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“La violence policière n’a rien d’accidentel”

par Le nouveau Rigouste est de sortie

Publie le lundi 24 février 2014 par Le nouveau Rigouste est de sortie - Open-Publishing

"« La violence policière est rationnellement produite et régulée par l’Etat », telle est la thèse du nouveau livre de Mathieu Rigouste, La domination policière, une violence industrielle. Trois ans après L’ennemi intérieur, ce militant et chercheur en sciences sociales analyse la transformation des violences policières dans les quartiers populaires et leurs effets sociaux sur la vie quotidienne.

De l’Ennemi intérieur à ce livre, on a l’impression que l’ordre policier a été un sujet fort de votre travail. Comment en êtes-vous arrivé à ce livre ?

Je fabrique des outils pour démonter les mécanismes de la domination. Dans L’ennemi intérieur, j’avais étudié l’armée et son influence sur la société de contrôle, ce travail montrait comment les guerres coloniales ont fortement orienté la restructuration sécuritaire du capitalisme tout au long de la Ve République. La manière dont la police s’approprie des personnels, des savoirs et des pratiques, des techniques, des méthodes et des matériels formés par, pour et dans l’expérience coloniale et militaire – ce que Michel Foucault appelle les « effets de retour » – restait à approfondir. Il semblait nécessaire de faire le point sur les transformations de la police et de sa violence ces vingt dernières années. Pas pour l’amour des livres mais pour renforcer les luttes.

Comment avez-vous circonscrit votre travail d’investigation et d’action ?

Je ne fais pas semblant d’écrire sur une société dont je ne ferais pas partie et que j’observerais depuis un extérieur introuvable. Je ne veux pas masquer le fait que toutes les méthodes et toutes les problématiques sont orientées par l’enquêteur, sa position dans la société et ses points de vue. Sous couvert de distance avec le terrain, de nombreuses études masquent nécessairement les privilèges et les connivences que le chercheur entretient avec la société. Alors j’assume le fait que j’enquête depuis un endroit précis – les territoires et les classes qui subissent quotidiennement et frontalement la domination policière, puis je fournis ces éléments pour permettre de critiquer mes résultats, pour les corriger et faire avancer notre compréhension du phénomène. J’ai passé une trentaine d’années en banlieue parisienne et une quinzaine d’années dans les mouvements sociaux et militants. Je n’y ai pas fait ce que la sociologie appelle de « l’observation participante », j’appartiens à ce monde et j’y ai vécu de près les transformations de la police. J’ai formulé des hypothèses en mettant en commun les mémoires et les récits de nombreuses personnes subissant directement la domination policière et de collectifs qui luttent sur ce terrain. J’ai confronté ces hypothèses aux recherches universitaires sur la question, à un corpus d’autobiographies de policiers, à des entretiens et des récits de vie menés par d’autres chercheurs avec des policiers de différents corps et différents statuts, à l’observation des blogs de policiers et l’analyse des revues policières, de défense et de sécurité ainsi qu’aux archives de mouvements de luttes contre la violence policière. Du point de vue de l’action, je prends part aux luttes populaires contre les systèmes de domination et d’oppression. Je ne cherche pas à faire de la recherche engagée, il me semble qu’on ne peut séparer l’action, l’enquête et la vie quotidienne. Que l’investigation n’est pertinente que si elle est menée, au service des luttes et à travers elles. Ce travail est d’ailleurs le fruit de réflexions collectives et doit tout à celles et ceux qui combattent au quotidien.

Vous parlez presque d’une réactivation d’une guerre contre insurrectionnelle dans votre livre. Quels sont les contours de ce champ de bataille ?

J’observe moins une réactivation qu’un processus long où la guerre et le contrôle, l’armée et la police, s’influencent réciproquement au point de quasiment fusionner dans certaines situations. J’affirme que la contre insurrection est la grammaire, la matrice, le programme idéologique et technique qui propulse le système sécuritaire. Mais il s’agit justement ici de bien voir comment s’opère la reformulation, la traduction, l’hybridation de la contre insurrection à l’intérieur de la société française. Il ne me viendrait pas à l’esprit d’expliquer que nous vivons la même chose que la guerre d’Algérie ou que les déploiements militaires en Irak. Mais j’observe que nous faisons face, dans les enclaves ségréguées de la société post-coloniale, à une forme de contre insurrection de basse intensité, médiatique et policière. Le quadrillage militaire devient occupation policière des quartiers (polices « de proximité »), les commandos deviennent des unités d’intervention féroces (BAC…), l’action et la guerre psychologique sont prises en charge par les médias dominants, la propagande d’Etat récupère la figure de l’ennemi intérieur « fellaga manipulé par Moscou » sous la forme de « l’islamo-gauchiste » ; les camps, la torture et le système de disparition sont relayés par la prison et la garde-à-vue, les brutalités et les meurtres policiers… Je montre comment des armes, des techniques, des doctrines, des pratiques issues de la contre insurrection coloniale et militaire, passent dans le champ médiatique et policier, comment elles sont réappropriées, ré-agencées redéployées pour maintenir l’ordre social, économique et politique à l’intérieur de la métropole.

