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Lettre à un jeune militant de la LCR, par Julien Dray

Publie le samedi 8 novembre 2003 par Open-Publishing

Jeune militant de la Ligue communiste révolutionnaire, tu viens de revenir
du congrès de ton organisation. Epuisé, mais chargé à bloc... Déterminé à te
jeter à corps perdu dans la bataille politique sans compter tes forces. Tu
es impatient d’en découdre. L’affaire est d’importance : il s’agit
"d’intervenir, non pas comme de simples opposants à la social-démocratie,
mais comme une alternative politique directe". Olivier Besancenot a bien
résumé l’enjeu : "Ce congrès, c’est une étape de ravitaillement dans la
course qui s’est engagée depuis la présidentielle." Bientôt, il y aura un
grand parti anticapitaliste. Son acte de naissance, ce sont ces listes
communes avec Lutte ouvrière.

Moi aussi - mais dans mon registre, tu t’en doutes -, je me suis intéressé
au congrès de la LCR. Il ne peut laisser la gauche indifférente. Autour de
moi, nombreux sont ceux qui pensent que c’est faire bien grand cas de la LCR
que de prêter attention à ses travaux au regard de son influence réelle.
D’autres disent qu’en parler est une erreur de communication. Moi, cela
m’intéresse, comme tout ce qui passe dans la grande famille de la gauche. Et
puis, raison de plus que tu n’ignores pas, j’ai passé plusieurs années de ma
vie à militer dans les rangs de la LCR.

Ce n’est pas par nostalgie que je t’écris. Je n’en ai aucune. J’ai passé dix
ans à vivre le présent et à apprendre l’histoire comme la préparation
cohérente d’un grand soir inéluctable qui allait faire du passé table rase.
J’ai considéré, en 1981, que militer ce n’était pas simplement me faire
plaisir, mais d’abord être utile à mon camp. Je ne pense pas qu’il puisse y
avoir de changement social décrété par une avant-garde. J’ai rompu avec tous
les modèles qui se proposent de faire le bonheur des gens à leur place. Pour
transformer la société sans m’exempter du contrôle démocratique, de la loi
de la majorité, j’ai accepté le compromis, l’exercice du pouvoir, la
responsabilité et les contraintes. J’ai choisi cette voie du réformisme pour
continuer à faire vivre cet idéal vrai aujourd’hui comme hier : un autre
monde est possible.

Sois rassuré, je ne viens pas non plus vers toi pour tenter de te persuader
de rejoindre le Parti socialiste ni pour te donner une leçon de morale. Je
respecte tes choix et ton cheminement politique. Pour tout te dire, je n’ai
de toute façon pas le sentiment d’avoir perdu mon temps pendant cette
période. Tous ceux qui ont fait le même chemin que moi pourront en témoigner
 : ces années de lectures forcenées et de discussions interminables ont
finalement agi comme un apprentissage nécessaire pour acquérir une certaine
solidité dans le combat démocratique.

En fait, si je t’écris, c’est avant tout parce que ce dernier congrès de la
LCR fait mentir le fameux dicton selon lequel l’histoire ne se répète
jamais. Pour ceux qui ont vécu les débats qui avaient cours dans la Ligue
des années 1970, ce congrès en est une répétition presque mot à mot. Gonflés
à bloc, nous étions. Déterminés à jeter toutes nos forces dans la bataille
politique. Après Mai 68, cette "répétition générale", Alain Krivine et ses
amis ont formé toute une génération de militants à l’idée que cette fois-ci,
à nouveau, comme en 1917, le monde allait basculer, qu’enfin une alternative
anticapitaliste claire et déterminée allait émerger rapidement face à la
trahison du PCF. L’alternative finit à 0,36 % (score d’Alain Krivine) quand
François Mitterrand faillit gagner la présidentielle de 1974.

Dans les années qui ont suivi, pour essayer de préserver le mythe, nous
avons couru après un hypothétique "troisième tour social" car, forcément, on
ne pouvait pas attendre grand-chose du résultat sorti des urnes...

J’entends encore résonner cette phrase prononcée par Alain Krivine, dans le
local de la Ligue, lorsqu’en septembre 1980, jeune dirigeant de la LCR, il
me demande vivement "d’arrêter de lui répéter que Giscard peut-être battu"
puisque, l’important, "c’est de construire la LCR en présentant un
candidat". Et il y a cette scène irréaliste où, au soir du 10 mai 1981,
Alain Krivine emporta la majorité dans un vote du bureau politique pour que
les militants de la LCR aillent place de la Bastille pour emmener les masses
dans un cortège anticapitaliste sur les Champs-Elysées. Tout le monde resta
place de la Bastille, évidemment. Le mouvement anticapitaliste avait envie
de fêter sa victoire, pas de prendre le palais d’Hiver sur les
Champs-Elysées.

