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Les mafias russes menacent l’Europe

Publie le lundi 28 juin 2004 par Open-Publishing

de Sylvaine Pasquier

Il y a des signes qui ne trompent pas, mais que certains de nos experts refusent de voir, trop occupés qu’ils sont à encenser Vladimir Poutine. Politologue et criminologue au CNRS, Hélène Blanc lance un cri d’alarme : des ex-Soviétiques douteux, Russes en tête, ont entrepris d’infiltrer les économies et les milieux politiques des Etats de l’Union européenne, dont la France. Qui sont-ils, quels intérêts occultes représentent-ils ? Directrice de la revue Transitions et Sociétés, elle travaille depuis vingt ans avec la politologue russe Renata Lesnik sur l’URSS et la Russie réelles, où mafias, oligarques, pouvoir et services secrets s’entremêlent. Avec KGB Connexion (Hors commerce), elle déroule le fil rouge qui relie entre eux les bouleversements décisifs du dernier quart de siècle - lesquels n’ont rien de fortuit. Ils ont été au contraire conçus et mis en œuvre. A présent, face à cette Russie, l’Europe est en première ligne

Vous avez récemment fait une révélation stupéfiante : des affairistes russes ont proposé à un candidat à la présidentielle de 2002 - François Bayrou - de financer sa campagne. Y aurait-il une tentative d’infiltration des milieux politiques français ?

Le jour où François Bayrou m’a raconté cette tentative, j’étais précisément en train d’alerter l’un de nos parlementaires sur les agissements de ces affairistes russes qui cherchent à corrompre nos élites politiques et intellectuelles, à investir les médias et la fonction publique. Pourquoi le président de l’UDF serait-il le seul à avoir été approché ? Bien sûr, il a refusé l’offre, ce qui est tout à son honneur. « Cela m’a alerté, a-t-il précisé, sur certaines influences qui pourraient exister sans que nul ne s’en rende compte », a-t-il reconnu. Si d’autres ont accepté, ils ne vont pas s’en vanter. Mieux vaut ne pas compter sur la réglementation relative au financement des partis et des campagnes. Si les dépenses des candidats sont en effet épluchées, il est rare, et François Bayrou l’admet lui-même, qu’il y ait un contrôle sur l’origine des fonds reçus. De surcroît, ces généreux donateurs ne sont pas stupides : l’argent sera transféré, via une banque européenne, non pas de Moscou mais de Monaco, du Luxembourg, d’Autriche, voire de Malte ou encore de Chypre, où sont enregistrées 4 000 sociétés russes...

L’argent russe pénètre le tissu économique français, grâce à des acquisitions d’entreprises

Est-ce un phénomène récent ?
Auparavant, la France était plutôt l’une de leurs bases de repli, un lieu de villégiature où l’on peut s’offrir des bijoux coûteux, des vêtements de grands couturiers, des hôtels particuliers à Paris ou ailleurs. Vers 1999-2000, 600 luxueuses propriétés de la Côte d’Azur étaient déjà achetées par des Russes fortunés ou des ex-Soviétiques. Les acquéreurs étaient d’abord des amis de Boris Eltsine ; ensuite, des proches de Vladimir Poutine. C’est la seule différence notable. Ainsi le banquier et sénateur Sergueï Pougachev, 41 ans, probablement l’un des financiers de campagne du chef de l’Etat russe, s’est offert pour environ 8 millions d’euros un château, deux villas et un chalet dans l’arrière-pays niçois. Depuis quelque temps, la situation a changé. Les opérations de mécénat - financement du Festival d’Avignon ou du film russe au Festival de Cannes - leur permettent de prendre pied dans les milieux culturels. L’argent russe pénètre aussi le tissu économique français, grâce à des prises de participation ou à des acquisitions d’entreprises. Pour la seule année 1997, les Douanes recensaient 400 PME-PMI « captives » en Ile-de-France. A la tête, pendant dix ans, de la section financière du parquet de Paris, la magistrate Anne-José Fulgéras constatait, à la fin des années 1990, que 50% des affaires qu’elle avait à instruire impliquaient des capitaux russes douteux. Selon les Renseignements généraux, en 1994, plus de 10 milliards de dollars de provenance russe ont été investis en France. En 1998, on passe à 40 milliards de dollars. Combien aujourd’hui ? Et il ne s’agit là que des transferts légaux détectés par la Banque de France. Mais quel est le montant des capitaux clandestins introduits à des fins de blanchiment ?

