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Quelques repères historiques de l’École de Francfort

par Samuel Beaudoin Guzzo

Publie le vendredi 15 novembre 2013 par Samuel Beaudoin Guzzo - Open-Publishing
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L’auteur réside au Québec et se dirige vers l’enseignement de la sociologie au niveau collégial. Il s’intéresse particulièrement aux enjeux auxquels sont confrontées les sociétés contemporaines notamment en ce qui a trait à la reconnaissance sociale, au dialogue culturel ainsi qu’aux conditions de la démocratie et de la justice sociale. On peut le suivre sur Google+.

Ce que l’on a commencé à appeler l’« École de Francfort » dans les années 1950 était à l’origine l’Institut de recherche sociale fondé en 1923 par le fils de millionnaire Felix Weil qui voulait à l’époque mettre sur pied un Institut pour le marxisme dans le but de critiquer le capitalisme et d’un jour remettre les données recueillies dans l’éventualité où un État soviétique allemand serait triomphant. En 1930, le philosophe et sociologue Max Horkheimer devient directeur de l’Institut ce qui mène à la valorisation d’un projet de théorie critique interdisciplinaire orientée sur l’émancipation humaine visant non seulement à allier « savoir sociologico-empiriques » et « théorie philosophique de la société », mais également à être ouvert à tous les autres champs d’investigation de la réalité humaine (psychologie, anthropologie, histoire, psychanalyse...).

Avec cette visée en tête, Horkheimer s’entoure d’autres penseurs d’inspiration marxiste aux intérêts divers tels que le philosophe/sociologue/compositeur/musicologue Theodor W. Adorno (avec qui il publiera le livre « La dialectique de la raison » en 1944 dans lequel ils abordent l’idée selon laquelle la Raison des Lumières peut potentiellement faire basculer l’humanité dans la barbarie comme celle du nazisme), Erich Fromm, Friedrich Pollock, Leo Löwenthal, Walter Benjamin (qui était un des penseurs les plus prometteurs de l’Institut selon Horkheimer et Adorno, mais qui connut une fin tragique) et Herbert Marcuse.

Bien que chaque penseur de l’École aient développé des projets de recherches distincts (ce qui rendait parfois difficile la formulation d’un projet unifié), on peut toutefois noter qu’ils étaient en quelque sorte tous sensibles aux injustices liées au capitalisme, au totalitarisme, à l’antisémitisme (bon nombre d’entre eux étant juif-allemand) et à la souffrance humaine en général. Par ailleurs, comme le note Rolf Wiggershaus dans le livre L’École de Francfort. Histoire, développement, signification, « [l]a base première, comme jadis, était l’indignation devant l’injustice sociale, devant le contraste entre richesse et pauvreté. » (PUF, Collection « Philosophie d’aujourd’hui », Paris, 1993, p.48) L’Institut s’exilera aux États-Unis sous le régime nazi, mais les membres reviendront progressivement en Allemagne à partir du début des années 1950 pour poursuivre l’élaboration de leur projet de critique sociale à la jonction entre philosophie (normative) et sociologie (empirique). Cette démarche visera principalement à cette époque à comprendre comment une chose comme le nazisme a pu historiquement se produire et ainsi s’assurer qu’elle ne se reproduise jamais.

Par la suite, une des figures marquantes de l’École de Francfort dans les années 1960 est sans aucun doute celle du philosophe américain d’origine allemande Herbert Marcuse dont le livre L’homme unidimensionnel. Essai sur l’idéologie de la société industrielle avancée publié en 1968 deviendra en quelque sorte le manifeste de la révolte étudiante tant en France qu’en Allemagne. Une autre figure marquante de l’École à cette époque (et pour les décennies qui allaient suivre notamment par rapport à la question du cosmopolitisme) est Jürgen Habermas qui a été directeur de l’Institut et dont la Théorie de l’agir communicationnel publié en deux tomes en 1981 est particulièrement marquante.

Le directeur actuel de l’Institut pour la recherche sociale et porte étendard de la théorie critique de l’École de Francfort est le sociologue et philosophe Axel Honneth. L’œuvre de Honneth qui est également professeur à l’Université J.W. Goethe est principalement axée sur une réactualisation des formes de la reconnaissance intersubjectives des textes de la jeunesse hégélienne de l’époque d’Iéna (c’est-à-dire l’amour, le droit et l’« éthicité ») qui précèdent la publication de la Phénoménologie de l’Esprit en 1807 dans laquelle Hegel expose sa fameuse dialectique de la reconnaissance du maître et de l’esclave.

Dans son œuvre maîtresse soit La Lutte pour la reconnaissance publiée en allemand en 1992 et traduit en français seulement en 2000, Honneth affirme que le respect de la dignité humaine, dans l’optique du développement de rapports positifs à soi et aux autres, nécessite que l’individu soit reconnu non seulement par ses proches au niveau de l’amour générant la confiance en soi, mais également qu’il le soit comme sujet détenteur de droits générant le respect de soi tout comme au niveau de son travail et/ou de son apport à la société qui, en étant reconnus génèrent de l’estime de soi à travers le sentiment de solidarité qu’elle implique. Chaque forme de reconnaissance est associée dans la théorie de Honneth à une forme de mépris comme « déni de reconnaissance » dans la vie des individus. Ces formes de mépris sont respectivement la « violence physique et psychologique », le « déni de droit » (ou l’exclusion de la sphère des « ayant-droit ») et la « mésestime » vécue comme une atteinte à ce qui constitue la valeur sociale de l’individu.

