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Naître et ne pas être français (libé)

Publie le lundi 4 décembre 2006 par Open-Publishing
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Grands Angles

Naître et ne pas être français

Quiconque est né à l’étranger ou de parents étrangers peut être aujourd’hui
l’objet d’insolubles tracasseries pour renouveler ses papiers d’identité
française. Quelques exemples de ces citoyens auxquels on nie, du jour au
lendemain, leur nationalité.

Par Catherine COROLLER

QUOTIDIEN : lundi 4 décembre 2006
http://www.liberation.fr/transversales/grandsangles/220945.FR.php

Deux ans et demi plus tard, Marc Mouzé-Amady ne s’est toujours pas remis du
choc. Ce 10 mai 2004, le greffier en chef du tribunal d’instance de Nancy
annonçait par courrier à ce chercheur à l’INRS (Institut national de
recherche et de sécurité pour la prévention des accidents du travail et des
maladies professionnelles) qu’il « ne présent[ait] aucun titre à la
nationalité française ». « Quand on vous annonce à l’âge de 48 ans que vous
n’êtes plus français alors que vous êtes né en France, que vous avez rempli
vos obligations militaires, qu’on vous a toujours délivré des papiers, que
vous avez voté à toutes les élections... Vous imaginez le préjudice moral ?
Un jour on vous dit : "C’est terminé, vous n’êtes plus français", mais vous
êtes quoi ? Apatride ? »

Amine Medouar, Marseillais, 26 ans, a vécu la même épreuve : « En 2001, je me
fais contrôler dans une rue de Marseille avec des copains . Je vais au
commissariat, on me dit : "Monsieur Medouar, on a une fiche sur vous, on
vous a donné vos papiers par erreur, on vous les retire." Je suis né en
Algérie mais je suis français par filiation, depuis toujours, mon père est
français, mon papy était français, j’ai toujours possédé une carte
d’identité, une carte d’électeur. J’ai fait la journée d’appel de
préparation à la défense... »
Et aussi Abdelkrim Fodil, 52 ans, commerçant grassois : « Je suis né en
Tunisie en 1955, mais je suis de nationalité française depuis ma naissance,
j’habite et travaille à Grasse depuis vingt-huit ans. Le 20 octobre, la
sous-préfecture de Grasse m’a confisqué mes papiers. Elle refuse de
reconnaître ma nationalité au prétexte que mon père, au jour de
l’indépendance de l’Algérie, n’aurait pas souscrit une déclaration
recognitive de nationalité française (1). Depuis cinquante et un ans, on m’a
pourtant délivré plusieurs cartes d’identité, des certificats de nationalité
française, une carte d’électeur... »

« Qu’est-ce que j’étais avant ? »