La France est-elle une cible privilégiée ?
L’Union européenne dans son ensemble est concernée. Des « contrats », autrement dit des meurtres commandités, tel celui du 13 février 2004 à Neuilly - des tueurs ont abattu un Russe de deux balles dans la tête - ont également eu lieu sur le territoire de tous les Etats membres. Le rapport 2001 d’Interpol estime que, après le terrorisme, l’infiltration par des affairistes douteux venus du froid, ex-soviétiques et surtout russes, est le second fléau qui menace l’Union. Un danger largement occulté. Ces individus fragilisent nos démocraties. Leur force repose en grande partie sur notre faiblesse et notre aveuglement. Je suis convaincue qu’en plus du pouvoir économique et financier ils veulent également, ici, le même pouvoir politique qu’ils détiennent déjà en Russie. De source bien informée, je sais que des élus ont été approchés dans d’autres pays d’Europe.

Des fonds russes ont déjà financé la campagne de Rolandas Paksas, ex-président de Lituanie destitué en avril dernier…

Précisément. Les ex-pays communistes désormais membres de l’Union ont une expérience qui peut nous apporter beaucoup en la matière. Bien involontairement, certains sont utilisés par la criminalité soviéto-russe pour investir l’Union européenne.

A qui a-t-on affaire exactement ?
Difficile de dire avec certitude s’il s’agit de parrains, d’oligarques, d’agents sous couvertures diverses, ou d’éléments « guébo-mafieux », c’est-à-dire liés à la fois aux réseaux criminels et aux services secrets. Depuis que Vladimir Poutine s’est s’installé au Kremlin, le FSB (ex-KGB) revient en force, et il contrôle les rouages du pouvoir et de l’Etat. Ce qui n’empêche pas certains spécialistes français de nous présenter la Russie comme une grande démocratie !

Existe-t-il une continuité entre l’ex-URSS et la Russie de Poutine ?
Pour la saisir, il faut revenir en arrière. Jusqu’au début des années 1980, les choses étaient à peu près claires : le Parti communiste de l’Union soviétique (PCUS) dirigeait l’URSS, parti-Etat ou Etat-parti, dont le KGB était le bras armé, instrument de répression, de renseignement, d’espionnage. En novembre 1982, Youri Andropov, patron du KGB depuis quinze ans et membre du Politburo, prend la succession de Leonid Brejnev. Cet événement aura une portée considérable, car il officialise la victoire du KGB sur le Parti communiste, auquel il arrache le pouvoir. Parce que le nouveau chef de l’URSS porte des jeans, les Occidentaux s’empressent de voir en lui un « libéral » - alors qu’Andropov avait pris une part active à l’écrasement de l’insurrection hongroise en 1956 et du Printemps de Prague en 1968. Menant une répression impitoyable contre les dissidents, c’est lui qui a inventé de les « traiter » en asile psychiatrique. Au reste, il a fait du KGB le premier service d’espionnage au monde. Sans nul doute l’un des hommes les mieux informés d’URSS, Andropov sera assez lucide pour établir le constat officiel de la faillite du « soviétisme ». Et reconnaître l’ampleur de la corruption. Gangrené à tous les niveaux, le Parti était devenu une véritable mafia. Sans illusions sur l’état réel de l’industrie et de l’agriculture, Andropov savait qu’il n’était plus possible de continuer ainsi. Il fallait un changement radical. C’est ainsi qu’il a jeté les bases de la perestroïka, dont l’Occident attribuera à tort la paternité à Gorbatchev.

Autrement dit, la perestroïka a été conçue au sein même du KGB !

Exactement. Andropov va placer ses fidèles au Politburo, à commencer par Mikhaïl Gorbatchev, son disciple, qui se chargera plus tard de vendre, avec le succès que l’on sait, la perestroïka à l’Ouest. Les événements majeurs qui vont se succéder jusqu’à l’avènement officiel de l’ex-KGB à la tête de la Russie (en la personne de Vladimir Poutine) ont été soigneusement programmés. Tous portent en filigrane la signature du KGB. En suivant ce fil rouge, on pénètre au cœur même de l’histoire interne soviéto-russe, sans rapport avec la version officielle, façonnée à l’usage des Occidentaux. Malgré des dérapages, cette opération a été une brillante réussite.

