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Proche-Orient, le choix du chaos

Publie le dimanche 2 mai 2004 par Open-Publishing

Eyad Serraj est l’une des personnalités les plus respectées de Gaza. Psychiatre, il aide les enfants traumatisés par la violence, les femmes au foyer battues, les hommes rendus fous par la guerre. Il a toujours défendu les droits de la personne, goûtant à l’occasion des prisons de l’Autorité palestinienne. Le 22 mars, sous le coup de l’assassinat du cheikh Ahmed Yassine, le chef spirituel de l’organisation islamiste Hamas, qu’il connaissait bien, il envoie ce message : « Il avait accepté d’en finir avec le conflit, par l’édification d’un Etat palestinien aux côtés d’Israël, abandonnant le rêve d’un Etat islamique sur toute la Palestine. Son but principal était la fin de l’occupation. L’été dernier, il avait joué un rôle central dans la signature d’un cessez-le-feu unilatéral, qui devait durer deux mois. » Et il conclut : « L’assassinat de Yassine est l’un des derniers clous dans le cercueil de l’Autorité palestinienne, que Sharon a détruite méticuleusement. (…) Seul le camp de la mort triomphe. » Une descente aux enfers qui emporte la Palestine, Israël, et peut-être toute la région.

Il y a trois ans, promettant à son peuple la sécurité et la paix, M. Ariel Sharon remporte les élections et pousse M. Ehoud Barak dans les oubliettes de l’histoire. Traumatisés par le déclenchement de la seconde Intifada, à la fin septembre 2000 - que la visite de M. Sharon sur l’esplanade des mosquées avait provoquée -, les Israéliens se rallient au vieux leader de la droite. Ils veulent croire à ses promesses et préfèrent refouler la longue histoire d’un homme compromis dans nombre de crimes de guerre, dont l’invasion du Liban en 1982 et les massacres de Sabra et Chatila restent le symbole. A l’époque, aucun attentat-suicide n’a encore eu lieu...

Mais le chef du Likoud a d’autres priorités que la sécurité des Israéliens. Il pense que les accords d’Oslo sont « la plus grande catastrophe qui soit jamais arrivée à Israël » et qu’il faut en liquider, un à un, tous les acquis. Le dirigeant de 2000 n’est plus le bouillant général qui lançait ses chars à l’assaut de Beyrouth. Il a tiré les leçons de ses erreurs de 1982. Il fera tout son possible pour maintenir l’unité du peuple israélien et pour préserver les rapports stratégiques avec les Etats-Unis. Mais sans renoncer pour autant à ses objectifs.

Sur le plan diplomatique, M. Sharon affiche une certaine souplesse, affirme qu’il est prêt à de « douloureuses concessions », consulte régulièrement les dirigeants américains. Quand ceux-ci, dans la foulée de leur guerre contre l’Irak, rendent publique, le 30 avril 2003, la « feuille de route » élaborée dans le cadre du Quartet (Etats-Unis, Russie, Union européenne, Nations unies), il s’y rallie du bout des lèvres.

La « feuille de route » prévoit la création en trois phases d’un Etat palestinien d’ici à 2005. Dans une première étape, elle demande :

 aux Palestiniens, de reconnaître à nouveau le droit à l’existence et à la sécurité de l’Etat d’Israël et de renoncer à toute violence, de réformer en profondeur l’Autorité palestinienne, avec la nomination d’un premier ministre doté de pouvoirs étendus ;

 aux Israéliens, de s’engager à soutenir la création de l’Etat palestinien, de lever les couvre-feux et de restaurer la liberté de circulation, de cesser les attaques contre la population palestinienne ainsi que les confiscations/destructions de maisons, de retirer progressivement leurs forces des territoires réoccupés depuis le 28 septembre 2000, enfin de geler la croissance - même « naturelle » - des colonies juives et de démanteler les colonies dites illégales (c’est-à-dire créées sans l’accord explicite du gouvernement ; rappelons que toutes les colonies sont illégales au regard du droit international).

Si l’Autorité palestinienne s’engage dans la réforme - avec la nomination d’un premier ministre et avec un contrôle extrêmement strict de ses finances -, aucune contrepartie ne viendra de M. Sharon. Son refus de retirer les troupes israéliennes jusqu’aux lignes d’avant l’Intifada et de démanteler la majorité des colonies « illégales », comme le maintien d’un blocus des populations palestiniennes, n’offre aucune marge de manœuvre au premier ministre Mahmoud Abbas (Abou Mazen), l’un des dirigeants palestiniens les plus modérés, qui doit démissionner - il sera remplacé, le 10 septembre 2003, par Ahmed Qoreï (Abou Ala). Le cessez-le-feu décrété le 29 juin 2003 par toutes les organisations palestiniennes, y compris le Hamas et le Djihad islamique, n’a pas résisté à la poursuite des assassinats ciblés. Bref, le premier ministre israélien alimente délibérément la spirale de la violence, au terrorisme d’Etat répondant le terrorisme des attentats-suicides.

