Accueil > Nos enfants, l’école et la mort - "Le vieux monde se meurt, le nouveau monde (…)

Nos enfants, l’école et la mort - "Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres"

par Boadicée

Publie le mardi 19 novembre 2013 par Boadicée - Open-Publishing
19 commentaires

"Que riens ne desir ne vueil
Fors la mort."

Guillaume de Machaut


Nous pensons mettre au monde des enfants, de "simples enfants", mais ce monde auquel nous les mettons les enfante lui-même en réalité une seconde fois, comme "monstres" nous dit-on, ou comme victimes expiatoires.

[Parenthèse : Evidemment je vais "parler d’où je suis", c’est à dire habitante blanche (donc non-soumise au racisme ou à la ségrégation), encore aux prises avec "l’habitus bourgeois" et ses aspirations, dûs à mon origine sociale et à la société dans laquelle j’ai grandi (l’idéologie dominante de la classe dominante)..., celle d’une "française de France" (sans que je le revendique ou que j’en fasse un étendard le moins du monde, car ce n’est qu’un accident, mais bien consciente des privilèges que cela m’a donné par rapport à tant d’autres dans le monde) etc.]

Toutes et tous, quel que soit notre milieu social, notre origine, notre culture, quelles que soient les imperfections dont souffre nécessairement toute relation parent-enfant, nous préférons imaginer pour nos enfants (que nous aimons plus ou moins bien en fonction de nos différents moyens, mais que nous aimons), un avenir heureux et bienveillant. Une enfance en paix. Une adolescence la moins pénible possible. Une entrée progressive dans "l’âge adulte".

Mais nous devons nous rendre à la vérité (une vérité qui a depuis longtemps touché les enfants des pays "du tiers-monde" - guerres,famine, usines, prostitution, exil...- mais que nous commençons seulement à peine à appréhender). Rien ne se passe comme prévu. De moins en moins.

Certes aussi, de nombreux parents savent d’emblée bien mieux que d’autres que ce monde dans lequel nous projetons nos enfants, qu’ils aient été désirés ou pas, est un monde difficile, un monde affreux, où le faible, le pauvre, l’immigré, "l’Autre"...n’a pas de place hors celle de larbin, de bête de somme... Cela ne leur rend pas les choses plus faciles pour autant...

L’école est une "caisse de résonance" de notre société. C’est notre société "d’adultes" rapportée à l’échelle du monde de ceux que nous appelons les enfants. Dans la cour d’école (comme au travail) se tient un condensé de notre société (c’est à dire, de la domination idéologique de la bourgeoisie sur celle-ci). C’est donc souvent notre société reproduite à une échelle plus petite, mais sans les freins, contre-poids, moyens intellectuels et psychologiques...que nous pouvons encore, nous "adultes", trouver à développer, pour défouler, analyser, juguler, transcender, lutter contre...la violence (principalement celle de l’Etat et celle de l’exploitation de l’homme par l’homme) qui habite et gouverne notre monde aujourd’hui.

Il faut ajouter à cela que l’enfant, "l’infans" (étymologiquement, "celui qui ne peut pas parler", "qui est privé de parole"), est de fait, par son statut social, parce que nous "adultes" "majeurs", le voulons ainsi, privé d’une faculté qui pourrait sciemment permettre de sensibles progrès dans l’appréhension de la violence de la société et des violences qu’elle engendre en retour.

Or, dans notre société, l’enfant (comme l’ouvrier) n’a pas le droit de parler. Sa Parole (donc, son Idée) non seulement n’a pas de valeur, mais encore, elle n’a pas d’avenir et pire, elle ne doit pas s’exprimer. L’enfant doit rester à sa place d’enfant. On utilisera au besoin la répression pour y parvenir. A l’usine, comme à la maison et vice -versa.

Nos institutions "éducatives" fonctionnent sur une conception extrêmement archaïque de l’éducation, archaïque et par essence génératrice de dysfonctionnements graves, dans une société comme la nôtre. La pédagogie (qui est finalement l’exact opposé de l’éducation) a été abandonnée depuis bien longtemps en tant que champ de savoir, discipline presque scientifique (ou artistique, selon certains). Pas de perspective émancipatrice,jeunes cerveaux avides laissés en jachère, abandonnés au retour de la religion, au décérébrage nord-américain à coup de coca-cola....

