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Quelques repères historiques de l’École de Francfort (revu et augmenté)
par Samuel Beaudoin Guzzo
Publie le mardi 26 novembre 2013 par Samuel Beaudoin Guzzo - Open-PublishingL’auteur réside au Québec et se dirige vers l’enseignement de la sociologie au niveau collégial. Il s’intéresse particulièrement aux enjeux auxquels sont confrontées les sociétés contemporaines notamment en ce qui a trait à la reconnaissance sociale, au dialogue culturel ainsi qu’aux conditions de la démocratie et de la justice sociale. On peut le suivre sur Google+.
Ce que l’on a commencé à appeler l’« École de Francfort » dans les années 1950-1960 était à l’origine l’Institut de Recherche sociale de l’Université Goethe de Francfort-sur-le-main fondé en 1923 par le fils de millionnaire Felix Weil qui voulait à l’époque mettre sur pied un institut pour le « marxisme scientifique » (par opposition au « socialisme utopique ») composé d’économistes et de sociologues dans le but de critiquer le capitalisme et d’un jour remettre les données recueillies dans l’éventualité où un État soviétique allemand serait triomphant. En 1930, le philosophe et sociologue Max Horkheimer devient directeur de l’institut ce qui mène à la valorisation d’un projet de théorie critique interdisciplinaire orientée sur l’émancipation humaine. Ce projet visait non seulement à allier savoirs « sociologico-empiriques » et théorie philosophique de la société, mais également à être ouvert à tous les autres champs d’investigation de la réalité humaine (psychologie, anthropologie, histoire, psychanalyse...).
Avec cette visée en tête, Horkheimer s’est entouré d’autres penseurs d’inspiration marxiste tels que le philosophe, sociologue, compositeur et musicologue Theodor W. Adorno (avec qui il a publié le livre La dialectique de la raison dans lequel ils ont abordé l’idée selon laquelle la Raison des Lumières peut potentiellement faire basculer l’humanité dans la barbarie comme celle du nazisme), Erich Fromm, Friedrich Pollock, Leo Löwenthal, Walter Benjamin (qui était un des penseurs les plus prometteurs de l’institut selon Horkheimer et Adorno, mais qui connut une fin tragique) et Herbert Marcuse. Bien que chaque penseur aient développé des projets de recherches distincts (ce qui rendait parfois difficile la formulation d’un projet unifié), on peut toutefois noter qu’ils étaient en quelque sorte tous sensibles aux injustices liées au capitalisme, au fascisme (et au totalitarisme), à l’antisémitisme (bon nombre d’entre eux étant Juif-allemands) et à la souffrance humaine en général. Par ailleurs, comme le note Rolf Wiggershaus dans le livre L’École de Francfort. Histoire, développement, signification, « [l]a base première, comme jadis, était l’indignation devant l’injustice sociale, devant le contraste entre richesse et pauvreté. » (1)
L’institut s’exilera aux États-Unis sous le régime nazi, mais les membres reviendront progressivement en Allemagne à partir du début des années 1950 pour poursuivre l’élaboration de leur projet de critique des « pathologies du social » à la jonction entre philosophie (normative) et sociologie (empirique) dans l’optique du développement d’une praxis rationnelle coopérative transcendant les intérêts individuels. Cette démarche visera principalement à cette époque à comprendre comment une chose comme le nazisme a pu historiquement se produire et ainsi s’assurer qu’elle ne se reproduise jamais (voir notamment « Études sur la personnalité autoritaire, 1950). À cet effet, comme l’a mentionné Adorno dans le livre Dialectique négative en 1966, « [d]ans leur état de non-liberté, Hitler a imposé aux hommes un nouvel impératif catégorique : penser et agir en sorte que Auschwitz ne se répète pas, que rien de semblable n’arrive. » (2)
Par la suite, une des figures marquantes de l’École de Francfort dans les années 1960 est sans aucun doute celle du philosophe américain d’origine allemande Herbert Marcuse dont le livre L’homme unidimensionnel. Essai sur l’idéologie de la société industrielle avancée publié en 1968 deviendra en quelque sorte le manifeste de la révolte étudiante tant en France qu’en Allemagne. Une autre figure marquante de l’École à cette époque (et pour les décennies qui allaient suivre notamment par rapport à la question du cosmopolitisme) est Jürgen Habermas dont la Théorie de l’agir communicationnel publiée en deux tomes en 1981 est particulièrement marquante. Le travail d’Habermas s’ancrant, pour le dire rapidement, dans la volonté d’articuler sociologie et philosophie dans la perspective d’un diagnostic des « pathologies du présent » non plus comme conflits de classes, à la manière de la première génération de l’École, mais comme distorsions dans les relations communicationnelles inhérentes à la pratique des individus ; la recherche de consensus à travers nos interactions langagières représentant, dans la théorie habermassienne, le potentiel émancipateur des êtres humains.
