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Travail social et montée du libéralisme

Publie le jeudi 21 octobre 2004 par Open-Publishing

La première loi de décentralisation du 22 juillet 1983, entrée en vigueur le 1er janvier 1984, réalise les transferts de compétences dans le domaine sanitaire et social entre l’Etat et les Collectivités Locales. Dans le même temps l’inadéquation entre les restrictions budgétaires issues de la loi de décentralisation et la massification du chômage ne peuvent maîtriser la prise en charge d’un afflux de populations jusqu’alors inconnues des services sociaux, qui bascule dans la précarité.

Afin de rationaliser la maîtrise des coûts les institutions du secteur social sont soumises à l’expertise de non professionnels du travail social : sociologues, managers cabinets-conseils, outils du libéralisme et du secteur productif

Adapter des logiques d’entreprises productives soumises aux lois du marché, au secteur social dont la matrice est constituée par la relation d’aide et d’accompagnement, dont on connaît les aléas en terme de résultats quantifiables, puisqu’il s’agit d’êtres humains, et non des chaînes de production, apparaît en totale contradiction avec la mission du travail social

Dans le champ de la prévention spécialisée, les mêmes experts ont pris la place de producteurs de connaissances qu’occupaient jusqu’alors les éducateurs spécialisés reconnus comme étant au fait des problématiques sociales sur le terrain. Ces experts de cabinets-conseil participent de ce fait à une déqualification du métier d’éducateur spécialisé...

Les politiques d’insertion par l’économie ont succédé aux politiques d’intégration. Il ne s’agit plus de réintégrer une personne ayant subi un accident de parcours dans le monde du travail et dans ses droits fondamentaux, mais d’établir un système parallèle basé sur la précarité.

L’ouverture du champ par les politiques publiques aux « petits boulots » du social segmentés et ponctuels, sans formation sociale initiale (grands frères, femmes-relais, médiateurs sociaux, agents d’insertion, développeurs etc.) a instauré la précarité dans les métiers de l’intervention sociale, et a interagi sur la qualification des éducateurs spécialisés. Une logique de compétence, credo du système libéral, s’est substituée à une logique de qualification, constituée auparavant par une adéquation entre formation, diplôme, statut et salaire. Aux repères déontologiques, à la relation d’aide et d’accompagnement se substitue un empilement de dispositifs, des interventions fragmentées et éphémères auprès des publics en difficultés.

Le secteur social et l’ultra libéralisme : un rapport inquiétant.

Le rapport du M.E.D.E.F. en juillet 2002 : « Nouvelles règles du jeu pour le secteur social » propose d’intégrer le secteur social dans le marché concurrentiel où les principes de « Refondation sociale-libérale » seraient appliqués. Des pans entiers de l’action sociale sont devenus rentables, grâce aux politiques publiques. Les cercles dirigeants du M.E.D.E.F. trouvent anachronique que les capitaux, le savoir-faire, les populations concernées par l’intégration, ne fassent pas l’objet d’une appropriation privée et lucrative.

Il s’agirait de « solvabiliser la demande » au lieu de financer publiquement l’offre. Le travail social exerce une sorte de monopole auprès de larges couches de populations, cependant il n’exerce pas toujours une fonction de reproduction des rapports sociaux : en ce sens il peut être porteur de critiques, d’engagement social ou syndical. Les interrogations concernant le statut démocratique des pratiques sociales et de la société en général ne sont pas épargnées.

Le projet du M.E.D.E.F. encourage la charité qui serait financée par des dons défiscalisés.
Il remet en cause les « privilèges du secteur social » notamment l’exemption fiscale de certaines entreprises et les financements dont bénéficient les associations.
Il remet en cause l’engagement de l’Etat, et souhaite juxtaposer un secteur caritatif et un secteur privé concurrentiel. Cette conception remet en cause l’existence même du travail social. Cette approche déclenche de nombreuses réactions78. Pour R.Curie, sociologue, ce rapport n’est que la manifestation de l’influence croissante des politiques libérales sur le secteur social.76

Une modification profonde du paysage institutionnel

De nombreux facteurs sont venus modifier le paysage institutionnel qui prévalait pendant la période de structuration des formations du travail social La manière dont se pose aujourd’hui la question sociale (massification du chômage, montée des exclusions, etc.) amène à un élargissement considérable des publics concernés. La décentralisation de l’aide sociale a diversifié et donné une place de plus en plus importante aux collectivités territoriales dans la définition des politiques sociales.

