenter un « coup de Prague » en France. A l’Assemblée, il affirme qu’il possède une note de Jdanov - un dirigeant soviétique - qui pousse les ouvriers à la grève, voire à l’insurrection. Ce document n’a jamais été retrouvé. A-t-il seulement existé ?
Pouvez-vous nous parler du rôle de François Mitterrand dans cette affaire ?
D.S. : Il fait froid dans le dos... J’ai retrouvé un texte, un article du Monde daté du 28 octobre 1948, qui reprenait une conférence de presse de François Mitterrand. Il avait alors un poste qui s’apparentait à celui de porte-parole du gouvernement. J’ai lu vingt fois l’article tant j’avais du mal à y croire. Il rappelle que la loi permet à la troupe, après sommations, de tirer sur les grévistes. Et c’est ce qui s’est passé, il y a eu six morts (lire l’encadré, ci-dessous).
La suite est aussi glaçante que sidérante. Elle nous montre des socialistes plus légers, cyniques et méprisants les uns que les autres !
D.S. : Effectivement, dès 1981, certains de ces mineurs, deux en l’occurrence, pensent que le nouveau gouvernement socialiste va réparer ce que leurs prédécesseurs leur ont fait endurer. Ils se sont lourdement trompés, j’ai des cartons de leurs lettres avec les réponses des ministres socialistes de 1981 à nos jours. Ils se refilent le bébé, accusent réception quand ils ont le temps : « Je le renvoie qui aux services compétents de mon ministère, qui au ministère du Travail, de la Justice. Je mets en copie le ministère de l’Industrie, des Finances. » Et ça tourne, et ça tourne, et ça tourne... Leur dossier fait une ronde infernale. Certaines fois, les ministres répondent que des groupes de travail s’occupent du problème (lire l’encadré, p. 61).
Mais qu’est-ce qui explique cette attitude, puisqu’on est fort loin de la guerre froide, et que les communistes ne risquent plus de faire un coup d’Etat ?
D.S. : C’est comme ça. Pour leur chance, en 2005, Georges Carbonnier décide d’aller voir la Halde, la Haute Autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité, et là on lui souffle de rencontrer Tiennot Grumbach. C’est Tiennot, l’avocat des syndicats et du monde du travail, qui fera basculer l’histoire. Très rapidement, il trouve une faille juridique pour relancer leurs dossiers. Ils perdent d’abord aux prud’hommes, mais gagnent en appel.
C’est à ce moment que vous découvrez le dossier ?
D.S. : En 2007, je suis au Canard enchaîné lorsque Tiennot m’appelle : « J’ai une affaire pour toi. » Je me rends dans un café, place de la République. Je pense que j’en ai pour une heure. Je vais en passer quatre. L’histoire qu’il me raconte me fascine, je reste bouche bée. Très rapidement je rencontre les anciens mineurs, et la veuve de l’un d’entre eux. Je trouve formidable leur façon de raconter leur vie. Ils ne se plaignent jamais. Ils sont courageux, ils ont vécu des trucs insensés, les femmes se sont levées à 3 heures du matin pendant des années pour faire des ménages. Elles me racontent la recette du ragoût de mouton sans mouton, de la tarte au riz qui colle au ventre et qui empêche d’avoir faim. Il paraît que le pain à la moutarde coupe l’appétit, vous le saviez ? J’ai vu de la rage, mais jamais je ne les ai vus pleurer sur leur sort.
Et le seul homme politique qui accepte de les rencontrer, c’est...
D.S. : Nicolas Sarkozy. Oui, incroyable ! Mais c’est comme ça. Eux-mêmes n’en sont pas revenus. Il était au ministère des Finances et c’est là qu’il a reçu une délégation de mineurs. Elle demande qu’on leur paie le chauffage, les loyers que les grévistes ont perdus après leur licenciement abusif. Cash, Sarkozy leur demande : « Combien ? » Un des mineurs leur répond en francs. Il y a 106 000 € en jeu, ils en recevront 15 000. Enfin, c’est un fait, le seul ministre qui les reçoit, c’est Sarko.
Quand Daniel Amigo, un des anciens mineurs, affirme que les socialistes « n’ont jamais rien su faire d’autre que trahir », qu’en pensez-vous ?
D.S. : Cette histoire leur donne raison à une nuance près. Car, quelques années plus tard, le même Sarkozy, par la voix de Christine Lagarde, a formé un pourvoi en cassation contre l’arrêt qui reconnaissait, en 2009, leurs licenciements abusifs et leur allouait 30 000 € à chacun. Et, en 2013, sous la pression de députés communistes, Pierre Moscovici en a ajourné le remboursement.
Plus noir dans la nuit, les grandes grèves des mineurs de 1948, de Dominique Simonnot, Calmann-Lévy, 272 p., 17,50 €.
QUAND MITTERRAND DONNAIT L’AUTORISATION DE TIRER
Au Conseil des ministres, François Mitterrand, alors secrétaire d’Etat à la présidence du Conseil, adresse les félicitations du gouvernement aux CRS et à la garde républicaine, à la gendarmerie et à l’armée, pour leur calme devant « des masses importantes d’hommes armés d’outils et de barres de ferraille qui les attaquent en force et leur causent des pertes sensibles ». Mitterrand agrémente ces compliments d’un inquiétant message : « Le renouvellement de ces attaques sauvages oblige le gouvernement à décider que, à l’avenir, les forces de l’ordre, lorsqu’elles seront ainsi assaillies, pourront se défendre après les sommations nécessaires. »
LES MINISTRES SE REFILENT LA PATATE CHAUDE
Avec l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981, les mineurs Norbert et Georges vont écrire des lettres à tous les ministres. Par politesse, les ministères, voire les ministres, vont leur répondre ; aucun ne les recevra. Voici quelques extraits des réponses.
« M. Lionel Jospin a pris attentivement connaissance des documents que vous lui avez fait parvenir et il m’a aussitôt chargé de transmettre ce dossier à Martine Aubry... Vous serez directement tenu informé de la suite réservée. »
Un mois plus tard, réponse de Martine Aubry :
« Mme Martine Aubry a pris connaissance de votre intérêt pour ce dossier et m’a aussitôt chargé de le soumettre à l’attention du directeur des Relations du travail... Mme la ministre ne manquera pas de vous tenir informé... »
Cinq mois plus tard, sans réponse, Georges relance Matignon :
« Monsieur, Lionel Jospin m’a chargé de rappeler ce dossier à Mme Martine Aubry... »
Réponse un mois plus tard de Martine Aubry :
« Mme la ministre m’a chargé de demander à ses services de hâter l’examen du dossier. »
Georges répond alors à son député : « Monsieur, camarade, permettez-moi de vous dire mon étonnement, de quoi pleurer de dégoût... Ce dossier n’a jamais été traité comme il se doit et ceci à tous les niveaux que ce soit. » Rien ne suit. Plus aucune réponse.
Relancée quelques mois plus tard, Elisabeth Guigou a remplacé Martine Aubry.
« ... J’ai demandé à mes services d’examiner cette affaire avec soin... ». Sur un Post-it, Georges note : « Du mépris... Voire de la haine. »