Accueil > TRAVAIL ET CAPITAL SONT DANS UN BATEAU

TRAVAIL ET CAPITAL SONT DANS UN BATEAU

Publie le jeudi 18 décembre 2008 par Open-Publishing

$ - TRAVAIL ET CAPITAL SONT DANS UN BATEAU - $

Conte de Noël

(Conte à pleurnicher dans ta chômière)

Un cadeau gratuit !

de

P’tit Nico

2009

L’année du neuf !

Toute reproduction, tout plagiat et tout détournement sont vivement recommandés. À jeter sur la voie publique.

Chapitre rose

« Ce bateau est à MÔA, dit Grand Bourgeois Capitaliste avec son sourire carnassier. C’est ma Propriété Privée. C’est MÔA qui décide de tout et où mènent nos pas . »
Affalé dans son grand fauteuil, son cigare légendaire aux doigts, il regarde satisfait l’agitation qui règne sur « son » bateau à travers la glace sans tain qui forme les parois de sa cage de verre indestructible installée sur la dunette, à l’abri des déferlantes. Puis il s’assoupit à nouveau en contemplant béatement les peinturlures de la mer « plus vraie que nature », que les plus grands peinturlureurs de l’Empire ont peinturlurées pour lui afin qu’il ne soit ébloui par la lumière crue du soleil et de la ... vraie ? fausse ? il ne sait plus trop... mer . De quoi sa Propriété est-elle... privée ? De vie certainement ! De l’extérieur, on voit se refléter dans les miroirs le ciel et les nuages, rendant invisible le luxe feutré dans lequel il passe ses journées.

« Crôas-en-môa, ô mon Peuple adoré, dit Grand Bourgeois Président, frère de Grand Bourgeois Capitaliste, en agitant convulsivement tous ses membres. Souque ferme et laisse-moi faire, je te conduirai vers l’avenir radieux que je vais conquérir pour toi. Tu en seras récompensé... demain, dans dix mille ans ! » Installé sur le gaillard d’avant pour être vu de tous et grandi par l’estrade, ses gesticulations désordonnées font scintiller de mille feux ses habits de paillettes et ses bijoux merveilleux. On ne peut en détacher les yeux.
À ses pieds, deux molosses hideux semblent le protéger... d’on ne sait quoi.
De sa main droite, il tient en laisse d’autres cohortes de molosses bardés de fers et d’acier brûlant, gavés d’ogms qui décuplent leur férocité et leur montent la bave aux crocs. Sur leurs colliers hérissés de pointes acérées, leur nom est écrit en lettres dorées : « obéis et tue ! ». « Ils sont là pour te protéger, mortel folâtre, de tous les semeurs de terreur de l’extérieur et de l’intérieur qui veulent te voler tes biens et te détourner du droit chemin qui te mène au bonheur, susurre Grand Bourgeois Président. N’aie pas peur, bon travailleur, mais quand même un peu, parfois la laisse casse. »
De sa main droite, il fait des tours de magie qui ravissent les enfants.
Il veut faire oublier que son frère et lui, et sa famille aussi, descendent de peuples sanguinaires et cruels, qui ont semé la terreur dans toute la région. Que ces peuples ont asservi d’autres peuples, de massacres en tueries, puis, gorgés de sang, se sont servis des moines rabougris d’hideuse Inquisition pour mettre dans les têtes une frayeur sans nom. Pour regarder le ciel, il faut courber la tête.
Il dit : « le Roi c’est moi ! », et le peuple le croit ! Il a même trouvé des bardes avilis pour chanter à sa gloire et à sa sainteté faire croire. Pour s’enrichir toujours, il a mené des guerres, passé des peuples entiers au fil de son épée. Partout où il s’étend, et il s’étend partout, brûlent de grands brasiers avec les gens dedans. Habile et retors - le serait-on à moins avec tant de valets à tous ses petits soins ? - lorsque pour son commerce il en a eu besoin, il a fait croire aux nains qu’il était pour la Paix et que même c’est eux qui l’allaient désigner. Il inventa alors un très beau stratagème, qu’il nomma aussitôt : Démocratie, faisant croire aux nigauds qu’il lui venait de loin. Le finaud subterfuge consiste en ce qu’il soit élu à la majorité. Il lui suffit alors de convaincre les faibles, d’y joindre sa moitié et le tour est joué. Les autres réfractaires n’ont donc plus qu’à se taire. Ainsi, il veut régner de toute éternité.
Derrière lui, sa famille et ses mielleux, que l’on appelle les « sans vergogne », ripaillent et forniquent sur un amoncellement de cadavres chauds dont ils boivent le sang.