Mais rien ne fait dévier M. Ariel Sharon. Il poursuit avec détermination un seul objectif : obtenir la capitulation de la population palestinienne et sa renonciation à toute forme de résistance. Pour cela, il faut taper - et taper fort. Ce que fait l’armée israélienne sur le terrain : destruction systématique des infrastructures, bombardements aveugles des camps de réfugiés, maisons détruites, attaques contre des hôpitaux, anéantissement de tous les cadres de la vie matérielle et sociale des Palestiniens. La cible prioritaire est l’Autorité palestinienne et son président, Yasser Arafat. Chaque attentat-kamikaze du Hamas provoque une escalade contre l’Autorité, alors même que ceux qui le revendiquent restent libres à Gaza.

Ce n’est qu’après avoir vidé de toute substance l’Autorité palestinienne que, durant l’été 2003, le gouvernement israélien décide de s’attaquer au Hamas. Une trêve vient-elle d’être négociée entre toutes les factions palestiniennes, dans l’espoir de relancer les négociations de paix ? Le 21 août 2003, Ismaïl Abou Shanab, l’un des principaux dirigeants du mouvement islamiste, est victime d’un assassinat ciblé - considéré comme un « grave manquement » à la quatrième convention de Genève, et par là même passible de poursuites criminelles devant la justice internationale. La violence reprend...

Le premier ministre Sharon espère toujours faire accepter aux Palestiniens la « solution à long terme » qu’il préconise depuis 1998 : quelques « bantoustans », enserrés dans un carcan de colonies juives ; les Palestiniens y géreraient localement leurs propres affaires, sans aucune forme de souveraineté, et sous la conduite de dirigeants locaux - le gouvernement israélien renoue ainsi avec les vieilles pratiques de gestion coloniale des populations « autochtones ». Enorme « concession », M. Sharon consentirait à appeler « Etat » cette entité dépourvue de toute indépendance.

Pour mettre en œuvre son programme, le gouvernement Sharon a procédé à l’édification d’un « mur de sécurité » qui vise non pas à séparer les Palestiniens et les Israéliens, mais à enfermer la majorité de la population palestinienne de Cisjordanie dans des ghettos. Ce mur, qui mord profondément sur les terres palestiniennes, détruit l’écosystème de façon irréversible, confisque l’eau, isole Jérusalem et la vallée du Jourdain, et découpera, d’ici à 2005, la Cisjordanie en trois zones isolées et étanches.

Malgré cette stratégie, les Etats-Unis accentuent leur soutien à M. Sharon, tandis que l’Union européenne se contente de pieuses condamnations, alimentant le désespoir des Palestiniens, laissés seuls, sans aucune protection face aux violations impunies et répétées du droit international.

Après avoir enterré la « feuille de route », M. Sharon agite l’idée d’un retrait total de Gaza. Il cherche à rassurer les Israéliens, qui veulent en finir avec la guerre et se prononcent pour une évacuation des territoires occupés et des colonies. Avec quelques milliers de colons et plus d’un million de Palestiniens, la bande de Gaza a toujours été un cauchemar pour les occupants. M. Sharon serait prêt à l’évacuer, mais il veut faire traîner les choses (le retrait n’aurait pas lieu avant 2005) et arracher des concessions supplémentaires au président Bush (reconnaissance du contrôle israélien sur les grandes colonies).

Ce plan provoque des tiraillements dans la coalition gouvernementale et se heurte à l’opposition de certains militaires, qui ont peur de reproduire l’expérience du retrait précipité du Sud-Liban, en mai 2000, le Hamas risquant d’apparaître comme le grand vainqueur de cette évacuation. L’inquiétude est d’autant plus forte que toutes les factions palestiniennes négocient une prise de contrôle de Gaza et que le cheikh Ahmed Yassine se déclare prêt à stopper les opérations militaires à partir de ce territoire si le retrait israélien est total (1). La partie est donc complexe, et M. Ariel Sharon l’a encore assombrie en faisant assassiner le fondateur du mouvement islamiste. Il ne s’en préoccupe guère, car il sait que c’est dans l’escalade qu’il pourra appliquer ses vues. Israéliens et Palestiniens continueront de payer le prix de cette folie, qui pourrait s’étendre au-delà des frontières du Proche-Orient. Eyad Serraj nous a prévenus : « Seul le camp de la mort triomphe. »

(1) Déclaration reproduite sur le site de la branche armée du Hamas, le 11 mars 2004

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