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Retraites

Publie le dimanche 18 mai 2003 par Open-Publishing

Sous les retraites, le don
JEAN-MARIE HARRIBEY
Membre d’Attac et de la Fondation Copernic.
13 mai 1968-13 mai 2003. « Sous les pavés, la plage », disait-on il y a juste
trente-cinq ans. Et sous les retraites, qu’y a-t-il ? On reste un peu
abasourdi devant l’indigence des arguments ressassés par la propagande
libérale. Les augures du vieillissement démographique ignorent-ils que les
gains de productivité compenseront la diminution de la proportion d’actifs
par rapport aux retraités ? Oublient-ils que depuis vingt ans la part de la
masse salariale dans le PIB français a perdu 10 points et qu’on pourrait
envisager d’inverser la tendance pour prendre en charge des retraités plus
nombreux et leur assurer une progression du niveau de vie identique à celle
des salariés ? Les adeptes de l’allongement de la durée de cotisations
n’ont-ils pas compris que celui-ci n’augmentera pas le taux d’activité tant
que l’emploi ne progressera pas ? Les thuriféraires des fonds de pension ne
savent-ils pas que ceux-ci ne produisent rien ?
N’en doutons pas : aucune de ces réalités n’échappe à la sagacité de nos
dirigeants et de leurs experts ès démolition sociale. Il doit donc exister
des raisons plus profondes qui expliquent l’acharnement à remettre en cause
le système de retraites par répartition, à organiser une baisse considérable
du niveau des pensions collectives de façon à inciter les salariés les mieux
rémunérés à effectuer des placements financiers individuels.
La protection sociale assurée par la collectivité à l’ensemble de la
population est impensable pour les gourous de la « mondialisation
heureuse ». On pourrait y voir la main des assureurs, pour qui le risque est
la matière première source de profits et qui piaffent en faisant le siège de
la Sécurité sociale. Le FMI en a fait le cynique aveu : « Un système de
retraites par répartition peut déprimer l’épargne nationale parce qu ’il
crée de la sécurité dans corps social. » Mais cela ne suffit pas pour
comprendre la violence du patronat et du gouvernement contre les retraites.
Il.y a plus grave, qui leur rend la chose insupportable. Le système de
retraites par répartition instaure une dette sociale et pérennise sa
transmission intergénérationnelle. Une dette qui s’éteint et renaît à chaque
instant. La génération qui
travaille éteint sa dette vis-à-vis de la génération précédente, qui lui a
donné la vie et l’a élevée, et elle enclenche une dette que contracte à son
tour la génération suivante à son égard. Quelle abomination ! Une dette
collective sans fin au royaume des rapports marchands individuels ! Le
capitalisme ne (re)connaît que des dettes privées et des échanges
commensurables qui, une fois conclus, laissent les partenaires quittes les
uns envers les autres. J’ai acheté une marchandise, j’ai payé le vendeur et
jamais plus nous n’aurons à faire ensemble car la dette s’est éteinte
définitivement. L’exact opposé de la dette sociale qui se transmet
indéfiniment.
Peut-on imaginer pire pour ceux qui souffrent de névrose obsessionnelle de
la rentabilité ? Oui, il y a pire encore. Les retraites par répartition
présentent une grande similitude avec le principe du don : « Donner,
recevoir, rendre ». Celui qui donne n’attend pas de retour équivalent.
Ainsi, les cotisations sociales servent à payer les retraites dans l’instant
et ne sont pas égales à ce que percevront plus tard les cotisants actuels
qui dépendront de la production future. Celui qui reçoit accepte le bienfait
sans comparer avec ce qu’il a donné ou bien il rendra sans compter,
c’est-à-dire sans comparer avec ce qu’il a reçu. En inventant la Sécurité
sociale et les retraites par répartition, on a donné une place à une sphère
non-marchande assumée collectivement et on a réintroduit le paradigme du
don, exclu par le capitalisme, tout en se démarquant radicalement d’une
conception charitable de l’aumône faite entre des individus. Pourquoi les
retraites ne se laissent-elles pas voir ainsi ? Parce qu’elles sont victimes
d’un paradoxe. La dette transmise de génération en génération par une chaîne
ininterrompue de dons prend la forme monétaire puisque les cotisations
sociales sont prélevées sur la valeur, monétaire ajoutée par le travail et
que les pensions sont ensuite, très logiquement, des revenus monétaires.
L’outil privilégié de la relation marchande, la monnaie, sert aussi à
assurer des rapports non-marchands. Il y a de quoi s’y perdre et sans doute
faudrait-il réviser les conceptions habituelles de la monnaie en même temps
que l’on transformerait les rapports sociaux. Le don - inadmissible au sein
du capitalisme - qui transparaît dans les retraites doit être considéré
comme essentiel à la vie.Il n’est pas sûr en revanche que le capitalisme
soit aussi vital.
J.-M. H.