Entre ces trois histoires, un point commun : ces trois hommes, ou leurs
parents, sont nés à l’étranger ­ ce qui les rend suspects, aux yeux de
l’administration, de fraude à la nationalité. En 1993, lorsque la carte
d’identité en papier est remplacée par sa version informatisée et sécurisée,
l’administration en profite pour donner un tour de vis. « On a remis les
choses à plat pour repartir sur de bonnes bases », explique Gloria Herpin,
greffière au tribunal d’instance de Bordeaux et secrétaire générale adjointe
du syndicat des greffiers de France. Jusque-là, il suffisait, pour avoir de
nouveaux papiers, de produire ceux qui étaient périmés. « On renouvelait la
carte d’identité sans vérifier, notamment, les effets des indépendances. Or
il s’avère, dans certains cas, que des gens n’ont pas conservé la
nationalité française », poursuit Gloria Herpin. Désormais, pour obtenir une
carte nationale d’identité ou le tout nouveau passeport biométrique, les
Français nés à l’étranger ou de parents nés à l’étranger doivent produire un
certificat de nationalité. « Il faut remonter jusqu’à la source de la
nationalité, justifie Gloria Herpin. Ensuite, on tire le fil, on regarde
s’il n’a pas été coupé par un coup de ciseaux : indépendance du pays de
naissance, mariage avec un conjoint étranger, choix individuel de la
personne... »
Beaucoup vivent mal cette intrusion, qui implique pas mal de monde ­
ex-coloniaux ou enfants de militaires, anciens colonisés ayant fait le choix
de la France ou Français de souche scandalisés de devoir soudainement
prouver ce qui leur semblait aller de soi depuis la naissance. Edith Ochs,
traductrice, est juive ashkénaze. « Ma mère est née en Pologne. Elle est
arrivée en France en 1933, raconte-t-elle. Et mon père est arrivé fin 1938,
d’Allemagne. » Elle-même a vu le jour à Périgueux, en 1945. En 2004, elle
entame des démarches pour faire renouveler sa carte d’identité. Ses parents
sont nés à l’étranger ? A la différence des autres Français, elle doit
fournir un certificat de nationalité. « Pourquoi je dois prouver d’où je sors
et comment j’en sors ? Je suis née en France, j’ai toujours eu des papiers
français, j’ai donné des enfants à la France, je paie mes impôts, je me bats
à mon petit niveau pour mon pays, je ne vois pas pourquoi les autorités ont
besoin de savoir comment je suis devenue française. » Lorsqu’elle reçoit la
copie intégrale de son acte de naissance, elle a un choc : « Toute ma vie,
j’avais cru que j’étais née française. Et là j’ai découvert que je n’avais
eu la nationalité qu’à l’âge de 2 ans. Qu’est-ce que j’étais avant ?
Allemande ? Apatride ? » L’administration exige aussi l’acte de naissance
détaillé de son père, conservé à Nantes, où sont regroupés tous les
documents relatifs aux Français nés à l’étranger. « J’ai fait la demande par
l’Internet. Je n’ai jamais eu de réponse. Ça a duré des mois. Du coup, je me
suis retrouvée sans carte d’identité. Ça m’a fragilisée. Est-ce que ça
voulait dire qu’on pouvait du jour au lendemain contester ma nationalité ?
Mon père a été déchu de sa nationalité en Allemagne. Mon grand-père aussi,
et il a été descendu au coin d’un bois. Il y a une histoire traumatisante
derrière tout ça, qui m’a ramenée droit aux décrets de Pétain. » Une cousine
habitant Nantes lui obtient le précieux sésame. Nouvelle tuile : sa mairie
perd son dossier. « Perdu comment ? Perdu pour qui ? Et ça n’avait pas l’air
de les inquiéter. Pourtant, on parle régulièrement de trafic de faux
papiers. » Au bout d’un an, Edith Ochs finit par obtenir sa carte d’identité.
Sa fureur est intacte : « Je me suis dit que j’allais faire un papier dans
l’Arche [mensuel du judaïsme français, ndlr]. J’en ai parlé à un copain
magistrat, qui m’a dit : "Tu la boucles sinon tu finiras par être fichée, si
tu ne l’es pas déjà." »
Pour d’autres, l’épreuve vire au cauchemar. Lors de l’examen du cas de Marc
Mouzé-Amady, le chercheur nancéien, l’administration découvre l’existence
d’un « dossier d’admission à la qualité de citoyen français souscrit en 1955 »
par son père, de nationalité malgache. Selon les fonctionnaires, cette
procédure n’ayant pas été menée à son terme, Marc Mouzé-Amady n’est pas
français. Son père, décédé, ne peut plus donner sa version des faits.
Les histoires d’Amine Medouar et Abdelkrim Fodil se ressemblent. En 1995, le
grand-père du premier s’est vu refuser un certificat de nationalité au motif
qu’il était français de droit local et non de droit commun, et qu’il aurait
perdu sa nationalité lors de l’indépendance de l’Algérie. Du coup, tous ses
descendants se retrouvent sans papiers. A Abdelkrim Fodil, l’administration
affirme qu’il a perdu sa nationalité française le 3 juillet 1962, à l’âge de
7 ans, au jour de l’indépendance de l’Algérie, en même temps que son père,
dont la déclaration recognitive de nationalité française aurait été classée
sans suite. En 1976 et 1980, Abdelkrim Fodil avait pourtant obtenu des
certificats de nationalité « par application des dispositions de l’article
17-1er du code de la nationalité française comme né d’un père français ».

