Accueil > Le nouveau militantisme des intermittents

Le nouveau militantisme des intermittents

Publie le lundi 7 juillet 2003 par Open-Publishing

Le nouveau militantisme des intermittents
LE MONDE | 07.07.03 | 14h04

En dehors des syndicats, des coordinations d’intermittents du spectacle organisent la
résistance à l’accord sur la réforme de leur statut, avec des mots d’ordre qui
dépassent la question de leur assurance-chômage.
Qui sont ces militants qui, dès le début du mouvement des intermittents, se sont
organisés, en dehors des syndicats, en coordinations - Culturendanger à Montpellier,
collectif du 25-février à Avignon, collectif des intermittents, précaires
d’Ile-de-France à Paris, interluttants... ? Veulent-ils simplement défendre leur
statut ou s’inscrivent-ils dans une démarche politique plus large ? De quelle culture
politique se revendiquent-ils ? Quels sont pour eux les enjeux du mouvement actuel ?

Partons du plus simple : les membres des collectifs sont jeunes, en général - entre
25 et 40 ans. Ce sont les plus concernés par la précarité, et donc les plus touchés
par la réforme. Qu’ils n’appartiennent pas à la génération qui a fait Mai 68 et vécu
les militantes - et prospères - années 1970 n’est pas anodin. Ils font partie, comme
le dit très bien Bruno, 31 ans, comédien et metteur en scène, membre de la
"commission de coordination des commissions" du collectif parisien, de la génération
"qui a traversé le vide politique". Cette place particulière dans l’histoire leur
donne à la fois un regard très acéré sur les erreurs de leurs aînés et un désir,
diffus mais intense, de retrouver l’utopie libertaire de 1968.

D’où viennent-ils ? Du spectacle vivant (théâtre, danse, spectacle de rue...), où ils
sont artistes ou techniciens, plus que de l’audiovisuel, traditionnellement moins
engagé et plus tributaire de la logique du marché - et où les pressions qui
s’exercent sur les contestataires sont plus fortes. La plupart d’entre eux vivent et
créent, depuis des années, grâce au système des intermittents. Pour beaucoup,
rejoindre une coordination constitue une première expérience d’ordre politique.

"L’ART À LA PORTÉE DE TOUS"

"Je me considère comme apolitique, et je n’ai pas l’âme révolutionnaire, explique
Virginie, 37 ans, auteur-metteur en scène de spectacles à Reims, porte-parole de la
commission "actions" de la coordination parisienne. Le seul combat que j’aie toujours
mené, c’est d’essayer de mettre l’art à la portée de tout le monde. Quand j’ai
compris que ma compagnie, Tavékaet’la, allait disparaître avec cette réforme, j’ai
rejoint la coordination. Et je découvre une expérience démocratique passionnante..."

Mais un nombre non négligeable d’entre eux ont déjà eu des expériences
d’"engagement" - terme qu’ils préfèrent à "politique". Dans la coordination des
intermittents et précaires d’Ile-de-France se côtoient des gens venus d’horizons
divers. Ceux venus de la CGT, par exemple, ne renient pas leur affiliation à la
centrale syndicale, mais trouvent que la coordination permet d’agir de manière plus
directe et rapide, "sans passer par des processus bureaucratiques et
technocratiques", précise Julien, 34 ans, technicien dans l’audiovisuel, sur le point
de prendre sa carte au SNTR-CGT.

Une quinzaine de personnes sont issues de la CNT (Confédération nationale du travail,
anarcho-syndicaliste). Comme Elise, 26 ans, qui s’occupe des ateliers d’une compagnie
de théâtre en milieu amateur et scolaire, et qui s’est syndiquée à la CNT à l’issue
du mouvement social de 1995 : "La CNT étant pour l’organisation des travailleurs par
eux-mêmes, il était logique que l’on soit là, souligne la jeune femme. Il était aussi
très important que le mouvement social ne s’arrête pas pendant l’été, que le rapport
de forces se maintienne jusqu’à la rentrée."

La coordination parisienne s’est aussi constituée autour du noyau des PAP, le
collectif des Précaires associés de Paris, et d’AC ! (Agir contre le chômage), réunis
autour du thème de la précarité. Nathalie, 38 ans, comédienne qui a travaillé avec
l’auteur et metteur en scène Didier-Georges Gabily, est emblématique d’une nouvelle
forme d’engagement radicale et échappant aux structures classiques. "Ce qui
m’intéresse, dit-elle, c’est le lien entre la culture et l’engagement. Il ne suffit
pas de mettre sur scène des textes de Pasolini ou de Toni Negri..." Le groupe des PAP
travaille justement avec des proches de Toni Negri, philosophe de l’extrême gauche
italienne des années 1970.

NI PERMANENTS NI LEADERS

Expérimentés ou non, les membres des coordinations tentent de réinventer une forme de
démocratie directe. Le collectif parisien, installé salle Olympe-de-Gouges, rue
Merlin, dans le 11e arrondissement, convoque une assemblée générale tous les jours et
a institué le principe des commissions ("action", "interprofessionnelle", "Europe",
"presse"...) auxquelles peuvent participer tous ceux qui le désirent. Pas de
représentants permanents, pas de leaders. N’allez pas demander à un membre du
collectif de parler au nom des autres ou de prendre la parole dans les médias : il
vous répondra qu’il n’est que le modeste porteur d’une parole collective.

Les collectifs, constitués de gens de spectacle, cultivent aussi un certain goût pour
l’action spectaculaire et impressionnante : les membres du collectif de
Haute-Normandie ont ainsi cloué un porc (un vrai, pas un accessoire de théâtre) sur
la façade de la CFDT de Rouen...

Dans les assemblées générales s’expriment aussi des enseignants - les collectifs de
professeurs sont très présents dans le mouvement -, des archéologues, des
architectes, des chercheurs... autant de professions qui se sentent menacées par le
désengagement de l’Etat.

Tous parlent des retraites, de la Sécurité sociale, de l’éducation nationale, de la
société "néolibérale" qui est, selon eux, en train de s’installer et dont ils ne
veulent pas. Un terme qui revient très souvent dans leurs propos est celui de
"marchandisation". Marchandisation de la culture, de la santé, de l’éducation,
marchandisation des esprits et des âmes. Beaucoup parlent des émissions de
télé-réalité comme d’un horizon à fuir : "Si l’avenir de notre société, c’est "Nice
People", très peu pour moi", résume Frédéric, 41 ans, ouvrier peintre dans le cinéma
et membre de la commission "inter-régions" de la coordination parisienne. Beaucoup
parlent du 21 avril, aussi. Les différents mouvement tentent de s’organiser en
coordination nationale pour se faire entendre au plus haut niveau. Les militants
affirment qu’ils seront toujours dans la rue à la rentrée, quelle que soit l’issue du
dossier des intermittents.

Fabienne Darge (avec Diane Ducamp)