Le directeur actuel de l’Institut de Recherche sociale et porte étendard de la théorie critique de l’École de Francfort est le sociologue, philosophe et professeur allemand Axel Honneth. Ce dernier s’inscrit (de manière critique) dans le sillage du tournant communicationnel d’Habermas qui, selon l’analyse du sociologue Olivier Voirol, « (...) permet à ses yeux de retrouver (...) [l’] instance du social comme lieu de formation des normes indépendamment des processus de l’infrastructure économique. » (3). La démarche de Honneth qui cherchera à dépasser le paradigme habermassien (notamment en misant sur la notion de conflit social, sur la dimension morale du travail et sur l’aspect pré-langagier de la reconnaissance) est principalement axée sur une réactualisation des formes de la reconnaissance des textes de la jeunesse hégélienne de l’époque d’Iéna (c’est-à-dire l’« amour », le « droit » et l’« éthicité ») qui précèdent la publication de la Phénoménologie de l’Esprit de 1807 dans laquelle Hegel expose la dialectique de la reconnaissance du maître et de l’esclave. À cet égard, notons rapidement que pour Hegel, la reconnaissance intersubjective mutuelle (dans l’idéal puisqu’elle s’incarne souvent dans des luttes pour la reconnaissance pour en obtenir davantage) représente l’instance à travers laquelle la conscience et l’identité du sujet adviennent dans ses interactions primaires et sociales. Ainsi, comme le mentionne Franck Fischbach qui est spécialiste de la philosophie sociale, pour Honneth qui reprend à son compte les intuitions du jeune Hegel, « (...) une activité relationnelle perturbée et déformée par une série d’épreuves qui empêchent la construction de soi au sein de cette activité produit une déception de l’attente de reconnaissance et une restriction des chances de mener une vie réussie. » (4)
Dans son œuvre maîtresse soit La lutte pour la reconnaissance publiée en allemand en 1992 et traduit en français seulement en 2000, Honneth affirme que le respect de la dignité humaine, dans l’optique du développement de rapports positifs à soi et aux autres, nécessite que l’individu soit reconnu non seulement par ses proches au niveau de l’amour générant la confiance en soi, mais également qu’il le soit comme sujet détenteur de droits générant le respect de soi comme sujets à part entière tout comme au niveau de son travail et/ou de son apport à la société qui, en étant reconnus génèrent de l’estime de soi à travers le sentiment de solidarité qu’elle implique. Chaque forme de reconnaissance est associée dans la théorie de Honneth à une forme de mépris comme « déni de reconnaissance » dans la vie des individus. Ces formes de mépris qui constituent, selon Honneth, les ressorts des luttes pour la reconnaissance, sont respectivement la « violence physique et psychologique », le « déni de droit » (ou l’exclusion de la sphère des « ayant-droit ») et la « mésestime » vécue comme une atteinte à ce qui constitue la valeur sociale de l’individu.
Notons également que l’œuvre de Honneth en général est empreinte de la volonté de réactualiser (de manière toutefois critique) le projet de théorie critique interdisciplinaire qui caractérisait la première génération de l’École de Francfort, mais qui a tranquillement été mis de côté avec le temps. Pour Honneth, une telle démarche d’ouverture à toutes les disciplines (à la sociologie en premier lieu) demeure nécessaire afin de fonder une « philosophie sociale » critique des diverses dérives pathologiques du temps présent. En effet, comme le note Fischbach :
« [c]e que Honneth veut (...) retenir du programme de théorie critique tel que formulé dès 1931 par Hokheimer, c’est l’idée que la philosophie sociale doit posséder un caractère empirique et descriptif qui permette de la préserver de la tentation métaphysique d’absolutiser un seul et unique « Sujet » de la critique, ou d’aborder la réalité sociale sous l’angle d’une seule catégorie considérée comme centrale et paradigmatique, par exemple la catégorie du « travail ». (...) Honneth entend donc bien préserver l’idée selon laquelle la philosophie sociale doit avoir une dimension empirique et descriptive : il se demande ainsi « comment les catégories d’une théorie de la société doivent [...] être constituées de sorte que cette théorie puisse déchiffrer des formes de moralité efficaces empiriquement ». [2000, p. 184]. » (5)
À cet effet, dans la théorie honnethienne, c’est en grande partie le mépris vécu comme atteinte aux différentes formes de la reconnaissance (et ainsi aux conditions de réalisation d’une « vie réussie ») qui constitue la clé normative permettant de déchiffrer et de lutter contre les dimensions pathologiques du temps présent. Selon Voirol,