Pourquoi les tentatives de putsch ?
La première, en 1991, a été organisée pour remettre sur les rails une perestroïka qui s’emballait. La seconde, en 1993, a servi de coup d’arrêt. Entre-temps, on s’est débarrassé de Gorbatchev, devenu encombrant. Pour rassurer à l’intérieur comme à l’extérieur, on a dissous le PCUS, le KGB - qui renaîtra, restructuré, sous d’autres noms. Ainsi Eltsine a-t-il obtenu un afflux de crédits internationaux, plus considérable encore que Gorbatchev. L’erreur des Occidentaux a été de ne pas contrôler l’utilisation de ces fonds. Mais je n’exclus pas que d’aucuns aient délibérément choisi de neutraliser la Russie par le chaos et la corruption. A la fin des années Eltsine ce pays n’était plus qu’une sorte de république bananière, isolée sur la scène internationale et criminalisée jusqu’au plus haut niveau de l’Etat.

Avec quelles conséquences ?Dans la faillite généralisée, l’ex-KGB restait la seule armature indéfectible du système encore en place. Sous Eltsine, le crime organisé soviéto-russe, cantonné auparavant à l’intérieur des frontières, s’est lancé à la conquête du monde. Désormais, il est présent dans au moins 40 pays - données officielles du sommet anticriminalité de Sofia, en 1998. Le Canada, qui se croyait indemne, a saisi sur son territoire en 1999 une énorme cargaison d’alcool frelaté, acheminée par des mafieux russes. Deux familles ont fait fortune à une vitesse record dans ce monde chaotique : les parrains d’une part, en toute illégalité ; les oligarques d’autre part, à la limite de la légalité. Les uns et les autres ont eu la brillante idée d’arroser le pouvoir politique pour acheter la protection de l’Etat. Marginal à l’origine, le crime organisé s’est peu à peu institutionnalisé. Il y a trente ans, ce n’était que des bandes locales, de petites mafias. Aujourd’hui, formés pour la plupart dans les meilleures universités d’Europe ou des Etats-Unis, ses chefs sont de grands patrons qui dirigent de véritables lobbys criminels. Ils emploient des juristes de haut niveau, des scientifiques, des informaticiens de pointe. Ce sont eux, et non pas les Américains, qui ont inventé le piratage informatique. Il en a coûté 20 milliards de dollars à American Express dans les années 1990.

Quelle différence y a-t-il entre parrains et oligarques ?
Les mafias ont émergé sous Khrouchtchev, durant la petite décennie de libéralisation qui a permis au milieu criminel de s’émanciper. Mais, sans conteste, elles ont connu leur apogée sous Gorbatchev, au point que l’un des grands parrains de Moscou suggéra en 1991 de lui édifier une « statue en or massif grandeur nature ». Sanguinaires, prompts à « éliminer » tout obstacle gênant, travaillant avec de l’argent sale, les parrains sont la première génération de l’ « Homo mafiosicus ». Apparus à la faveur des privatisations truquées de 1993-1994, les oligarques forment la seconde. Sponsorisés au départ par l’ex-PCUS, ils travaillent avec de l’argent déjà blanchi, se soucient d’honorabilité, entretiennent des œuvres sociales, mais, en dépit des apparences, ils ont utilisé pratiquement les mêmes méthodes que les parrains. Des ponts ont pu exister entre les deux mondes. Les oligarques sont en nombre restreint. On connaît leur nom, leur carrière, leurs relations. A l’inverse, les parrains se comptent par milliers. Le plus souvent, on ignore leur identité. Ceux qu’ils emploient ne savent pas qui est le chef suprême. Les mafias sont des structures pyramidales dont le sommet se protège. En 1995, selon les estimations, elles contrôlaient entre 50 et 80% de l’économie et des ressources naturelles de la Russie.

Poutine s’appuie sur les services secrets, qui veulent maintenant leur part du gâteau, le pouvoir et l’argent

Que reste-t-il aux oligarques ?
Le magazine Forbes a recensé, il y a peu, les plus grandes fortunes de Russie en 2004 - 36 milliardaires, dont les avoirs additionnés représentent 24% du PIB russe ! Entre les parrains et les oligarques, vous voyez ce qui reste à l’économie officielle. Selon des études récentes, la Russie détient la palme mondiale de la corruption.