« C’est moi, dit Prolétaire Travailleur du fond de sa soute, de sa voix forte et rocailleuse, pleine de cet assent qui le fait reconnaître même dans l’ombre, c’est moi qui par ma force fait bouger le bateau. C’est moi qui rame, répare et nettoie ; qui pêche et donne de ma chair dans les guerres pour sauver le bateau (Grand Bourgeois Président avait inventé un nom au bateau pour ce moment là : Patrie !). » Et c’est vrai. Il faut voir (mais qui aurait l’idée d’aller mettre ses yeux dans la soute ?) ses mille mains occupées sans cesse, broyant, découpant, malaxant, collant, soudant, coupant, cousant, peignant, tapant, portant, poussant, tirant, vissant, dévissant, revissant, suant, noircies, salies, creusées, brisées, usées, s’affrontant, sans peur (il le faut bien !), du matin jusqu’au soir, du soir jusqu’au matin, à Machine, son alter égo de fer et de feu qui n’hésite pas à manger dans son assiette et lui voler son pain.
D’une main gauche, il rame ; et le bateau avance ! D’une main droite, il pêche ; et le bateau mange ! « Je suis fier de mon travail », répète-t-il à l’envie.
Il lui arrive aussi, lorsqu’il est bien en forme, de faire footballeur, ou chanteur, ou vendeur de bananes, pour divertir la cour de qui se dit le Roi. Il gagne alors le droit, par la faveur du Prince, de toucher le gros cul de l’une des princesses aux noms doux de Blonde Fadasse et de Brune Pétasse. Mais cela n’a qu’un temps, et il est fort marri de se trouver cul nul devant tous ses amis. Alors, de ces rêves nourris, il retourne au turbin, reprend sa vie sans fins.
Voit-il que chaque jour sa pêche est aspirée par le grand collecteur jusqu’au pont supérieur ? Qu’à lui, il ne revient qu’une peau de chagrin ? Pas sûr ! Il est trop absorbé par sa tâche. Il tient le cou penché car sa vie en dépend. Le moindre manquement et c’est un doigt coupé, un œil qui se détache, une jambe qui manque. Et il en rit le bougre face au destin qui tranche. De grands-pères en pères, on n’a jamais failli. C’est le harnais qui flanche ! Et puis, cet Artaban a si peu de besoins !
Oh ! certes ! Il n’est pas dupe ! De l’image il se moque, qui, de mires en mires habilement posées, lui amène le cirque de Grand Bourgeois Président et de toute sa clique, jusque dedans son antre. Mais il n’en a que faire, puisque c’est lui le roi, même sans sinécure.
Parfois, pourtant, il se rebelle. Il cesse le travail, en appelle à la grève. Il montre qu’il est fort et que la vie l’appelle. Avec des airs de muse, il sourit à l’effroi dans lequel sont plongés, l’espace d’un instant, Grand Bourgeois et son frère. Quelques tours de flonflons et quelques ribambelles, quelques miettes accordées pour un meilleur dîner, et sans plus de chichi, il reprend le collier. Le meilleur avenir, c’est pour lui, le soir même.