Institutions "éducatives" évidemment incapables de se remettre en cause, comme toute institution. Et que plus aucun parent ou presque n’ose critiquer et remettre en cause (c’est pourtant seulement comme cela que l’on fait progresser et changer les institutions).

Pourquoi les parents ont-ils abandonné (s’ils l’ont jamais entreprise) la lutte "contre" l’institution ? Plusieurs pistes : culpabilisation extrême des parents notamment dans le discours politique et dans les médias, criminalisation des luttes progressistes, parents tellement niés socialement (au travail, dans la vie quotidienne)... que beaucoup s’estiment finalement illégitimes incapables, inaptes... à manifester une quelconque opposition à l’Institution, sentiment que lorsque "tout fout le camp" donc, que ce n’est pas le moment d’attaquer cette institution centrale, ce pilier qu’est "l’Education nationale"... etc.

Le développement des sciences cognitives, leurs progrès, pourtant, de même que l’impression d’une "épidémie" d’enfants à haut potentiel" "intellectuellement précoces"...dans des milieux sociaux et culturels très différents, devrait pourtant alerter.

La poussée de suicides (de différentes causes) chez de très jeunes adolescents, chez des enfants, également.

L’"enfant" aujourd’hui se retrouve dans une situation extrêmement paradoxale (pour ne pas dire intenable, faute de dialectique pour "casser des briques") où manifestement, ses capacités cognitives (ou certaines d’entre elles) et certaines de ses connaissances "sociales" sont décuplées (pour plusieurs raisons), et donc, le mettent à même de recevoir, de percevoir et d’analyser son environnement social de manière plus vivace sans doute, que les générations précédentes, il est plongé quotidiennement dans un environnement social qu’il perçoit plus ou moins confusément comme hostile, dangereux, injuste et violent... MAIS il lui est interdit de mettre sa "défense personnelle" à hauteur de ce qu’est devenue, de ce à quoi a abouti "la société moderne".

Il doit continuer donc à se taire et à obéir, continuer à (se) maintenir (dans) un système hiérarchique et hiérarchisé, à ne pas critiquer les consignes ou les ordres ou les normes, il doit continuer à jouer le jeu d’un système qui prétend que l’école est une "bulle" et qu’il n’a pas son mot à dire sur cet environnement construit par des "adultes", imposé par des "adultes", qui eux-mêmes dysfonctionnent la plupart du temps complètement et sont, pour la plupart, incapables (rendus tels, plus exactement) d’un retour critique sur leur manière d’être au monde.

Il n’y a donc, hélas, aucune surprise en réalité , à ce que cette évidente dichotomie, ce "hiatus" social, même, finisse par (re) produire en son sein une forme de violence particulière, qui sera pire (plus immédiate) encore que "la nôtre", puisque d’une part "la société" se refuse à traiter "les enfants" comme ils devraient l’être (c’est à dire comme de jeunes adultes précoces ayant droit à la parole) et d’autre part, parce que l’enfant reste malgré tout un enfant dans son développement expérimental (sur cela on ne peut pas toujours aller plus vite que la musique, seule l’histoire peut s’en charger), c’est à dire un adulte en devenir qui n’a ni les moyens ni l’expérience qui caractérisent "l’adulte" dont a fait juridiquement le "majeur, "le capable".

"L’enfance" d’aujourd’hui oblige ainsi à toutes forces par cette violence à ce que "les adultes" (et "la société") s’interrogent pourtant sur la manière dont nous traitons et éduquons les enfants, nos enfants, ceux des autres. La violence extrême (bien réelle) rencontrée aujourd’hui dans les cours d’écoles, les salles de classe, qui transforme certains enfants en bourreaux et d’autres en victimes (jusqu’à parfois, la mort de ces victimes) pousse à un véritable saut qualitatif dans la pédagogie et dans la pensée de la société.