Peut-on dire, comme d’aucuns le prétendent, que Poutine combat ce phénomène ? _ Plutôt que la Russie et le peuple russe, il défend des intérêts corporatistes. Issu de l’ex-KGB, ancien patron du FSB, Poutine s’appuie sur les hommes, les méthodes, les réseaux des services secrets, les seuls, avec quelques militaires de haut rang, auxquels il se fie. Estimant avoir été lésés lors du grand partage de l’ère Eltsine, ces gens-là veulent maintenant leur part du gâteau, le pouvoir et l’argent. Tous les oligarques ont acquis leurs entreprises dans des conditions douteuses. En ce cas, pourquoi s’acharner sur Mikhaïl Khodorkovski, ex-patron de Ioukos, à présent en instance de jugement, sinon parce qu’il entretenait des ambitions politiques ? Aujourd’hui, sauf Roman Abramovitch, principal actionnaire du pétrolier Sibneft, sous le coup d’un redressement fiscal, aucun n’est inquiété. On parle même d’un projet d’amnistie. Poutine ne fait rien pour combattre les parrains, un danger autrement plus redoutable. Pourtant, le FSB a des dossiers sur eux, sur leurs activités, les opérations auxquelles ils sont mêlés. Il lui faudrait à peine quelques heures pour opérer un coup de filet parmi les plus puissants. L’un d’eux l’a d’ailleurs reconnu. Il suffirait d’avoir la volonté politique d’agir. Si elle n’existe pas, conclut-il, c’est que « quelqu’un a sans doute besoin de nous ». Lorsqu’il y a osmose entre le monde du crime et les « élites » politiques, lorsque des députés ou encore le président sont élus à l’aide de capitaux mafieux, la dépendance mutuelle cimente le statu quo.

Dans ce contexte, la dépendance de l’Union à l’égard du gaz et du pétrole russes est-elle préoccupante ?
C’est un levier que Poutine ne se prive pas d’utiliser. Mais la Russie a cruellement besoin des investissements, des technologies et du savoir-faire de l’Europe. Par ailleurs, l’euro se cherche des alliés. Mais le droit des affaires ne saurait primer sur les droits de l’homme. Ce n’est pas rendre service à la Russie que de fermer les yeux sur la guerre en Tchétchénie, le verrouillage de la société, l’élimination des contre-pouvoirs, la resoviétisation opérée par Poutine et le sort des Russes eux-mêmes : 75% d’entre eux ne vivent pas, ils survivent. Malgré la croissance retrouvée, les inégalités s’aggravent. La mortalité dépassant de loin une faible natalité, le pays perd entre 750 000 et 1 million d’habitants par an. A entendre Poutine, s’il n’en comptait plus un jour que 100 millions, ce ne serait pas si grave. Trait typique des dirigeants soviétiques, Poutine n’a pas la moindre considération pour la vie du citoyen.

En est-on arrivé là parce que la Russie n’a pas procédé à la « décommunisation » ?
Vladimir Boukovski, le dernier des grands dissidents russes, avait proposé à Boris Eltsine, après le putsch de 1991, d’organiser le « Nuremberg du communisme » - non pas pour juger les responsables, tous disparus à présent, mais pour analyser le système, ses conséquences et ses crimes, de façon à aider les Russes à exorciser les démons du passé. A ses yeux, faute d’en passer par là, il ne serait pas possible de construire la démocratie. La période était favorable. Eltsine a hésité. Il aurait finalement renoncé, dit Boukovski, sous la pression des Occidentaux. Il est clair que Vladimir Poutine n’a pas renoncé au vieux rêve soviétique de dominer le monde, ou, à défaut, l’Europe. Non plus par les tanks et les missiles, mais par l’infiltration économique et financière - nouvelle arme de conquête tant du néo-impérialisme du Kremlin que du néocolonialisme mafieux. Face à cette menace, il nous appartient de réagir. La Russie est, certes, un partenaire, mais nous n’avons pas à nous laisser phagocyter par ces « guébo-mafieux » qui la tiennent en otage

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