« C’est môa, dit Petit Bourgeois que Grand Bourgeois’s brothers a fabriqué pour faire le tampon entre Prolétaires Réunis et lui tant il eut peur que la grève le crève, c’est môa qui fait que tout marche bien et que la barque avance. » En effet, avec ses mille langues, il s’escrime en tous sens, écrit de longs courriers inondant la planète, léchant les timbres, rédigeant des rapports innombrables sur la vie du bateau pour Grand Bourgeois Capitaliste ou son frère. « C’est môa, continue-t-il, plein de morgue innocente, qui sais comment diriger le bateau, reconnais les écueils, étudie les vents et les dompte. C’est môa qui enseigne à Prolétaire Travailleur ce qu’il doit savoir pour faire ce qu’il doit faire, qui perfectionne le fouet pour l’aider à se motiver toujours plus et invente les belles histoires qui le font rêver à l’avenir radieux que Grand Bourgeois Président veut pour lui (il a même inventé Père Noël et l’a repeint en rouge pour qu’il soit plus visible devant le magasin). C’est môa qui tiens les comptes du bateau pour que Grand Bourgeois Capitaliste puisse donner à chacun ce qui lui revient, c’est môa qui juge et qui punis, qui surveille et corrige. C’est môa qui soigne et qui bénis. C’est môa, cémôa, cémôa, ... » Il n’en finit plus d’égrener les tâches que lui donne son Maître sans avoir à hausser la voix. « C’est môa, la couche du moche ! » synthétise-t-il exalté, s’entrecroisant les langues. Dans les gadgets-écrans, dont il est si friand, que Grand Bourgeois lui prodigue si généreusement, il voit se refléter son image à l’infini. Éternel Narcisse, il s’y mire et s’y voit en géant. Alors, impatiemment, il espère obtenir un écran bien plus grand.
Puis, repris par son enthousiasme libidinal, il s’écrie avec emphase : « C’est môa, oui c’est môa ! qui apporte la Connaissance à l’Humanité (là, il met des majuscules pour paraître plus grand), môa ! qui éclaire le monde et l’inonde de Lumières... Je suis le mot, je suis le verbe, je suis la parole, je suis ... » Il s’enflamme. Ses mille langues parlent en même temps. Son extase ravit Grand Bourgeois Capitaliste et Grand Bourgeois Président. En plus de les servir, il les amuse. Car ils savent bien (ce sont eux qui l’ont fait !) que les découvertes de Petit Bourgeois leur servent à perfectionner leur connaissance de Prolétaire Travailleur et des moyens de le faire mieux s’échiner sans récriminer. Et pour cela, ils veulent bien donner à Petit Bourgeois un poil de leur cul à lécher... du moins tant qu’ils ont besoin de lui.
Mais de cela, Petit Bourgeois n’en croit rien, occupé qu’il est, dans l’entrepont, son espace réservé. À travers l’écoutille, il voit un bout du ciel, qui l’aspire. Le regard tourné vers le haut de l’échelle qui conduit au pont supérieur, il s’évertue sans cesse à gravir un à un les échelons glissants. Il doit, poussant du col, en écarter cette part de lui-même qui le rattache à son origine, à son lointain ancêtre aujourd’hui disparu et qui, pourtant, avait fait l’amour à la terre : Petit Paysan Pauvre. Cette part enfouie au fond de lui, dont il ne veut à aucun prix revivre les souffrances, le rend néanmoins compatissant à l’égard de celui d’en dessous. Aussi, d’une de ses langues, Baveuse, qu’il enduit de sermons et de miel, il lui arrive parfois de porter secours à Prolétaire Pauvre, et même, quand il s’égare, mais c’est Langue-qui-fourche, il laisse entendre qu’un autre chemin que celui de Grand Bourgeois Président est possible. Et même, même !, que Grand Bourgeois Capitaliste n’a peut-être pas le droit, le droit !, de décider tout seul où nous voulons aller ! Mais là, un des molosses de Grand Bourgeois Président lui remet vite les idées en place en lui montrant les crocs et en l’étiquetant... terroriste. L’horreur !

Prolétaire Pauvre, lui, ne dit rien. C’est qu’il a tant à faire, derrière le bateau, dans l’eau glauque et glacée, pour se tenir à flot. Accroché à la quille, il meurt et se débat, attendant dans le noir la fin de son calvaire.

Le bateau va bon train, chacun ayant sa place . En plus de la pêche de Prolétaire Travailleur, Grand Bourgeois Capitaliste ne se prive pas à l’occasion de voler le grain et l’or de quelque Petit Paysan Pauvre qui subsiste encore sur des terres que Savant Petit Bourgeois déclare « vierges ». Ainsi croît son opulence dont les chiures améliorent un temps le quotidien de « son » Peuple sur « son » bateau.