Le suicide d’un-e enfant de dix, douze, treize ans est un geste abominable (pour ceux qui restent vivants pour le voir), et c’est (cela devrait être) une souffrance pour chaque parent, qui ne peut que prendre pleinement part à la détresse de ses semblables, même s’il ne les connait pas. Aucun parent ne peut nier la souffrance déchirante endurée par la perte de son enfant, a fortiori dans de telles conditions.

Jamais à treize ans je n’aurais envisagé me tuer parce que, simplement, je ne pouvais pas concevoir intellectuellement que j’aurais eu le droit, en tant qu’enfant, de mettre un terme à ma vie, que cela aurait pu être possible. La mort était sans doute pour moi "un accident qui arrive aux grands". Comme me l’a dit mon enfant "Je ne pourrais pas me tuer car tu serais trop fâchée et tu me punirais".

Enfant, la mort ne hantait pas ma vie, ni mes jours, même dans les périodes de (grande) difficulté affective, familiale...que j’ai pu connaître. Lorsqu’elle est entrée dans ma vie comme connaissance de notre finitude inévitable, comme possibilité de volonté aussi, là a commencé l’adolescence, là a commencé mon entrée véritable dans le monde adulte et l’enfant qui est restée en moi a longtemps pleuré d’avoir rencontré, compris, la mort, la fin des êtres vivants.

Le rapport à la mort est donc (avec la sexualité) le premier pas qui marque définitivement la sortie de l’enfance.

Le suicide (le fait de mettre soi-même un terme à sa propre vie) est donc, je pense, un "acte d’adulte" au sens de "majeur" (d’une personne qui se pense autorisée à se retirer la vie), fut-il très jeune ou encore en devenir (adolescent). D’adulte désespéré et malheureux, inexpérimenté et qui se sent seul, sans doute, qui ne voit aucune solution proche qui mette un terme à son calvaire, mais c’est aussi un acte (tragique) d’affirmation de soi, d’autonomie, de fin d’enfance, paradoxalement, c’est le premier (et dernier) acte d’affirmation de la volonté de pouvoir individuel sur sa vie, alors même que l’on a l’impression que tout vous échappe... "fors la mort".

Le développement du suicide de très jeunes adolescents devrait donc alerter notre société sur le fait que nous devrions probablement réfléchir à abaisser le curseur de l’adolescence, de sortie de l’enfance, manifestement beaucoup plus précoces qu’il y a 25 ans. Et donner en conséquence, de nouvelles structures à nos enfants, de nouvelles pratiques, de nouvelles institutions, plus adaptées au développement précoce de la majorité des enfants aujourd’hui. La précocité dont je parle est évidemment rapport au monde, rapport aux rapports de domination, rapport à la justice et à l’injustice.

Aussi insupportable que ce rapprochement puisse sembler à certains ( ce qui peut être compréhensible) le comportement de ceux de nos enfants qui se transforment en "monstres" (pensons-nous) dit également beaucoup sur ce que leur inflige quotidiennement notre "société". Cette agressivité qui naît du sentiment (souvent justifié) de vivre dans un monde, un environnement qu’on ne peut pas contrôler. Ici, le désir de celui qui torture et de celui qui met fin à ses jours se rejoint. C’est un désir de contrôle sur l(s)a vie.

La tentation est grande chez les "adultes" alors, de vouloir substituer la répression brutale à la pédagogie et au changement de société inévitable qui s’impose de plus en plus. De vouloir supprimer "l’excuse de minorité pénale", par exemple. C’est un désir de vengeance plus que de sanction qui s’exprime là de la part de ces adultes (et on peut d’une certaine manière et jusqu’à un certain point, comprendre la souffrance et la peur qui engendrent ce désir). Et bien-sûr, il faut des sanctions, oui, le plus rapidement possible, parce qu’il faut des limites. Mais ces sanctions doivent être adaptées. Réfléchies. Adaptées au monde actuel. Adaptées à la société actuelle. Adaptées au besoin de dialectique, d’explication du monde, d’expression... qui s’exprime de façon primaire dans ces comportements.