« [d]u point de vue de la sociologie, cela signifie que le questionnement est imbriqué dans les idéaux normatifs énoncés au niveau de la philosophie sociale et que ses interrogations, ses choix d’objets, ses modes d’investigation sont marqués par ces normes. La démarche sociologique procède de cet horizon normatif préalable à partir duquel elle entreprend d’interroger le monde social : dans ses choix de thématiques, dans ses questions sur la réalité sociale, elle est préalablement « informée », voire « guidée » par un ensemble de normes éthiques relatives à une représentation de la normalité sociale. » (6)
À cet effet, bien que la pensée de Honneth se déploie sur plusieurs fronts et qu’elle s’approfondisse toujours davantage dans ses écrits (voir notamment ses livres La société du mépris. Vers une nouvelle Théorie critique, La réification. Petit traité de Théorie critique , Les pathologies de la liberté. Une réactualisation de la philosophie du droit de Hegel et Un monde de déchirements. Théorie critique, psychanalyse, sociologie), les catégories qu’il a développées dans « La lutte pour la reconnaissance » n’en demeurent pas moins le point de convergence lui permettant la formulation de « normes de la vie bonne » (devant cependant sans cesse être interrogées et mises à jour via la recherche sociale pour en assurer la validité pratique) et ainsi la réactualisation qu’il souhaite du projet initial de l’École de Francfort comme théorie critique de la souffrance humaine inhérente à la réalité sociale. À cet égard, Wiggershaus a bien résumé cette conviction partagée par l’ensemble des membres de toutes les générations de l’École de vouloir s’attarder à la douleur vécue par les individus en disant qu’« [u]ne science qui ne tiendrait pas compte du malheur, de la misère et des limitations de son époque serait dépourvue d’intérêt pratique. » (7)
Citations
(1) WIGGERSHAUS, Rolf, L’école de Francfort. Histoire, développement, signification, Éditions Presses Universitaires de France (PUF), Collection « Philosophie d’aujourd’hui », Paris, 1993, p.48
(2) ADORNO, Theodor W., Dialectique négative, Éditions Payot & Rivages, Collection « Petite Bibliothèque Payot », Paris, 1966 (Suhrkamp Verlag), 2003, p.442
(3) Olivier, VOIROL, « Axel Honneth et la sociologie. Reconnaissance et théorie critique à l’épreuve de la recherche sociale » dans : CAILLÉ, Alain, dir., La quête de reconnaissance. Nouveau phénomène social total, Éditions La Découverte, Collection « Textes à l’appui/bibliothèque du m.a.u.s.s. », p.250
(4) Franck, FISCHBACH, « Axel Honneth et le retour aux sources de la théorie critique : la reconnaissance comme « autre de la justice » », RENAULT, Emmanuel, SINTOMER, Yves, dir., Où en est la théorie critique ?, Éditions La Découverte, Collection « Recherches », Paris, p.183
(5) ibid. cit. (4), p.172
(6) ibid. cit. (3), pp.261-262
(7) ibid. cit. (1), p.51
Bibliographie
ADORNO, Theodor W., Dialectique négative, Éditions Payot & Rivages, Collection « Petite Bibliothèque Payot », Paris, 1966 (Suhrkamp Verlag), 2003, 534 p.
CAILLÉ, Alain, dir., La quête de reconnaissance. Nouveau phénomène social total : Olivier, VOIROL, « Axel Honneth et la sociologie. Reconnaissance et théorie critique à l’épreuve de la recherche sociale », Éditions La Découverte, Collection « Textes à l’appui/bibliothèque du m.a.u.s.s. », pp.243-268
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HABERMAS, Jürgen, Théorie de l’agir communicationnel, 2t, Éditions Fayard, Collection « Espace du politique », Paris, 1987
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HEGEL, Georg Wilhelm Friedrich, Le droit naturel (1802-1803), Éditions Gallimard, Collection idées/nrf, 1972, 188 p.
HEGEL, Georg Wilhelm Friedrich, Système de la vie éthique (1802-1803), présentation et traduction de Jacques Taminiaux, Éditions Payot, Collection Critique de la politique, Paris, 1976, 215 p.
HONNETH, Axel, Ce que social veut dire, tome 1 : Le déchirement du social, Éditions Gallimard, Collection "NRF Essais", Paris, 2013 (tome 2 : Les pathologies de la raison, à paraître)
HONNETH, Axel, Un monde de déchirements. Théorie critique, psychanalyse, sociologie, Éditions La Découverte, Collection « Théorie critique », Paris, 2013, 304 p.
HONNETH, Axel, Les pathologies de la liberté. Une réactualisation de la philosophie du droit de Hegel, Éditions La Découverte, Collection « Théorie critique », Paris, 2008, 129 p.
HONNETH, Axel, La réification. Petit traité de Théorie critique, Éditions Gallimard, « nrf essais », 2007, Paris, 143 p.
HONNETH, Axel, La société du mépris. Vers une nouvelle Théorie critique, Éditions La Découverte/Poche, Paris, 2006, 2008, 350 p.
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