Mais d’autres Grands Bourgeois Capitalistes, frères de notre héros, qui ne voulaient pas se contenter de places subalternes à sa cour, accaparent le restant des terres. Obligé, à son corps jamais repu défendant, de partager Monde, la petite planète ronde, Grand Bourgeois Capitaliste doit se battre (comme son lointain ancêtre défiait ses compères dans des tournois joyeux) pour grignoter de quoi maintenir ou accroître sa part, et faire ciculer le sang de son commerce. Le voilà donc sommé d’augmenter sa vitesse, de prendre tous les risques dans sa peur de « manquer ». II ordonne à son frère de pousser la cadence et de jeter du fret pour gagner de l’avance.
Sans ménager la coque qui heurte les récifs, il lance « son » bateau dans une course folle. Négligeant la prudence, il prend des raccourcis que Petit Bourgeois, au maître dévoué, n’ose désavouer. Voguant à flux tendu, le frêle esquif secoue , tangue et prend l’eau partout.

Chapitre noir

« C’est la tempête ! » s’égosille, sur la pointe des pieds monté sur un tréteau, Grand Bourgeois Président, faisant croire aux vessies qu’elles seront lanternes.
« Vois, Peuple indigne de la grandeur du Prince, Autre menace de prendre nos marchés, notre pêche est ruinée, il faut larguer du lest. Cesse de roupiller ! Tu en pris à ton aise, il va falloir baver. Il va falloir te serrer la ceinture, sauf mon cher frère obèse, qui n’a point mérité ce qui par votre faute vient de nous arriver. »

Grand Bourgeois Président gonfle d’abord sa meute, sachant évidemment ce qu’il risque en l’affaire... son frère l’a montée. Il rapine sur tout pour gaver ses amis et son frère et sa mère, avant que les flots noirs ne s’épandent itou.
Puis il invente un mot : le Développement Durable. Personne ne comprend très bien ce qu’il veut dire (sauf ceux qui font commerce), mais il sonne si bien. Il promet le bonheur et que ce bonheur dure, dure éternellement mais sans changer la donne. « Nous allons construire une civilisation nouvelle », ronronne-t-il, piteux maître de Monde. En attendant cela, Petit Bourgeois disserte sur le chaud et le froid.
Puis il fournit des jeux, que Petit Bourgeois perfectionne, avec lesquels l’on joue, à tuer, à jouer, et même à travailler. L’Enfant, hypnotisé, sans répit s’y adonne, et en oublie la vie, et la mort, qu’il est homme.
Puis, patiemment, il entreprend le dressage du corps et de l’esprit : interdit de fumer, de boire, de cracher, et bientôt de rire à gorge déployée ; interdit de ne pas mettre sa ceinture de... sécurité ; TéFé1, marqué puis démarqué, cloné, cauétisé ; plan Vigipirate, couvre-feu, brutalité des dogues, Tasers et caméras, armement de combat ; faux procès, affaires bidonnées, intimidation, casse-toi, pauvre con... Grenouille ! Il est bien tard ! Ton eau bout, ton corps est engourdi. Et moins belle ta vie.
Alors, montrant les dents, qu’il possède pointues et qu’il ne cache plus derrière ses rictus, il désigne, féroce, la cause des tourments.
« C’est la faute, éructe-t-il, à Prolétaire Travailleur qui vante son travail mais n’en veut que le beurre. Avec tous ses congés il veut se prélasser, faire le grand seigneur et offrir des présents à toute sa portée. Pompidou l’avait dit, ô mon auguste ainé : « Nous vivrons, et l’économie française, et les industriels et les commerçants français doivent vivre désormais dans la préoccupation permanente. Il s’agit de se dire qu’ils sont toujours menacés par la concurrence, qu’il faut toujours qu’ils fassent mieux, qu’il faut toujours qu’ils produisent à meilleur coût, qu’ils vendent la meilleure marchandise à meilleur prix, et c’est ça la loi de la concurrence et la seule raison d’être du libéralisme, car si ce n’est pas ça, je ne vois pas pourquoi on se livrerait à ce genre de spéculation et pourquoi on prendrait tous ces risques et tous ces dangers. Nous serons donc en risques permanents. Le gouvernement en est parfaitement conscient ; son rôle est de diminuer ces risques parfois, mais son rôle n’est certainement pas d’inviter les gens à la paresse en leur créant de nouvelles protections ». Je dirai même plus : au contraire ! Il me faut des mains fortes, battantes et rapaces, et les doigts inutiles iront par dessus bord goûter aux eaux glacées. Prolétaire Travailleur, fais que tes mains se battent, les meilleures vaincront, et elles auront plus si les autres n’ont rien. Qu’ai-je à faire de mille mains, une seule suffit pourvu qu’elle soit bonne. Mon frère Américain l’a dit, et je le dis aussi : « Nous entrons dans une nouvelle ère, il faut changer les comportements. » Surtout les tiens, Prolétaire Travailleur. Tes jours sont comptés, rentier du R.S.A.! »

Dans l’entrepont de Petit Bourgeois, il avait pris la peine, depuis longtemps déjà, de placer ses cerbères à tous les postes clés, même du syndicat. Il a même sorti, de sous les cabinets, de vieux amis tout nazes, longtemps restés cachés. Et leurs enfants aussi, encore bien mieux formés.