Le brouillage des frontières traditionnelles entre champs de compétence lié à l’imbrication des problématiques (lien entre problèmes sociaux, de santé, de handicap, de protection de l’enfance, de travail ) et dont témoigne le développement de politiques transversales (insertion par l’économique, politique de la ville, prévention de la délinquance, formation, insertion...) accroît considérablement le nombre d’institutions concernées par les questions sociales.

Le développement d’initiatives nombreuses ouvre le champ de l’intervention auprès de publics en difficulté à d’autres acteurs de la société civile (associations issues des mouvements sociaux ou de l’action humanitaire ou caritative) dont la place dans le paysage social devient largement permanente. Une augmentation globale des dépenses de l’action sociale, sous la contrainte cependant de maîtrise des budgets départementaux fragilise l’ensemble du secteur et creuse l’écart entre les secteurs traditionnels inscrits dans un dispositif réglementaire fort (handicap, protection de l’enfance) et les secteurs émergents fonctionnant avec des moyens financiers plus précaires et complexes, imposant des modes de gestion de l’action moins structurés.

Un abandon du champ de l’insertion et des politiques de la ville par les éducateurs spécialisés laisse se profiler un nouveau territoire où s’opère un travail social fragmenté, exercé par des agents sans formation sociale. Une instrumentalisation des associations, et des professionnels par les élus locaux désireux d’appliquer le mandat dont ils tirent légitimité crée des ruptures dans la continuité du travail social, les objectifs et les budgets évoluant au fur à mesure de l’étiquette politique du maire ou du président du conseil général.

Les associations sont donc soumises à de lourdes pressions, à des risques de déconventionnement comme l’ont été un certain nombre de clubs de prévention, et se cantonnent bien souvent à un rôle de prestataire de service. Si certaines restent présentes sur ce terrain, elles ne se sont pas organisées en fédérations fortes susceptibles de créer des contre-pouvoirs, mais s’inscrivent séparément dans des logiques concurrentielles.. Elles se sont trouvées écartées ou ont choisi de s’écarter des instances de décision. Elles deviennent tributaires de la commande sociale, de la surcharge de travail, de la stagnation des budgets.

Quelle marge d’action l’éducateur spécialisé peut-il préserver pour tenter de conserver sa culture spécifique, ses repères déontologiques, sa créativité au sein des institutions, sa relation d’aide et d’accompagnement auprès des publics en difficultés alors que les politiques anti-sociales et répressives se généralisent ? Peut-il de sa place particulière aider l’usager à reconstituer des réseaux collectifs d’intégration primaire, lui permettant de recouvrer sa dignité, et des solidarités productrices de liens sociaux, pour tenter d’échapper à l’assistance ? Quel rôle l’Etat social pourrait-il encore jouer face à la montée du néo-libéralisme dans le secteur social pour garantir le droit des usagers et la qualification des éducateurs spécialisés ?

La seule alternative pourrait être un questionnement collectif sur le sens du travail social et son instrumentalisation, au sein de nos syndicats et de nos collectifs militants et la mise en place d’une résistance organisée contre cette instrumentalisation.

Les travailleurs sociaux se sont fait suffisamment « confisquer » la parole par des disciplines d’emprunt qui ont exercé historiquement une domination dans le champ du social : la psychiatrie, la psychologie, la psychanalyse et enfin la sociologie.

Nous sommes porteurs d’une parole spécifique, à nous de la faire entendre sans ambiguïté, si nous refusons l’avènement d’un travail social sans travailleurs sociaux.

Sophie Lecomte Syndiquée Sud Santé Sociaux, membre du collectif 76 des travailleurs sociaux