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Lettre ouverte à Ariane Mnouchkine et Patrice Chéreau

Publie le lundi 7 juillet 2003 par Open-Publishing
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Chère Ariane, Cher Patrice,

Tout à l’heure, au Cloître des Célestins, j’étais près de vous et je
vous ai entendus avec incrédulité, tristesse et inquiétude. Je n’ai pas
pu vous répondre tant j’étais bouleversé. Un jeune homme l’a fait avec
cœur et émotion. Je veux croire que Julien Bouffier, avec son
admiration et son amour pour vous, aura su vous toucher.

Vous êtes, pour toute une profession, deux phares, deux points de
repères par votre talent, votre aura de géants du théâtre et par votre
engagement, jusqu’à ce jour, sans faille. Je n’ai aucune leçon à vous
donner. Au contraire, vous avez toujours été pour moi des exemples.
J’aimerais comprendre et je ne comprends pas. J’ai essayé de me dire,
peut-être ont-ils raison. Mais au bout du compte, non, non et non, vous
n’avez pas raison.

Tu penses, Patrice, que cette réforme est juste. Libre à toi de le
penser. Mais le dire devant les caméras de télévision te donne une
responsabilité immense. Tu le sais, ta parole compte plus alors que
n’importe quelle autre, que celle de ces milliers d’artistes et de
techniciens qui se battent pour leur survie, désespérés de ne pas être
entendus, eux. Cette réforme n’est pas juste qui condamne au RMI, tu le
sais, nous le savons tous, entre 15 000 et 20 000 personnes. Non, notre
profession n’a pas le droit de condamner 15 000 à 20 000 personnes à
une précarité totale. Ce sont les plus faibles, les plus fragiles, les
plus démunis d’entre nous, ceux qui ont le plus besoin de solidarité.

Ce sont souvent aussi les plus jeunes, ceux qui entrent à peine dans ce
métier avec le rêve d’en faire leur vie. Et nous, que cette réforme ne
concerne pas aujourd’hui (je ne préjuge pas de demain), nous
accepterions cet immense gâchis, nous le cautionnerions, pire nous
l’approuverions. Je te dis simplement : Non.

Tu dis, Ariane, que la grève n’est pas la bonne méthode, que notre
vraie force est d’exercer notre métier, notre art. Que nos spectacles
parlent, pour nous, plus fort que tout le reste. Et tu as raison. Nous
faisons tous ce métier pour changer le monde. Oh, un tout petit peu,
mais ce peu est immense, il est toute notre grandeur. Mais pourtant…
Pourtant, Ariane, nous n’avons pas le choix. En effet, nous essayons
depuis des mois de nous faire entendre, d’alerter nos ministres, nos
élus, sur notre détresse, sur les réformes nécessaires et urgentes à
apporter, sur le sous-financement chronique dont souffre le spectacle
vivant depuis des années. Et rien ne se passe. Rien ne bouge. Silence
radio. Silence télé. Silence journaux. Depuis quand parle-t-on enfin de
nos problèmes quotidiennement, à la radio, à la télé, dans les journaux
 ? Depuis la grève des intermittents. Depuis quand saisit-on enfin un
peu l’état catastrophique de notre situation ? Depuis la grève des
intermittents. C’est cette grève qui a refait du spectacle vivant un
enjeu de société.

Il s’agit là d’un moment historique à saisir. Si tel
ou tel festival, tel ou tel spectacle n’a pas lieu aujourd’hui (ce que
bien sûr personne ne souhaite) c’est pour qu’il puisse encore avoir
lieu demain. Ensemble nous pourrons sortir grandis de cette bataille.
Tu dis que nous nous tirons une balle dans le pied. Bien sûr que non.
Tout à l’heure tu nous as tiré une balle dans le cœur. Cette grève des
intermittents, au contraire de ce que tu affirmes, nous redonne notre
place et notre dignité, elle nous dit et dit au monde : notre existence
importe ; sans les artistes et les techniciens du spectacle vivant le
monde est moins beau, moins vivant, moins vivable.

Reste des nôtres, Ariane, Reste des nôtres, Patrice. Nous vous avons
tant aimés, nous avons tant besoin de vous. Voilà ce que j’aurais dû
vous dire tout à l’heure, mais je n’ai pas pu. Je vous admire trop.

