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La laïcité, la cité céleste et la gauche révolutionnaire

Publie le dimanche 5 juin 2005 par Open-Publishing
4 commentaires

de Khaled Satour

La gauche, y compris les organisations se revendiquant de la révolution, fait chorus aux récriminations suscitées par l’appel des "indigènes de la République". Dernière en date, la Fédération anarchiste, dans un texte publié le 4 mai, estime que l’appel "marginalise et enferme encore plus les populations concernées", reprenant l’idée qu’ "il ethnicise les problèmes sociaux" et "divise selon les origines".

Ce faisant, après Lutte ouvrière et une partie de la LCR, la Fédération anarchiste confirme que les organisations de gauche ne se démarquent du discours dominant que par la rhétorique. Sur le fond, elles assènent les mêmes poncifs. Puisant dans le dogme républicain, elles invoquent le "règlement intérieur" de la démocratie bourgeoise tel que Marx l’avait interprété il y a un siècle et demi : entre la communauté politique et la société civile, l’homme mène "une existence double, céleste et terrestre".

Ainsi, dans la société, elles veulent imposer les cadres traditionnels dans lesquels doivent s’inscrire les luttes (et se délimitent les chasses gardées). Peu importe que les modalités de la domination évoluent, peu importe par exemple que l’appel des indigènes se veuille la riposte à des formes spécifiques d’exclusion et s’appuie sur une commune qualité pour agir (avec la participation des secteurs de la société qui se reconnaissent dans son analyse). Dès lors qu’il sort des luttes menées "ensemble" sous tutelle et à l’aide d’une thématique expurgée et avalisée, il relève du "communautarisme". On retrouve le vieux paternalisme de jadis.

L’équation établie par la Fédération anarchiste entre les peuples colonisés et les peuples des pays colonisateurs dans leurs rapports à l’oppression coloniale est à cet égard significative : c’était la position exprimée il y a 60 ans par le PCF à propos de la question algérienne et impitoyablement désavouée par les faits empiriques. A peine actualisée pour la circonstance, elle semble bien soutenir que le racisme et l’exclusion ne seraient pas plus dommageables à leurs victimes directes qu’à l’ensemble du peuple français. De même, s’agissant de la citoyenneté, ces organisations se revendiquent d’une laïcité dite de combat, se préoccupant en principe prioritairement de désarmer les hégémonies religieuses et idéologiques par la mise en œuvre du principe concret de la séparation. Mais ce qu’elles reprochent à l’appel c’est bien le fait qu’il s’en prenne à la république des âmes, à ce dogme de la nouvelle cité de Dieu dans laquelle le citoyen-pur-esprit doit se dépouiller de toute substance sociale (la thèse de l’école sanctuarisée, novation forgée pour justifier l’interdiction du voile, en rend compte avec exactitude). Et ce qui n’est pas pardonné à l’appel des indigènes, c’est son opposition à la loi sur le voile de mars 2004.

Pourtant, en imposant brutalement la norme prétendument universelle à une catégorie de la population dont les habitus, essentiellement associés collectivement au monde ouvrier et immigré, sont agressés sans ménagement et sans autre justification qu’une raison déboussolée par la paranoïa, cette loi a pour effet de rétrécir les chemins menant à la citoyenneté, contredisant la mythologie officielle de la République accueillante et solidaire. Elle violente ainsi une conscience subjective déjà soumise à rude épreuve par la discrimination et l’exclusion. Il ne suffit pas d’invoquer les délires relatifs au complot intégriste pour faire disparaître cette réalité : le port du voile, envisagé de toutes les façons possibles, est d’abord, irréductiblement, un comportement sociologique. La gauche révolutionnaire craint-elle à ce point l’irruption de la réalité sociale dans les nimbes de l’espace public ? Dans cette affaire de la loi sur les signes religieux, il est significatif que ces organisations de gauche n’aient pas rétabli le débat dans ses termes appropriés : la question à discuter n’était pas tant de savoir si on est pour ou contre le voile, mais de se déterminer pour ou contre une loi trahissant si abruptement le caractère répressif de l’Etat.

Et l’attitude anti-autoritaire conséquente de gauche aurait dû consister à s’opposer à la loi, quitte à se prononcer, par conviction, contre le voile Car si, dans certains cas, le port du voile signale la domination de la jeune fille au sein de sa famille, est-ce la vocation de la gauche révolutionnaire de cautionner, dans la personne des lycéennes exclues au mépris de l’obligation d’instruction, le cumul des dominations ? Reste le problème du positionnement par rapport à la religion. Si légitime que soit le credo athée, réaffirmé ici et là d’une manière compulsive, il sert un peu trop opportunément la stratégie qui tend à substituer aux thèses raciales de l’extrême-droite la mise en cause de l’islam. Celle-ci, plus honorable en apparence, et ciblant, au choix, l’obscurantisme, l’oppression religieuse ou l’opium des peuples, a permis de fédérer, dans la bonne conscience républicaine de tous, un champ politique étendu. Elle autorise même à dénoncer de plus belle le racisme et Le Pen. Ainsi anoblies, ses thèses n’en visent pas moins la même cible et le FN ne le sait que trop bien qui a vu son monopole péricliter.

