Suis-je Charlie ? Ou simplement du bon côté du doigt ?

Je suis chômeur, et tout le monde s’en fout !

Un article publié dans le N° 3 de La Canarde sauvage qui revient sur ce psychodrame national qui a permis de rétablir la peine de mort de présumés terroristes sans autre forme de procès (et qui en parle de ça ?).
Un énième meurtre banal de la police, une monstrueuse chasse à l’Arabe sous les applaudissements de la foule et devant les caméras de la télé qui aurait dû faire réagir tous ceux qui sont descendus dans la rue pour pleurer les potes à Cabu et Wolinski ? Mais non !

Trois mois sont passés. Avant j’avais vaguement une identité, connue de ma seule famille et de quelques amis épars. Puis des allumés ont décidé de faire la cuisine dans un journal et depuis, j’ai une identité solide : Je suis Charlie. Parce que dans ce journal un peu connu, mais à peine lu, il y avait quelques personnes avec une identité reconnue.
Pendant plusieurs jours, on a vécu dans un polar grandeur nature : une bonne tuerie, de vrais gentils morts, des méchants très méchants, des péripéties, des rebondissements, et de vrais héros survivants que la nation a sortis de l’anonymat pour se les épingler sur la poitrine tels de belles breloques.

Cabu, pour moi, c’était surtout le nez de Dorothée. Ceux de ma génération savent de quoi je parle, parce que, qu’on soit devenu des sales chômeurs, des pauvres pauvres, des gauchistes bien pensants, des commerciaux carnassiers ou des fonctionnaires planqués, on est tous les enfants de Dorothée. Mais comme c’est un passé plutôt ringard, on a préféré mettre en avant le côté subversif, lutte des classes, résistant de Cabu. Une fois mort, c’est plus vendeur.
Charlie a quand même sorti son hebdo post-mortem et tout un peuple l’attendait. Alors qu’avant, il n’en vendait péniblement que 30 000 et allait droit vers le dépôt de bilan et les oubliettes, il s’est arraché à plusieurs millions d’exemplaires, suffisant pour combler bien des trous bancaires. Tout satiriques qu’ils soient, ils ne nous l’ont pas vendu à moitié prix. Les morts, ça peut rapporter. Maintenant on peut trouver le numéro aux enchères sur Ebay. Les charognes aussi sont Charlie.
On attendait impatiemment la couverture. Juste le dessin. Résultat, les quelques habitués n’ont pas osé dire qu’ils étaient déçus, parce qu’ils étaient Charlie. Les immenses autres qui ne connaissaient Charlie que parce qu’ils connaissaient quelqu’un qui connaissait… ont découvert un mec mal dessiné censé être le prophète et qui pardonne tout sur un fond vert moisi. Eux aussi ne pouvaient pas dire que c’était pas terrible, parce qu’ils étaient devenus Charlie.
Je suis donc Charlie. Baptisé malgré moi, comme les scatholiques le font avec les nouveaux-nés. Et surtout pas d’écart ! Aucun doute sur rien ! Interdit, verboten ! On montre du doigt, mais on ne le lève pas !
Pourtant le doute est la base de toute compréhension.
On a attendu avec avidité que Dieudonné la ramène. Il a pris son temps l’enfoiré, on a failli perdre patience mais ouf ! Il a pété je suis Charlie Coulibaly [1]. C’était nauséeux à souhait et la bonne pensée a pu reprendre sa respiration, s’offusquer et se rassurer d’être du bon côté du doigt.
Maintenant, avant de tenir des propos sur les juifs, sur les musulmans, l’environnement et tout et tout, je me ressaisis : je vérifie bien que Zemmour ne l’a pas déjà dit et j’écoute ce que le bon côté du doigt pense.
En fait, je ferme ma gueule.

Maintenant, on se délecte de la délation. Toutes les caméras sont là pour traquer les dérapages ou pousser le bon citoyen à dénoncer son voisin. Les complotistes et les terroristes en herbe sont partout : « Ils n’ont pas respecté la minute de silence au lycée machin du 9-3 ? Impardonnable ! Ah, ils sont quand même nombreux, et déjà costauds à cet âge. Bon, Seigneur pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu’ils disent… Là ! Un gamin de 8 ans vient de faire l’apologie du terrorisme dans le bac à sable ! Au commissariat avec Papa ! »
Les envies de prison et de peine de mort sont de retour. Et personne pour rappeler Victor Hugo : « Ouvrir une école, c’est fermer des prisons ».

Quand on est Charlie, on se sent résistant.
Pourtant l’Histoire, me rappelle que résister, ce n’est pas ça. Il n’y en n’a jamais eu beaucoup des résistants. La grand-mère d’un copain disait des Français que, pendant la guerre, ils ont surtout résisté à y aller…
Elle me rappelle que les terroristes de tout un peuple sont les résistants d’un autre peuple et vice versa. Et chacun des camps pense avoir le cul posé dans la bonne foi. Du bon côté du doigt.
Elle me rappelle que l’Amérique finit tous ses discours par God bless America. Et les soldats partent au combat, rassurés : Dieu est aussi du bon côté du doigt.
On était des millions à manifester dans un silence de communiant. Peut-être que quand les résistants deviennent si nombreux, c’est ce qu’on appelle une révolution. Mais on n’avait rien à renverser, ni à crier. On était un peuple bouché bée. On était Charlie, comme des cons.
Il y a des millions de chômeurs. Ils devraient tous gueuler : je suis chômeur ! Et nous avec, par solidarité. Je suis chômeur ! On ne le fait pas. Et pourtant ils en crèvent, par centaines, chaque année. Mais il n’y a pas de Cabu ou de Charb dans ce carnage social, et pas moyen d’en sortir un héros, alors on a toujours un peu honte d’être chômeur, mais pas Charlie. Être Charlie, c’est bien.

STOUNE

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