« On m’a gâché »

Du jour au lendemain, la vie de ces trois hommes a basculé. « On n’arrête pas
de nous bassiner en nous disant qu’il faut que les gens s’intègrent, et
s’ils sont intégrés, de fait, on les emmerde », commente crûment Brice
Expert, l’avocat d’Abdelkrim Fodil. « Avant, je n’étais pas connu des
services de police, là j’ai fait des bêtises, je me suis retrouvé dans des
histoires, devant le tribunal, en prison, raconte Amine Medouar. Comment on
fait pour vivre quand on n’a pas ses papiers ? Comment on construit sa vie ?
On m’a gâché. » Excédé, son père a fini par demander une carte de séjour de
dix ans, pour protéger son emploi et ses autres enfants. Amine Medouar, lui,
ne veut pas en entendre parler. « Je suis français, fils de Français,
petit-fils de Français. J’ai grandi en France. Je ne suis pas un immigré. »

« On est en train de faire le tri »

Rendu furieux par l’arbitraire de la machine administrative, Abdelkrim Fodil
n’arrive pas à croire que l’Etat pèche peut-être plus par excès de zèle que
par racisme. « J’ai le sentiment que nous revenons soixante ans en arrière, à
une époque où certains n’étaient pas considérés comme des Français à part
entière. Pour moi, ce n’est pas un problème administratif, c’est un problème
politique. On est en train de faire le tri », insiste-t-il. Selon lui, son
affaire déstabilise les jeunes Grassois issus de l’immigration : « Il y en a
qui me disent : "Et nous, malgré notre carte d’identité française, qu’est-ce
qui va nous arriver ?" Ils n’ont plus confiance. »
Dans son malheur, Marc Mouzé-Amady a eu de la chance, la deuxième femme de
son père a retrouvé un certificat de nationalité de son défunt mari, preuve
que celui-ci avait mené à son terme la procédure d’ « admission à la qualité
de citoyen français ». Il a finalement obtenu ses papiers.
Devant l’inextricabilité des démarches, d’autres sont contraints de bricoler
des solutions. Bien qu’issue d’une famille française de souche, Véronique
est née au Sénégal, comme ses parents, grands-parents et
arrière-grands-parents. Pour pouvoir présenter le concours d’entrée à un
Institut universitaire de formation des maîtres (IUFM), elle a dû fournir un
certificat de nationalité, obligatoire pour les candidats à un emploi dans
la fonction publique. Il lui aurait fallu remonter jusqu’à ses
arrière-arrière-grands-parents, a priori nés en France, mais dont la trace
a disparu de la mémoire familiale. Comme Véronique est l’épouse d’un
Français dont la famille, peu aventureuse, n’a jamais bougé de sa Bretagne
natale, elle a été reconnue française par mariage. Aurait-elle été
célibataire, que se serait-il passé ? L’administration a prévu une voie
alternative de reconnaissance de la nationalité française baptisée
« possession d’état » (lire encadré). Abdelkrim Fodil a bien tenté de
l’emprunter. Sa demande a été rejetée, au motif ­ infondé juridiquement ­
qu’il avait été condamné deux fois, l’une pour bagarre, l’autre pour
conduite en état d’ébriété.
Pour Patrick Weil, chercheur spécialiste des questions d’immigration et de
nationalité, imposer aux gens d’apporter la preuve qu’ils sont français
n’est pas, en soi, une exigence choquante. Scandaleuse est, en revanche,
l’indifférence des pouvoirs publics face à ceux qui ont des difficultés à
l’établir.
Estimant que l’Etat français a commis une faute en le privant de papiers
pendant un an, Marc Mouzé-Amady a déposé une demande de dommages et intérêts
devant le tribunal administratif de Nancy. Le 10 novembre, la justice a
rejeté sa requête, lui reprochant de s’être « abstenu de produire à
l’administration des pièces de nature à apporter la preuve demandée... » et
rappelant que « la charge de la preuve, en matière de nationalité française,
incombe à celui dont la nationalité est en cause ».

(1) Cette disposition concerne les habitants des anciennes colonies. Elle
leur a ouvert la possibilité, lors de l’indépendance, de conserver la
nationalité française dans des délais strictement fixés par la loi.

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