Si nous voulons sauver tous ces très jeunes adultes (leur permettre surtout, de se sauver eux-mêmes, non pas les uns contre les autres mais ensemble), qu’ils soient victimes ou bourreaux, qui sont "nos enfants à tous", c’est sur nous-mêmes, "adultes" qui occupons une place "supérieure" dans cette hiérarchie que nous aimons tant et qui nous rassure tellement (autant qu’elle nous fait souffrir nous-mêmes), sur nous-mêmes qu’il faut exercer un retour critique, un regard sans complaisance, un regard dialectique.

Nous "adultes" avons construit et laissé se construire une société folle, un monde de fous.

Nous transportons la violence du monde chez nous, en nous, tous les jours, à notre corps défendant souvent, sans nous en rendre compte. Nous contribuons à créer cette violence du monde, par notre attitude soumise face à "l’état des choses", par notre comportement résigné "c’est moche mais c’est comme ça", parce que nous refusons de nous battre contre la réalité du système.

La seule transgression qui serait moralement acceptable face à la violence du système (cette transgression que les médias appellent également, et à tort, "violence" mais qui s’appelle en réalité , "défense", "justice"), celle de la réponse de la victime face à son bourreau, nous refusons précisément de l’exercer, et nous refusons de nous battre pour imposer en pratique certaines valeurs essentielles : respect, dignité, solidarité, fraternité...

La rhétorique du" monstre" (telle que l’a conçue et théorisée la morale bourgeoise) que l’on retrouve systématiquement à chaque viol, suicide, assassinat...est donc bien trop facile. Ou, si "monstre" il y a, il faudrait au moins reconnaître que c’est pourtant encore "un des nôtres". S’il sort de cette spirale de la violence exercée en groupe contre un être seul (spirale où souvent i la été plongé parce que lui même est une victime qui n’est pas reconnue) s’il ouvre les yeux, se réveille de ce cauchemar qui est aussi le sien, aucun enfant n’est heureux, ne peut souhaiter, ne peut bien vivre d’être "un monstre". Il ira en prison, il aura du sang sur les mains,une mort sur la conscience, il sera victime aussi (il l’est probablement déjà d’une manière ou d’une autre)... Vraiment ce n’est pas enthousiasmant, pour aucun enfant.

Ce comportement des enfants entre eux dans la cour d’école ne fait finalement que singer notre comportement à nous. Celui des prolétaires qui au lieu de s’unir pour renverser et leurs maîtres et la société toute entière, se déchirent, se dénoncent, s’entre-tuent. La guerre des pauvres entre eux.

Il ne faut pas faire "la guerre aux enfants" ("War on kids", selon le titre d’un excellent documentaire américain).

Il ne faut pas les droguer à la Ritaline, il ne faut pas leur offrir des fusils à pompe, il ne faut pas leur offrir des jeux vidéos qui éduquent à la barbarie de la guerre de "chacun contre tous".

Il faut faire la guerre à cette société pourrissante et décadente, à ce système qui a érigé la perversion en norme, c’est cela notre responsabilité de parent, de "par-av-ent".

Il faut se battre pour avoir le droit d’élever nos enfants dans des conditions qui soient de leur intérêt. Pas de celui de la société telle qu’elle existe. Vous me direz que cela implique peut être d’éduquer certains parents en ce sens. C’est juste aussi et il faut s’y employer. Ce sont les principes dont le communisme est porteur.

"Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres". (Antonio Gramsci)

Ici oui, la référence aux "monstres" prend tout son sens (et perd toutes les connotations "hygiénistes" de la morale bourgeoise).

C’est cela qui tue nos jeunes adolescents, nos jeunes adultes, adultes de plus en plus précoces, de plus en plus tôt, et que nous refusons de reconnaître comme tels.

Qui tue ceux qui se suicident, mais qui tue aussi ceux qui les harcèlent jusqu’à la mort. Tous victimes.

Victimes de notre refus obstiné, à nous "adultes", à nous "majeurs", "capables", victimes de notre non-compréhension de la nécessité, de notre incapacité à nous unir en vue de... changer de société.

L’avenir de nos enfants est (encore) entre nos mains.

Messages