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La nouvelle politique économique

Publie le samedi 26 juin 2004 par Open-Publishing

de Jean-Paul Fitoussi

La nouvelle politique économique fut le nom donné par Lénine au début des
années 1920 à l’ensemble des mesures de libéralisation (et notamment de
privatisation), essentiellement dans le domaine agricole, qu’il entreprit de
mettre en ¦uvre pour insuffler un dynamisme nouveau à une économie
soviétique exsangue.

Les temps ont changé, le système soviétique s’est effondré, mais celui qui
demeure - que l’on qualifiait jadis d’économie mixte de marché - vit, à son
tour, et à sa manière, sous l’empire d’une "nouvelle politique économique".

Certes, le procédé consistant à mettre en regard deux contextes aussi
radicalement différents, à partir d’une ressemblance floue aurait quelque
chose de purement rhétorique.

Mais le rapprochement de ces deux moments historiques contient un
enseignement précieux sur le plan des idées : le passage du collectif à
l’individuel est supposé produire un plus grand dynamisme dans l’ordre
économique.

Cette "loi" est sans doute vraie, mais seulement dans un intervalle qui ne
recoupe que partiellement le spectre des possibles entre le collectivisme
absolu et l’individualisme pur. A n’en pas douter, en effet, le reflux
partiel de l’Etat était-il, dans les années 1920 en Union soviétique, la clé
de la croissance et de la productivité.

Mais peut-on dire qu’il demeure partout et toujours la recette invariable du
succès indépendamment du degré de libéralisme qui caractérise nos
"démocraties de marché" ?

Eh bien oui, semble être la réponse générale apportée aujourd’hui à cette
question dans le cadre de ce que je propose de nommer "le consensus de
Bruxelles-Francfort-Washington".

Mais pour y parvenir, encore fallait-il déconstruire le keynésianisme, dont
l’enseignement, en un sens fondamental, fut d’identifier la limite
supérieure à la dérive individualiste dans une économie de marché : "Les
deux vices marquants du monde économique où nous vivons sont que le plein
emploi n’y est pas assuré et que la répartition de la fortune et du revenu y
est arbitraire et manque d’équité", écrivait Keynes dans la Théorie
générale.

Cette déconstruction fut dans l’ordre théorique une tâche complexe, que
trois générations de jeunes chercheurs depuis les années 1960 ont su mener à
bien. Une véritable "contre-révolution", comme l’avait qualifiée Robert W.
Clower, en ce sens qu’en fait de nouvelle politique économique elle propose
simplement un retour aux pré- conisations doctrinales prékeynésiennes :
stabilité des prix, équilibre budgétaire, concurrence sur tous les marchés,
en particulier le marché du travail. Et bien sûr, libéralisation des
échanges, privatisations, dérégulation. Le plein emploi serait alors au bout
du chemin.

Cette feuille de route des temps modernes est plus théorique que certains ne
le pensent. Il n’y a rien à redire sur les buts qu’elle poursuit : il faut
le plus souvent préférer la stabilité des prix à l’inflation, l’équilibre
budgétaire au déficit et à l’endettement, la concurrence à la rente,
l’ouverture à la protection...

Mais au moins deux éléments de complexité viennent nous rappeler que la
réalité ne se laisse pas aussi aisément circonscrire.

Pour commencer, que signifie la notion de "concurrence" sur le marché du
travail où il existe une dissymétrie de pouvoir entre salariés et
entrepreneurs, notamment dans le processus d’embauche ? Aussi, parce que les
rapports de force sont un obstacle à la concurrence, la protection du
travail, comme les politiques de plein emploi, apparaissent comme des moyens
d’en accroître le degré et non pas de le réduire.

Une difficulté demeure cependant, mais elle ne peut être résolue
qu’empiriquement et non au terme d’une axiomatique qui nous ferait confondre
théories et réalités, arrangements sociaux spécifiques à une culture, et
modèles généraux d’application universelle : comment tenir la balance des
pouvoirs de sorte que la concurrence soit effective, qu’elle ne s’exerce pas
au détriment des plus faibles, mais que par ailleurs sa régulation ne soit
pas le prétexte au déploiement des corporatismes ?

Le second élément de complexité est d’essence dynamique : nos économies
traversent des turbulences qui affectent le taux d’inflation, le solde
budgétaire, la croissance et l’emploi. Elles connaissent aussi de
perpétuelles mutations qui les conduisent en permanence à se restructurer et
à innover, ce qui n’est pas sans effet sur le degré de concurrence qui les
caractérise.

GOUVERNER, C’EST CHOISIR

Cette dynamique inhérente au processus économique fait qu’il existe des
périodes ou tous, ou presque tous, les objectifs poursuivis par la nouvelle
politique économique se dégradent, et qu’il convient alors de procéder à des
arbitrages entre eux. Gouverner, c’est choisir. Le lieu privilégié de ces
arbitrages est la démocratie. La tendance de la nouvelle politique
économique à vouloir lier les mains des gouvernements pour les empêcher
d’agir revient pour elle à affirmer l’impossibilité d’une dégradation autre
que transitoire de ses objectifs.