Petit Bourgeois sent brusquement un vent mauvais courir sur son échine. Malgré tous les miroirs réfléchissants le luxe et la volupté, il doit se rendre à l’évidence. Le Maître n’a plus besoin de lui. Les molosses, dotés de crocs bien plus puissants, feront marcher bien mieux tous les récalcitrants. Une frénésie s’empare alors de lui. Ne sachant que parler et écrire, se rendant compte enfin, mais peut-être trop tard, que les comptes qu’il tenait si scrupuleusement étaient truqués, il adresse une orgie de suppliques, ce qu’il sait le mieux faire, au ciel et à la terre, à Dieu, au Roi, à leurs cousins, avec d’autant plus de hargne qu’est grande la peur qui le gagne.
Mais rien n’y fait, la machine est en route, et lui est en déroute. Pour échapper au pire, il a voté pour Fils-du-Général. Il voit bien, aujourd’hui, que les dés sont pipés. Pour échapper au bain revigorant, le voici obligé d’utiliser ses langues pour lécher les parquets des tout nouveaux cousins de Grand Bourgeois Président. Des emplois " domestiques" lui sont les seuls offerts, sous peine de connaître, comme son grand aïeul, les tourments de Misère. Ce qui n’empêche rien...

Dans la soute, la Loi est établie : une main, donc un entrepreneur ! Toutes en concurrence pour les miettes qu’on leur veut bien jeter. Telle est la vraie émulation !
Et la peur se répand.
De tomber dans l’eau noire, d’abord, rejoindre les pouilleux, sales, pestiférés, les drogués et les fous, tous ceux, en bref, que de l’histoire on a toujours rayés.
Puis du bâton, ensuite, qui blesse ton orgueil aussi bien que ta peau.

Au-dehors, dans les remous atroces, la mer s’emplit de corps à la dérive.

Bien sûr, toutes les mains, les langues, ne se laissent pas faire. Il est dur de tuer toute la vie humaine. Mais elles sont, là, bien seules, et font grand peur aux autres.
Alors pour chaque main, une autre devient Traitre. Or Peuple sait, pourtant, confusément souvent, qu’une sangsue puissante au fond de lui tapine et lui suce son sang. Cette Bête Immonde, que Leborgne et sa fille Furie, un instant démâtés, chevauchent d’allégresse, avec sa pestilence annihile ses sens. Et le voilà qui lâche sa peste émotionnelle, et après chaque loup, pousse des cris de haine. Il dénonce, il trahit, poursuit et puis châtie, son voisin de palier avec qui il jouait. C’est Elle qui l’emmène où il ne veut aller, qui lui fait faire des choix contre ses intérêts.

Brusquement, sûr de tout, Grand Bourgeois Capitaliste, pourtant si taciturne, se décide à parler.
« Dénonce ton voisin, ton ami et ton frère, et je t’en saurais gré. Mais le prochain ce sera toi, que je prendrais et livrerais aux chiens, tu es bien trop benêt. La délation me sert mais elle t’emprisonne. Sois servile, obéis, j’en ai jamais assez. Tu me lèches la main, mon mépris t’accompagne. « Profite » est ma seule compagne.
Ce que je veux, tu ne peux le comprendre. Les miroirs de ma cage, là-haut sur la dunette, te cachent mon derrière. Nous sommes trop sur terre pour ma rapacité. Je veux tout, comprends-tu ? Tout ce que tu produis. Tu as développé des moyens inouïs. La terrible Machine que tu as fabriquée de tes petites mains, elle est sur « mon » bateau, donc elle m’appartient. Et les richesses aussi. Elles, me serviront. Toi, tu es démodé. Sur la terre abîmée par mon obésité, je laisse des déserts où tu pourras crever en servant de jouet à mes amis friqués qui aiment à se croire de vrais aventuriers.
MÔA, je garde l’Oasis que j’ai bien conservée. Si je détruis la terre, je serai protégé.
Te traiter en enfant, puisqu’ainsi je te traite, si tu en redemandes, pourquoi me gênerais-je ?
Tu veux que je te gave, qu’importe le flacon pourvu qu’on ait l’ivresse, mais c’est MÔA qui commande et me gave en premier.
Tu as crû pouvoir mettre tous les enfers parterre, délaissant mes Églises et vivant du péché. Je vais te faire vivre l’enfer dans cette barque. Tu prieras « mon » Dieu, à genoux, face à terre, demandant « mon » Pardon, étourdi de misères. »