Je t’accorde que ces erreurs politiques majeures ne démontrent pas pour
autant l’inutilité de la LCR. Ses militants, en déployant une énergie
volontaire active et déterminée dans les combats de la jeunesse, dans la
naissance du féminisme, dans la dénonciation du colonialisme et du
stalinisme, ont permis à la gauche tout entière de progresser.

Olivier Besancenot aurait pu jouer le rôle de piqûre de rappel à l’égard de
la gauche institutionnelle. Nombreux sont ceux qui disaient avoir voté pour
lui en 2002 par mauvaise humeur, pour tirer la sonnette d’alarme. Les
résultats des élections législatives auraient dû signaler à la LCR la
volonté de l’électorat de défendre la gauche. Comme tant de fois auparavant,
elle s’est à nouveau laissé bercer par l’idée qu’elle pouvait se transformer
en troisième grand parti politique.

Que la Ligue soit ivre du score de Besancenot et qu’elle décide, dans sa
fuite en avant, de passer un accord avec LO, c’est sa liberté, et on peut
comprendre qu’elle juge utile de marquer ses différences au premier tour.
Mais là où elle commet une faute, c’est lorsque, pour la première fois, la
LCR accepte de venir sur le terrain sectaire de LO, qui conduit au
stupéfiant "la gauche, la droite, c’est la même chose, une seule solution,
la révolution".

Si les choses n’ont pas trop changé, tu as certainement entendu parler, dans
une séance de formation, de la fameuse "troisième période de
l’Internationale communiste" et de la théorie du "social-fascisme". Cette
histoire-là ne doit jamais être oubliée. Elle prend corps dans l’Allemagne
des années 1930. Face à la montée du nazisme, les communistes allemands,
poussés par Staline, développèrent les pires comportements sectaires face à
leurs camarades socialistes. Ils n’hésitèrent pas à faire le coup de poing
commun avec les sections d’assaut du NSDAP pour briser les meetings
socialistes. Pour les sbires de Staline, il y avait pire que les nazis : les
socialistes. Mieux valait un ennemi qu’un traître. La suite, tu la connais,
et elle n’a pas besoin d’être racontée. Je t’accorde les différences de
contexte historique, mais les similitudes restent troublantes.

On peut polémiquer durement, s’interpeller sans ménagement, mais il y a une
chose qu’on ne peut pas accepter, c’est de faire passer ses propres intérêts
avant ceux des travailleurs et des travailleuses qu’on est censé défendre et
dont on se réclame à longueur de meetings. Je récuse cette phrase de Krivine
 : "On a une expérience et une force qui nous permettent de refuser ce
chantage au moindre mal qui souvent amène au pire."

La gauche pire que la droite ? Les 35 heures pires que Fillon ? La CMU pire
que les déremboursements de centaines de médicaments ? La baisse du chômage
pire que la réduction de l’indemnisation des chômeurs ? Les emplois-jeunes
pires que les suppressions de postes dans l’éducation nationale ? Peut-être
que, du point de vue de la construction d’un rapport de force électoral,
c’est pire. Mais qui peut penser sérieusement que, si la droite gagne les
régionales, ce sera moins grave pour les salariés et les chômeurs que si la
gauche l’emportait ?

"Un pas en avant vaut mieux que mille programmes", disait Marx. Et Léon
Trotski doit être estomaqué de voir ses descendants tourner le dos à ce qui
fut son combat permanent : celui de l’unité. Je te dis sans ambages que, de
ce point de vue-là, je préfère le "moindre mal" de la gauche
institutionnelle, comme dit Alain Krivine.

Oui, la LCR s’est engagée dans une dérive sectaire et s’aligne sur les
positions de LO. Pendant la campagne des régionales, vous passerez plus de
temps à taper sur les sociaux-démocrates que sur le bilan de la droite, à
vous démarquer coûte que coûte, quitte à dire n’importe quoi.

Pour être autre chose que des "ramasseurs de balles", il faut accepter de
prendre des responsabilités, de mettre les mains dans le cambouis, accepter
les compromis inhérents à la démocratie. Mais votre choix est tout autre :
commenter et dénoncer seulement, le drapeau rouge fièrement déployé, pour
pouvoir continuer à jouer les pères la vertu. Revenir du Brésil avec les
nouvelles fraîches de la toute dernière "dérive libérale" du président Lula.
Evidemment, ceux qui n’ont pris aucune responsabilité... n’ont aucun bilan,
donc aucun reproche à se faire !

Ta génération, née le 21 avril 2002 au soir pour dire non au Front national,
mérite mieux.

Julien Dray est député (PS) de l’Essonne.

• ARTICLE PARU DANS L’EDITION DU 07.11.03