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Naples, la poubelle de l’Italie (videos)

par Philippe Ridet

Publie le vendredi 20 décembre 2013 par Philippe Ridet - Open-Publishing

Les mots sont trompeurs. Il Parco verde (« le parc vert ») est un quartier d’immeubles délabrés d’un vert pistache délavé situé sur la commune de Caivano, à une vingtaine de kilomètres de Naples. L’église de San Paolo Apostolo est à l’avenant. Ici tout est ciment et poutres métalliques. Don Maurizio Patriciello, haute stature et regard souffrant, a avancé un poêle à mazout pour nous recevoir, entre l’autel et la sacristie.

C’est sur le parvis de son église qu’est né, le 4 juillet 2012, le Comité de la terre des feux, regroupant des dizaines de petites associations qui, chacune de leur côté, luttaient depuis des années contre le désastre écologique et sanitaire en cours dans les provinces de Naples et de Caserte, où ont été enfouis, en trente ans, des millions de tonnes d’ordures venues de toute l’Italie. Naturellement, ce prêtre à la vocation tardive est devenu la figure la plus médiatique de ce mouvement. « Je suis le sommelier de la puanteur », dit-il.

Il faut dire qu’il est assez bien placé. Selon la direction du vent, son église reçoit de plein fouet les miasmes des dizaines de décharges en décomposition qui ceinturent la ville. Il reconnaît, à l’odeur, les produits pharmaceutiques, les solvants, les résidus de colles, qui se décomposent lentement dans le sol, polluant les nappes d’eau souterraines et les puits. A cette puanteur s’est ajoutée plus récemment celle des feux qui mêle, dans une fumée âcre et noire, les résidus toxiques et ceux qui le sont moins, sans laisser de traces. Du 1er janvier 2012 au 31 août 2013, 5 000 incendies ont été répertoriés par les pompiers dans presque autant de décharges légales ou illégales.

LA POUBELLE DE L’ITALIE

C’est ainsi que cette zone appelée autrefois « Campania Felix » (« la Campanie fertile »), parce qu’on y récolte les tomates quatre fois par an, est devenue la poubelle de l’Italie. « Il suffit de faire dix mètres pour voir le problème », explique Don Maurizio.

Comment n’a-t-on rien vu ? « Notre attention a été volontairement détournée du vrai problème », dénonce le prélat. Il s’explique. Une grève aussi inopinée que bienvenue des éboueurs de Naples concentrait l’attention des médias du monde entier et contraignait les autorités à ouvrir à la hâte de nouvelles décharges que la Camorra, la mafia de Campanie, savait comment remplir. « Munnezza è oro » (« les ordures sont de l’or »), affirment les mafieux du coin.

Depuis la fin des années 1980, les clans locaux qui se remplissaient les poches avec le trafic de drogue ont trouvé un nouveau filon. Alors que les grandes entreprises du nord de l’Italie doivent parfois payer jusqu’à 600 euros par tonne pour faire disparaître leurs résidus toxiques, on s’en charge ici pour dix fois moins, transport compris. « Pour cent camions d’ordures qui entrent dans une décharge, un en ressort rempli de billets de banque », expliquera un jour un repenti de la Camorra.

Don Maurizio se sent floué. Il a lu comme tout le monde que les gens du Sud étaient « incapables » de trier leurs ordures. Il a vu les chiffres qui disent qu’une des régions les plus pauvres d’Italie produit plus de déchets industriels que les régions les plus riches ; lu comme des millions d’Italiens Gomorra, le livre-enquête de Roberto Saviano ; vu le film qui en a été tiré deux ans plus tard ; parcouru les rapports annuels de l’association écologique Legambiente sur les ravages de l’éco-Mafia ; et lu aussi les enquêtes des différents parquets (33 en tout) qui ont conduit à l’arrestation de 200 personnes pour enfouissements clandestins. Il sait que les résidus toxiques ont été mélangés au bitume des bretelles d’autoroute et des parkings des supermarchés… Il connaît le rapport de l’armée américaine, publié en novembre par l’hebdomadaire L’Espresso, qui déconseille à ses ressortissants travaillant pour l’OTAN de résider plus de trois années consécutives dans certaines zones de Campanie.

Mais il s’est heurté à un mur d’indifférence quand il fallait dénoncer, alerter, demander des comptes aux institutions. Quoi, encore vous, les « culs-terreux » du Sud, toujours à vous plaindre et à vous tourner les pouces ?

« Mangez des choux-fleurs et fumez moins, ça va s’arranger », répondaient les ministres de la santé quand on leur mettait sous le nez les chiffres attestant d’un nombre de cancers, d’avortements spontanés, de malformations chez les nouveau-nés nettement supérieur à la moyenne dans les zones où sont concentrées les décharges. « Qu’est-ce que je fais dans ce combat ? se demande Don Maurizio. Pourquoi dois-je dénoncer devant le Parlement européen ou à la Chambre des députés à Rome ? Chez nous un dicton dit : “Quand les chevaux ne veulent plus trotter, les ânes doivent courir.” »