Est-ce que vous pouvez nous définir la « tactique de la tension » dont vous parlez abondamment dans votre livre ?

C’est justement cette forme de domination, régulée techniquement et rationnellement, qui puise dans les répertoires contre insurrectionnels, coloniaux et militaires, pour écraser les damnés intérieurs. C’est une référence aux mécaniques politiques qui permettent de contrôler la population en instrumentalisant la peur ou en fabriquant des ennemis de convenance. On parle souvent de « stratégie de la tension » pour désigner les « années de plomb » en Italie, dans les années 1970. L’Etat italien manipulait l’extrême droite, grâce aux services secrets, et lui faisait réaliser des attentats qu’il attribuait ensuite aux anarchistes, ce qui lui permettait de justifier la répression du mouvement ouvrier et l’écrasement des mouvements révolutionnaires. Les gestionnaires de cette stratégie étaient d’ailleurs fascinés par la méthode française de contre-insurrection. Par « tactique de la tension », j’explique que cette technique qui consiste à fabriquer des ennemis de convenance pour faciliter le renforcement sécuritaire, est passée dans le domaine policier. Techniquement, cette traduction s’opère depuis le prototype colonial et militaire de la bataille d’Alger, en 1957. La Casbah avait alors été enfermée et étranglée par des forces de quadrillage et d’occupation militaro-policières, puis pénétrée, harcelée et terrorisée par l’envoi d’unités spéciales à l’intérieur pour capturer, interroger et faire disparaître les « meneurs ». Harceler et agresser une population enfermée et étranglée, engendre forcément beaucoup de tension. J’explique que ce schéma a été redéployé sur les quartiers populaires, par l’alternance, aux manettes de l’Etat, des fractions de gauche et de droite de la classe dirigeante, qui ont multiplié les unités d’occupation et d’enfermement ainsi que les unités d’intervention et de harcèlement dans les quartiers populaires. Progressivement a ainsi été reformulée une technique d’enfermement et d’agression combinée, supportée par des ressorts idéologiques très proches de la contre-insurrection et qui tente de détruire la vie sociale et les formes d’autonomie et d’insoumissions des « populations » ciblées.

L’impérialisme c’est un concept assez fort. Dans votre travail, ça semble une évidence car vous êtes dans cette rhétorique mais si on vous demandait de le définir, vous en parleriez comment ?

Ce n’est pas de la rhétorique, l’impérialisme est un stade de développement du capitalisme et de l’Etat, qui arrive à un moment déterminé dans l’histoire de la lutte des classes. Il s’agit d’un rapport de domination à différentes vitesses et qui s’inscrit dans l’espace : c’est le processus d’expansion d’un Etat-nation partant à la conquête de territoires, de ressources et de populations en dehors de ses frontières et mettant en place des formes de dominations et de ségrégations basées sur la classe, le sexe et la race. Les géographes radicaux anglo-saxons expliquent que nous sommes entrés dans une nouvelle phase de développement de l’impérialisme qui ressemble très étrangement à la phase d’accumulation primitive qui avait donné naissance au capitalisme et qui fonctionne par la dépossession des ressources, des territoires, des cultures et des formes de vie autonomes. Je tente de montrer que les campagnes de conquête menées par les grands Etats impérialistes dans le « monde Arabe » (Irak, Afghanistan, Egypte, Syrie…) se combinent avec une dimension intérieure sur leurs propres territoires : l’expansion des mégalopoles urbaines (Grand Paris, Grand Toulouse, Nantes Métropole…). Cette expansion est supportée directement par la tension policière et vise la conquête puis la restructuration petite-bourgeoise des quartiers populaires, le renforcement du socio-apartheid, l’industrialisation de l’enfermement et la massification du néo-esclavage en prison. La police est le fer de lance de cette croisade intérieure.

Qu’est-ce que vous pensez des BAC que vous définissez comme un symbole de l’ordre sécuritaire ? Le sociologue Didier Fassin évoque la possibilité d’une cohabitation tandis que Fabien Jobard se montre plus nuancé que vous également.

Ce n’est pas une question de nuances. La BAC est emblématique de l’oppression policière contemporaine, comme les CRS représentaient bien la répression en 1968. Mais je n’ai rien en particulier contre ces unités. Toute la police est chargée de maintenir l’ordre social, économique et politique. Et la police n’est pas la seule institution à assurer cette fonction. On peut soutenir les collectifs de victimes qui demandent la dissolution de la BAC comme à Millau, car c’est une manière offensive de se rassembler, mais la dissoudre sans attaquer le monde qui la produit ne changerait pas grand chose. Les agents seraient reclassés et de nouvelles unités créées ou recomposées pour assurer l’encadrement des misérables. Les BAC sont issues des polices coloniales en métropole et restructurées autour d’un modèle « néolibéral » d’abattage intensif. Elles traduisent bien les restructurations contemporaines.

(...)

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