Un mot encore pour finir. Technique celui-là. Cette « réforme » ne
règle rien. Elle a été faite une calculette à la main. Pour les
« réformateurs », rien de plus simple : si le déficit réel du régime
spécifique d’assurance-chômage des artistes et des techniciens du
spectacle est d’environ 250 millions d’Euros (et non pas 800 millions
d’Euros comme on l’entend dire trop souvent - en effet la Cour des
comptes a chiffré à 220 millions d’Euros pour 2001 la différence entre
le coût de ce régime spécifique et ce qu’auraient coûté les mêmes
personnes indemnisées au régime général -). Il suffit donc de doubler
les cotisations d’assurance-chômage (gain 100 millions d’Euros) et de
« licencier » 25 % des indemnisés du secteur (gain 150 millions
d’Euros). 100 + 150 = 250 et le tour est joué.
C’est non seulement un raisonnement cynique mais imbécile. C’est, bien
sûr, toute l’économie du spectacle vivant qui se trouve déséquilibrée.

Le rapport Roigt et Klein, diligenté par le Ministère du Travail et le
Ministère de la Culture, désigne courageusement les responsables des
tricheries qui plombent le système de l’intermittence :
en premier lieu, les patrons-tricheurs de l’audiovisuel et du cinéma
privé qui se servent de ce système pour faire (je cite) « de
l’ingénierie financière » autrement dit qui augmentent par-là leurs
bénéfices ;
en second lieu, les collectivités publiques (Etat et collectivités
territoriales) qui, sciemment ou pas, se servent de ce système pour
financer à moindre coût leurs politiques culturelles.
Or, ce sont eux, précisément, les grands gagnants de la « réforme » si
décriée. Ils sortiront de cette « réforme » indemnes. Je dirais même
confortés dans leurs comportements irresponsables. Une fois encore, la
seule réponse, ultralibérale, apportée par une « réforme » se solde par
un licenciement massif.

Ce n’est pas acceptable.

Il nous faut arrêter cette mascarade. Pour cela Chère Ariane et Cher
Patrice nous avons besoin de tous, nous avons besoin de vous.

Jean-Claude Fall
Directeur du Centre Dramatique National de Montpellier
Languedoc-Roussillon - Théâtre des Treize Vents

PS : J’ai vu les larmes ravalées de mon ami Jean-Paul Montanari
(directeur du Festival Montpellier-Danse) celles de tous ceux qui se
sont dévoués corps et âme pour faire exister, malgré toutes les
difficultés, les festivals qu’ils dirigent, pour accueillir les
artistes qu’ils aiment, pour offrir aux publics des spectacles qui
aident à « résister à l’amoindrissement du monde » (Michel Cournot).
Je
comprends la tristesse, la colère et l’angoisse de Bernard Faivre
d’Arcier. Mais tous devraient savoir que rien là, bien sûr, n’est
dirigé contre eux. Que tous nous rêvons, et parfois ce rêve devient
réalité, d’être invités à confronter nos œuvres à leurs publics. Enfin
(et c’est plutôt le commencement) les publics savent que nous
n’existons qu’à travers eux, pour eux. Qu’ils changent le monde avec
nous. Que c’est bien ainsi. Et que c’est ensemble qu’il faut nous
battre aujourd’hui pour qu’il en soit ainsi demain.

Messages

  • J’ai très peu de rapport avec Ariane Mnouchkine et patrice Chéreau mais je
    crains bien que l’un comme l’autre ne savent pas de qoi ils parlent quand il
    s’expriment sur la réforme des interms ....

    J’essais d’impacter les mesures depuis plusieurs jours et bien que ce soit
    une petite merveille de complexité, de machiavélisme, sûrement
    d’innéficacité (véritable usine à gaz et nucléaire), je crois pouvoir
    affirmé aujourd’hui que ni les signataires, ni ceux qui défendent le projet
    ne l’on comprit.

    Le medef a probablement pris les meilleurs pour le faire et une simple
    lecture de la réforme est très nettement insuffisante pour en saisir la
    porté !!! et surtout les aberration auquelle elle conduirait (356 jours de
    carence et ou franchise dans certains cas - affirmation faite sous réserve
    de réponse et explication du medef)

    • Je pense au contraire qu’ils savent très bien de quoi ils parlent. Autant
      Agnès Jaoui (et fort peu d’autres personnes connues) ont dit franchement ce
      qu’ils pensaient de cette réforme scandaleuse, autant les grands du théatre ont
      besoin... de théatres. Ainsi que des subventions, et tant d’autres choses que
      l’on peut obtenir si aisément en tutoyant le ministre de la culture ou son
      premier ministre. Des mythes vivants ? Soit. des humanistes ? cela reste à
      démontrer. Faisons leur l’honneur de croire qu’il ne s’agit ni de naifs ni
      d’imbéciles, qu’ils savent ce qu’ils font en défendant cette réforme, et qu’ils ne le
      font pas gratuitement. au sens propre du terme.