Accueil > Les Français font de moins en moins la grève
« La conflictualité ne décline pas, elle se transforme »
de SONYA FAURE
Débat. La baisse du nombre de grèves depuis trente ans marque-t-elle la fin de la contestation ?
En France, le nombre de journées individuelles non travaillées pour fait de grève n’a cessé de baisser depuis les années 70 : de 4 millions en 1976, il a chuté à 1,2 million en 2005 – 224 000 dans le privé pour 1 million dans le public (1). Gouvernement et médias alignent les sondages révélant l’impopularité du mouvement des cheminots et électriciens
contre les régimes spéciaux. La grève a-t-elle vécu ?
Les Français font de moins en moins la grève, est-ce la fin des conflits sociaux ?
Non, la conflictualité ne décline pas en France, elle se transforme… Certes, la grève est moins utilisée : depuis la fin des années 70, la décrue est relativement continue, malgré quelques exceptions : les
années 1995 et 2003, déjà marquées par des mouvements sur des questions
de retraite, et 2006 avec le conflit sur le CPE. Mais d’autres données
relativisent cette tendance. Le nombre d’entreprises de plus de 20
salariés (hors secteur agricole) qui déclarent avoir fait face à un
conflit est de plus en plus élevé : sur la période 1996-1998, une
enquête quantitative du ministère de l’Emploi indique que 21 % des
établissements ont connu au moins un conflit. La proportion est montée à
30 % de 2002 à 2004.
Quelles formes prennent ces conflits ?
Outre les formes avec arrêt de travail (comme les débrayages), ce sont
celles sans arrêt de travail qui progressent encore plus :
manifestations, pétitions, grèves du zèle… Une forme de contestation a
fortement augmenté : le refus d’heures supplémentaires, ce qui est
cocasse dans cette période où on demande aux salariés de travailler plus
pour gagner plus. La grève peut coûter cher à un salarié, surtout s’il
n’a pas de statut d’emploi protégé. Un débrayage bien ciblé peut être
tout aussi efficace qu’une journée de grève.
La grève aurait donc décliné pour laisser la place à d’autres formes de
conflits plus épars ?
C’est globalement vrai. La réorganisation des entreprises, la
mondialisation, la précarisation des statuts d’emploi ont modifié, sous
la contrainte, les manières de porter les revendications. La grève était
le conflit type du modèle fordien, nous n’en sommes plus là. Mais la
réalité est différente d’un secteur à l’autre. La grève se maintient, se
renforce même, dans les secteurs à forte tradition de lutte, comme
l’industrie ou les transports. Dans le commerce ou la construction,
c’est au contraire les débrayages et les refus d’heures sup qui
augmentent. La taille de l’entreprise a évidemment un impact sur les
mobilisations. Plus l’entreprise est grande, plus les syndicats sont
présents et les conflits nombreux (2). Ce qui ne veut évidemment pas
dire qu’il y a moins de tensions dans les PME, mais les conflits sont
plutôt de nature domestique : on les règle directement, sans médiation,
de l’employeur au salarié. Les manifestations de mécontentement peuvent
également y prendre la forme du retrait (absentéisme, démission, etc.)
ou celui du conflit individuel via les prud’hommes.
Dans les sondages, la grève actuelle autour des régimes spéciaux est
impopulaire…
Sur ce sujet, il faut être très précautionneux. Dans les enquêtes sur la
perception des conflits, les grèves de cheminots, qui gênent le plus les
usagers, arrivent toujours en queue de peloton. Parallèlement, la
paralysie des transports touchant essentiellement les déplacements entre
périphéries et centres-villes, elle frappe d’abord des salariés
travaillant dans des secteurs (services, restauration, commerce…) où la
grève, comme moyen d’action, ne constitue pas ou plus une réalité
importante.
Si les grèves de deux jours et plus sont de plus en plus rares, à quoi
sert la loi sur le service minimum ?
Soit le gouvernement n’a pas pris connaissance des études que l’on mène,
soit c’est une mesure strictement idéologique ! Certes le secteur des
transports est plus conflictuel que d’autres secteurs mais cette loi
tombe un peu à plat. Elle rend la grève un peu plus réglementée et
contrainte, mais elle peut générer des effets pervers, en rendant la
conflictualité plus diffuse, difficilement maîtrisable, voire plus
radicale. Même si les chiffres ne confirment pas cette éventualité,
comme on aurait pu le croire après le conflit Cellatex (3).
La grève aurait donc une utilité ?
Bien évidemment ! On a la mauvaise habitude de penser l’action
collective comme un dysfonctionnement. On oppose toujours conflit et
négociation. Or les établissements où l’on négocie beaucoup sont aussi
des lieux de conflit. Croire qu’il suffirait de négocier plus pour
éviter les conflits est un leurre. Il faut l’accepter : le conflit est
une partie intégrante de l’organisation sociale. Il est stupide de
vouloir à tout prix l’éradiquer.