Jupiter n’aurait pas mieux tonné.

Face à tant d’apathie, il peut tout se permettre, et s’il doit reculer c’est pour bien mieux sauter.
Partout, dans les coursives, on voit des processions, et Peuple, apeuré, fait son caca par terre.
Petit Bourgeois en appelle à sa mère.
Prolétaire, étonné, se rend compte soudain, que de ses mille mains il ne reste plus rien que quelques doigts épars sans solidarité. De sa force perdue, il ne peut plus jouer. Le voilà esseulé, hagard, abasourdi. Son enfant, affamé, perdu, déboussolé, est jeté dans les pattes du pire des matons.
Les coups pleuvent et l’assomment, et il ne peut répondre. Comme un boxeur sonné, il ne sait plus son nom, ni qui était son père. Il a laissé partir, ecoeuré et meurtri, le meilleur de lui-même. Maintenant, c’est à lui, il faut donc qu’il se lève. Et faire avec ce qui, de lui, reste.
Vois Petit Bourgeois, il commence à comprendre qu’à force de lécher on s’y use la langue, et qu’il ne vaut plus rien, qu’il est bon à s’foutre à l’eau, qu’il est bon à se pendre.
Prends-le donc sous ton aile. Peut-être saura-t-il retrouver l’usage de ses mains ?
Unis-toi donc à lui et vous ne ferez qu’un !

Chapitre rouge

Soudain, une rumeur, venue d’on ne sait où, peut-être des confins des îles oubliées, rampe, enfle et s’insinue partout.
« Mais si ce bateau, Prolo (elle est si familière !), c’est toi qui l’a construit, tu peux tout aussi bien en reconstruire un autre ! Crains-tu de ne pouvoir le diriger toi-même ? Crois-tu faire plus mal que ce que tu subis ? Celui-là est pourri, plein des crottes du moche, tu ne peux rien en faire, il en est délétère. »

Voici que l’Évidence, sans détours, vient au jour ; aux yeux désembués, montre la vérité.
« Quitte donc ce bateau et retourne sur terre. Laisse Grand Bourgeois, et sa clique et son frère. Tu risques la noyade, peut-être, mais n’es-tu pas au pire en te livrant aux chiens ? »

Prolo relève alors la tête. Il a le regard clair. Il a la tête altière. Il sent qu’il redevient un homme à part entière. Avec trois bouts de bois il construit sa nacelle. Par la magie des doigts, ô vois comme elle est belle ! À l’avant, il écrit un mot qu’il croyait avoir oublié : Liberté ! Il la jette aux flots et saute du rafiot. Il est calme et serein. Il n’a plus peur, car il sait de nouveau ce que valent ses mains. Petit Bourgeois se jette aussi, seulement une part de lui-même, mais il est bien ainsi, l’autre est trop rabougrie.
Les voilà bien partis, laissant loin la tempête, ramant mais pour eux-mêmes, se donnant la cadence, décidant du chemin. Demain leur appartient car c’est aujourd’hui même.

Le bateau empanné, Grand Bourgeois Capitaliste et Grand Bourgeois Président, imbéciles, ahuris, se regardent en vain. Les amis inutiles, n’ayant plus de cadavres à se mettre sous les dents sont donnés en pâture aux gardiens. La pénurie arrive, et son amie famine ; les molosses enragés se jettent d’un élan sur Grand Bourgeois et son frère dément, puis se dévorent entre eux et crèvent en hurlant.

La tempête s’apaise, le calme doux revient sur l’immensité bleue. La mer se vide alors, se calme, se nettoie et se panse. Le soleil rejaillit de toutes ses couleurs.

La terre est satisfaite... Son homme est revenu,

et le temps du muguet.