Quelle que soit la conviction personnelle que l’on peut avoir à propos des religions, quelles que soient les préventions que l’on peut concevoir à leur égard, on ne peut accepter que l’une d’entre elles exclusivement et ses adeptes déchaînent aujourd’hui un tel rejet passionnel, dans la coalition d’un si grand nombre de tendances de la société civile et de la classe politique. Tout cela nous porte à considérer que l’appel des indigènes de la République, y compris dans son positionnement sur le voile, doit être soutenu en tant qu’initiative s’insérant légitimement dans le complexe des protestations sociales. Au besoin contre certaines organisations de la gauche révolutionnaire, nouveaux gardiens affectés aux deux étages de la cité bourgeoise et chargés, aux côtés des libéraux et des sociaux-libéraux, d’interdire Babylone aux contestataires hétérodoxes et Jérusalem aux âmes hérétiques.

Messages

  • Je te suis quand tu t’emportes contre la "gauche révolutionnaire", dont on ppuvait attendre une attitude un peu plus courageuse, mais là où je décroche, c’est quand tu assimiles tous ceux qui se sont opposés à la "loi sur le voile", à savoir ici, la LCR, LO ou encore le PT à des ennemis.
    Tout d’abord il faut savoir que ce n’est pas une loi sur le voile uniquement : les 3 sikhs exclus de je ne sais plus quel bahut du 93 pourront en témoigner. Ensuite il faut considérer le voile en ce qu’il est, c’est à dire un facteur d’éclatement de la communauté : les filles qui vont au bahut voilées accusent celles qui ne le portent pas (plus par rejet envers un instrument machiste et rétrograde que par manque de foi) d’être de mauvaises musulmanes. Enfin, il faut savoir que sur 5 viols commis en banlieue, 2 l’ont été sur des filles voilées. En proportion, sachant que environ 15% des filles le portent, sa fait qu’eles sont tristement surreprésentées parmi les jeunes violées. Pour finir, affirmer que tous ceux qui not rejeté le voile suivent le discours de Le Pen, c’est ne rien connaître de, leurs motivations : si la loi, voulue par 1Président dont la femme à fait pression sur 1préfet pour que dans le même temps, une soeur polonaise puise arborer son voile sur son passeport, les partisans de la vraie gauche (anarcho-syndicalistes comme moi) s’y sont opposés par principe : l’opium du peuple dont tu parles, on ne le cautionnera jamais.
    Maa salama

  • Le moins qu’on puisse dire c’est que le malaise continue, depuis le Discours sur le colonialisme de Césaire, et sa porte claquée au nez de Thorez... le malaise, c’est l’apparente insolubilité de la réaction à la domination raciste dans la lutte de classes.

    Pour ma part, et sans renvoyer dos à dos, je dirais que le problème est mal posé de part et d’autre, notamment par les organisations qui se réclament à l’extrême-gauche de la lutte de classes (je devrais dire qui se prennent pour « la conscience » quand ce n’est pas pour le sujet prolétarien de la lutte de classes).

    S’il est une domination qui fait sens plus que les autres dans la résistance à l’occidentalisation capitaliste du monde, c’est bien celle contre laquelle se lèvent ces auto-called "indigènes", et ce qu’ils disent, personne ne peut le dire à leur place, et sans doute, vu ces circonstances, pas mieux qu’ils ne le font, puisqu’ils parlent en tant que tels où les autres sont muets... Un discours militant qui se pense comme "classiste" à la manière du passé ne peut donc l’entendre, et faute de mieux, il préfère passer à côté.

    Il me semble qu’on assiste là à l’actualisation typiquement franco-française du raté d’une rencontre, en double miroir de l’anti-colonialisme et de l’anti-libéralisme, doublement acritiques du capitalisme en sa nature de système d’exploitation. La rencontre ne peut se faire, car elle ne se cherche pas, au fond de ce qui la fonderait comme dépassant des identités que seul le capital définit aujourd’hui.

    Sans parler d’un athéisme réduit à la critique de la religion, cette religion de la laïcité qui ne se connaît pas comme idéologie, tout aussi pré-marxienne...

    Est-ce un hasard ? A mon sens, non, quelque chose de lourdement pré-marxien, de conceptuellement régressif, hante la montée en puissance de l’alternative démocratiste, dans le mélange aléatoire des concepts de citoyenneté, souveraineté populaire, Etat-nation, société civile, démocratie etc. En surfant sur la vague, les discours opportunistes encouragent cette confusion idéologique, sans saisir qu’il n’en tireront rien politiquement, qu’une issue réformiste sauvant la mise à la défunte social-démocratie : il ne suffit pas pour cela de tirer à boulets rouges sur la trahison négriste !

    Militants d’extrême-gauche et indigènes dans tout le pays, encore un effort pour vous reconnaître comme prolétaires apatrides !

    Patlotch

  • "La mise en cause de l’islam, plus honorable, EN APPARENCE, (sic) que le racisme d’extrême-droite !"

    Et bien sûr, l’apparence est trompeuse, n’est-ce pas ? Extrême gauche et extrême-droite même combat, bien sûr !
    Les "indigènes" (sic) pourront se reconvertir, c’est le cas de le dire, à l’UMP ou au PS : il tiennent là un discours de partis de gouvernement de très bonne facture...

  • Je ne savais pas qu’il existait "une "stratégie visant à substituer les théories raciales de l’extrême droite à la mise en cause de l’islam". C’est très, très intéressant ce que raconte Khaled.
    Mais si mettre en cause l’islam permettait de faire disparaître les théories en question, on ferait d’une pierre deux coups ! Seulement, il est plus facile de dire n’importe quoi que de comprendre que l’on a SIMULTANEMENT nuisance de l’extrême droite et nuisance des religions...et que les deux font d’ailleurs très bon ménage.