La théorie économique keynésienne, ancienne et nouvelle manière, a
précisément ceci d’indémodable (et d’indéconstructible) qu’elle établit
l’existence, de façon directe ou indirecte, d’arbitrages entre les objectifs
de la politique économique. Le choix d’un taux d’intérêt, s’il affecte
l’inflation, affecte aussi l’emploi et la croissance. Autrement dit, sa
détermination procède nécessairement d’un arbitrage entre plusieurs
objectifs. C’est aujourd’hui presque une provocation que de le dire.

Il faudrait, en la matière, utiliser un langage plus prudent afin de ne pas
heurter la sensibilité collective des économistes à qui la victoire de la
théorie qui fonde la nouvelle politique économique apparaît sans appel.

Autrefois, on aurait dit qu’il existait, sous certaines conditions et dans
certaines circonstances, un arbitrage entre inflation et chômage. Mais la
nouvelle politique repose sur la preuve formelle qu’il ne s’agissait que
d’une dangereuse illusion. On dira donc aujour- d’hui, mais le lecteur
comprendra que cela revient au même, que si telle ou telle banque centrale
avait baissé son taux d’intérêt à temps, la reprise dans sa zone d’influence
eût été plus précoce.

Un second arbitrage avait également été identifié, entre équilibre
budgétaire et croissance, là encore sous certaines conditions et en
certaines circonstances. La nouvelle théorie politique économique en réfute
les termes en vertu des effets "antikeynésiens" de la politique budgétaire.
Autrement dit, les gouvernements ne seraient plus confrontés à un dilemme,
puisqu’il leur suffirait de baisser le déficit budgétaire pour obtenir en
prime la croissance.

Quelle tâche facile que la leur ! Une théorie a toujours raison dans son
cadre d’hypothèses, mais elle peut parfois se situer à des années-lumière du
fonctionnement effectif de l’économie. Car la pratique de certains
gouvernements (Etats-Unis, Royaume-Uni, Japon, etc.), en même temps que la
simple constatation que deux décennies d’application des préceptes de la
nouvelle politique économique n’ont pas, c’est le moins qu’on puisse dire,
produit les résultats escomptés en Europe, laisse supposer qu’il existe de
fait des conflits d’objectifs et donc des arbitrages à opérer entre eux.
Agir comme s’il n’en était rien revient à prédéterminer les choix,
c’est-à-dire à toujours arbitrer en faveur des mêmes objectifs.

Quels liens peut-on faire entre les considérations précédentes et
l’actualité politique et économique ? Le premier est une hypothèse : si
l’espace européen n’est plus celui d’arbitrages politiques, à quoi servent
les affrontements entre partis politiques et, au fond, pourquoi aller voter
 ?

Par exemple, en guise de bienvenue aux nouveaux entrants dans l’Union
européenne, la Commission est en train d’instruire à l’encontre de six
d’entre eux une procédure pour déficits excessifs. Le second est une
certitude relative à la difficile résorption d’un déséquilibre de nature
keynésienne (un "déficit de demande") dans le cadre de la nouvelle politique
économique.

VERTUS

Partout, en Europe, les gouvernements tentent de relancer le moteur de la
consommation et savent que, pour ce faire, il convient d’accroître le revenu
disponible des ménages. Mais comment y parvenir, lorsqu’une action sur les
salaires est considérée comme toujours inflationniste et qu’une baisse des
impôts aggraverait encore le déficit budgétaire ?

Certes, la seconde modalité, si elle s’accompagnait d’une baisse des
dépenses publiques, aurait toutes les vertus. Mais n’attendre d’augmentation
de revenu que de la baisse des impôts et cotisations sociales se heurte à un
problème de crédibilité : c’est possible un temps lorsque cette baisse est
gagée sur des augmentations de productivité des services de l’Etat. Aller
au-delà signifie que les augmentations nominales de revenus auraient pour
contrepartie une réduction de la fourniture de biens publics et qu’au total
le pouvoir d’achat de la grande majorité ne serait pas accru (par exemple,
seul le revenu des familles sans enfants augmenterait du fait d’une
privatisation de l’éducation).

La nouvelle politique économique, en niant la possibilité d’arbitrages entre
objectifs (arbitrages qui peuvent être différents selon l’inspiration
doctrinale des gouvernements), oblige les politiques publiques à des
contorsions, car aucun gouvernement confronté à un problème ne peut
s’abstenir d’agir en prétextant que le problème ne devrait pas théoriquement
exister.

http://www.lemonde.fr/web/recherche_articleweb/1,13-0,36-370392,0.html