DES FÛTS DE PRODUITS TOXIQUES

L’âne a fait du chemin. A sa suite se sont agrégés des centaines de militants qui jusqu’alors s’ignoraient. Ils ont en commun ce sentiment d’avoir été roulés dans la farine, d’avoir cru à cette fable commode que leurs terres étaient polluées par leur faute. En raison de leur supposée indifférence. Autour du poêle de l’église San Paolo Apostolo sont arrivés Luigi Costanzo, un médecin de famille, Lucia De Cicco, dite « la pasionaria des poubelles », Anna Magri, une mère qui a perdu un fils de deux ans et demi, victime d’une leucémie aussi foudroyante qu’inexpliquée, Enzo Tosti, archéologue amateur qui, en faisant des fouilles, a découvert des fûts de produits toxiques enterrés à la va-vite sous dix centimètres de terre. Ils étaient tous à la manifestation qui, samedi 16 novembre, sous une pluie battante, a rassemblé des dizaines de milliers de personnes dans les rues de Naples pour dénoncer un « écocide ».

Luigi, le médecin, expose les chiffres : « Dans ma zone d’activité, certains cas de cancer ont augmenté de 39 %. Comment puis-je dire à ces gens-là de manger des choses saines quand toutes les terres alentour sont polluées ? » Lucia : « Nous voulons conduire une opération vérité. Désormais, nous avons haussé notre niveau de compétence technique. On ne peut plus nous raconter n’importe quoi. Ce qui se passe actuellement, c’est la mobilisation de gens du Sud. Nous sommes en train de faire émerger une nouvelle identité qui a trop longtemps été bafouée. » Anna, qui a perdu son enfant : « Comment se fait-il que toutes les mamans que je voyais à l’hôpital et qui avaient un enfant atteint de la même pathologie que le mien venaient de la même région ? » Enzo : « Pourquoi l’Etat ne fait rien ? Nous avons été colonisés par le Nord. Nous sommes devenus l’Afrique de l’Italie ! »

Les paysages aussi sont trompeurs. Dans son rapport de septembre 2013, Legambiente conclut que « les chiffres ne disent rien de la réalité, il faut aller voir sur place ». Rendez-vous est donc pris le lendemain à Giuliano, une autre commune martyre de l’éco-Mafia. Oh les belles collines verdoyantes ! Eh non, ce sont des décharges fermées que l’herbe a recouvertes. A Giuliano, on les compte par dizaines, bordées parfois d’arbres morts. Mais la plus imposante est celle dite de la Resit, du nom d’une société gérée par un avocat véreux, une sorte de trader de détritus arrêté le 10 décembre. Ce parallélépipède de cochonneries en tout genre mesure près de 200 m de long sur 100 m de large, il est haut de dix mètres au moins et ceinturé d’un mur de ciment. Ici gisent 806 530 tonnes d’ordures, dont 57 000 de lixiviat, une décoction hautement toxique obtenue grâce à la percolation des eaux de pluie sur les ordures.

DÉSASTRE ÉCOLOGIQUE ET SANITAIRE

Tout autour s’étalent des champs de tomates, de fraises, de pêchers. Passe un couple d’agriculteurs. Leurs terres viennent d’être séquestrées pour une durée d’un an après que des expertises ont révélé un taux anormal de substances nocives dans leur production de pêches. « Qu’allons-nous faire ? Crever ? », lâchent-ils au bord des larmes. Ils ne savent à qui en vouloir : à la Mafia qui a pollué leur terrain avec laquelle, peut-être, ils ont conclu un accord ? Aux militants du Comité, qui dénoncent un scandale sur lequel ils voudraient fermer les yeux ? Désastre écologique et sanitaire, l’enfouissement illégal est aussi une catastrophe économique. Massimo, un producteur de tomates, a vu son chiffre d’affaires chuter de 70 % depuis les actions du Comité. Mais il veut croire à une renaissance, à la promesse d’une bonification des terres, en y plantant du chanvre, par exemple, une plante qui a la particularité d’absorber la pollution.

Il faudra pourtant des milliards d’euros que l’Etat italien n’a pas. Un seul a été trouvé et encore vient-il de fonds européens pour « les régions sous-développées ». « Je suis puni deux fois, soupire Rosario Terracciano, chargé de la communication du Comité. Non seulement on a pollué ma terre, mais je dois payer pour nettoyer ! » Dans la plate-forme revendicative qui a été publiée après la manifestation du 16 novembre, les associations exigent la plus grande transparence dans le choix des entreprises qui seront chargées de la bonification des déchets. La Camorra s’intéresserait de près à ce nouveau business. En attendant, le gouvernement a pris un décret créant un nouveau délit d’« incendie d’ordures ». « Un premier pas », espère Don Maurizio.

En quittant la décharge Resit, un petit crochet s’impose pour voir fumer les puits qui alimentent les champs alentour. L’odeur est pestilentielle. Les jours de pluie, c’est pire. Des carcasses de réfrigérateurs désossés emplissent les fossés de la chaussée qui mène à Naples. Un énorme rat gît au milieu de la route. « Les dommages sont incalculables, souligne un rapport de la commission d’enquête parlementaire de février 2013. Ils s’aggraveront encore dans l’avenir pour atteindre un pic dans près de cinquante ans. » Vous reprendrez bien un peu de salade de tomates ?

http://www.lemonde.fr/planete/article/2013/12/20/naples-la-poubelle-de-l-italie_4337894_3244.html