Notons également que l’œuvre de Honneth en général est empreinte de la volonté de réactualiser le projet de théorie critique interdisciplinaire qui caractérisait la première génération de l’École de Francfort, mais qui a tranquillement été abandonné avec le temps. Pour Honneth, une telle démarche d’ouverture aux autres disciplines demeure cruciale afin de fonder une « philosophie sociale critique » des diverses dérives « pathologiques » du temps présent (« philosophie sociale » également souhaitée par Franck Fischbach telle qu’exposée dans son Manifeste pour une philosophie sociale). Dans la théorie honnethienne, ces « pathologies sociales » reposent pour une grande part sur le mépris vécu généré par les différentes atteintes aux formes de la reconnaissance précédemment abordées. À cet effet, bien que les intérêts de Honneth soient multiples et que sa pensée s’approfondisse toujours à travers ses divers écrits (voir notamment ses livres La société du mépris. Vers une nouvelle Théorie critique, La réification. Petit traité de Théorie critique et Les pathologies de la liberté. Une réactualisation de la philosophie du droit de Hegel), les catégories qu’il a développées dans La lutte pour la reconnaissance n’en demeurent pas moins, selon lui, le schème permettant la formulation de « normes de la vie bonne » et ainsi, la réactualisation qu’il souhaite du projet initial de l’École comme théorie critique de la souffrance humaine inhérente à la réalité sociale. À cet égard, Wiggershaus a bien résumé cette conviction partagée par l’ensemble des membres de toutes les générations de l’École de Francfort de vouloir s’attarder à la douleur vécue par les individus en disant qu’« [u]ne science qui ne tiendrait pas compte du malheur, de la misère et des limitations de son époque serait dépourvue d’intérêt pratique. » (Ibid., p.51)

Bibliographie

CAILLÉ, Alain, dir., La quête de reconnaissance. Nouveau phénomène social total : Olivier, VOIROL, « Axel Honneth et la sociologie. Reconnaissance et théorie critique à l’épreuve de la recherche sociale », Éditions La Découverte, Collection « Textes à l’appui/bibliothèque du m.a.u.s.s. », pp.243-268

FISCHBACH, Franck, Manifeste pour une philosophie sociale, Éditions La Découverte, Collection « Théorie critique », Paris, 164p.

HABERMAS, Jürgen, La technique et la science comme « idéologie », « Travail et interaction. Remarques sur la « philosophie de l’esprit » de Hegel à Iéna », Éditions Gallimard, 1968 (Suhrkamp Verlag, Frankfurt am Main), 1973 pour la traduction française, 2008, pp.163-211

HABERMAS, Jürgen, Théorie de l’agir communicationnel, 2t., Éditions Fayard, Collection « Espace du politique », Paris, 1987

HABERMAS, Jürgen, Après l’État-nation. Une nouvelle constellation politique, Éditions Fayard, Paris, 1998

HEGEL, Georg Wilhelm Friedrich, Phénoménologie de l’Esprit, Éditions Gallimard/nrf, Collection Bibliothèque de philosophie, 2001, 919 p.

HEGEL, Georg Wilhelm Friedrich, Le droit naturel (1802-1803), Éditions Gallimard, Collection idées/nrf, 1972, 188 p.

HEGEL, Georg Wilhelm Friedrich, Système de la vie éthique (1802-1803), présentation et traduction de Jacques Taminiaux, Éditions Payot, Collection Critique de la politique, Paris, 1976, 215 p.

HONNETH, Axel, La Lutte pour la reconnaissance, Éditions du Cerf, Paris, 2000, 232 p.

HONNETH, Axel, La réification. Petit traité de Théorie critique, Éditions Gallimard, « nrf essais », 2007, Paris, 143 p.

HONNETH, Axel, La société du mépris. Vers une nouvelle Théorie critique, Éditions La Découverte/Poche, Paris, 2006, 2008, 350 p.

HONNETH, Axel, Les pathologies de la liberté. Une réactualisation de la philosophie du droit de Hegel, Éditions La Découverte, Collection « Théorie critique », Paris, 2008, 129 p.

HORKHEIMER, Max, ADORNO, Theodor W., La dialectique de la raison. Fragments philosophiques, Éditions Gallimard, Collection « Tel », 1944 (Social Studies Association, Inc., New York, 1944), 1974 pour la traduction française, 2007, 283 p.

MARCUSE, Herbert, L’homme unidimensionnel. Essai sur l’idéologie de la société industrielle avancée, Les Éditions de minuit, Collection Arguments, Paris, 2009, 288 p.

RENAULT, Emmanuel, SINTOMER, Yves, dir., Où en est la théorie critique ? : Franck, FISCHBACH, « Axel Honneth et le retour aux sources de la théorie critique : la reconnaissance comme « autre de la justice » », Éditions La Découverte, Collection « Recherches », Paris, pp.169-184

TAMINIAUX, Jacques, Naissance de la philosophie hégélienne de l’État (1805-1806), commentaire et traduction de la Realphilosophie d’Iéna, Payot, Paris, 1984, 299 p.

WIGGERSHAUS, Rolf, L’École de Francfort. Histoire, développement, signification, Presses Universitaires de France (PUF), Collection « Philosophie d’aujourd’hui », Paris, 1993, 694 p.

Portfolio

Messages

  • "" [u]ne science qui ne tiendrait pas compte du malheur, de la misère et des limitations de son époque serait dépourvue d’intérêt pratique. »""

    Qu’est ce que cela veut dire en terme de recherches ?
    Doit soumettre la vérité scientifique à une fin en rapport avec un modèle social,
    l’affaire Lissenko n’a t elle donc pas suffit ?