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Violence des échanges en milieu rouennais

Publie le jeudi 5 février 2004 par Open-Publishing
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En quelques semaines, quatre responsables culturels ont été défaits de
leur poste par le conseil général de Seine-Maritime et la Ville de
Rouen, à majorité de droite. Une chasse aux sorcières qui montre les
dérives possibles de la décentralisation.

Rouen, capitale de la Normandie, en Seine-Maritime, est réputé pour ses
églises médiévales, ses sucres d’orge et son évêque Cauchon. Il faudra
dorénavant ajouter : pour ses coupeurs de têtes. En quelques semaines,
quatre responsables des institutions culturelles parmi les plus
importantes de la ville et du département ont été, d’une manière ou
d’une autre, défaits du poste qu’ils occupent. Visés : Philippe Danel,
directeur du festival de musique et de danse Octobre en Normandie,
Laurent Langlois, directeur de l’opéra de Rouen, Ahmed Mergoub,
directeur du théâtre municipal Duchamp-Villon, et Jean-Louis Maes,
directeur du conservatoire national de région. Ont-ils commis une faute
grave, des gabegies, sont-ils incapables d’allier exigence artistique
ou pédagogique et ouverture aux publics ?

Pas vraiment. C’est que ces
quatre personnalités, dont les compétences et la réussite sont saluées
par leurs pairs et nombre de Hauts-Normands, n’ont plus l’heur de
plaire à leurs instances de tutelle : le conseil général (majorité
UMP-UDF) pour le premier, la Ville (UDF) pour les trois autres. Les
raisons ou prétextes invoqués pour se séparer d’eux ne sont pas de même
nature. Mais, dans le même mouvement de chasse aux sorcières lancée par
certaines municipalités de droite arrivées aux affaires en 2001, ce qui
se passe à Rouen montre les dérives possibles de la décentralisation
culturelle quand des élus se mettent à faire acte d’autoritarisme, à
s’adonner à de vieux réflexes féodaux, et, qui sait, à laisser
s’exprimer une haine de la culture quand celle-ci se veut libre et
autonome.

Rien ne laissait présager à Philippe Danel que la programmation deNo
Comment, la dernière oeuvre du chorégraphe flamand Jan Lauwers, lui
coûterait sa place. Avec son équipe du festival Octobre en Normandie,
il s’est rendu en mai 2003 au Théâtre de la Ville à Paris pour voir le
spectacle, dont le critique Jean-Marc Adolphe a souligné toute la
complexité de sens et la richesse formelle, autour des thèmes de« la
violence, l’amour, l’érotisme et la mort[et]la question de l’identité »
(1). La représentation s’est déroulée normalement, comme celles du
festival Sommerszene à Salzbourg les 5 et 6 juillet et celle, enfin, du
17 octobre à Dieppe, dans le cadre d’Octobre en Normandie.

Tout allait donc très bien, jusqu’au 1er décembre, date de réunion du
conseil d’administration du festival, où des élus se sont livrés à une
critique du spectacle... sans l’avoir vu, par souci d’objectivité sans
doute. Puis la question a été évoquée en assemblée plénière du conseil
général. Enfin, la sentence est tombée de la bouche du président du
festival, vice-président du conseil général, Pascal Martin (UDF) :
Philippe Danel est licencié. Les raisons ? M. Martin les a exposées à
notre confrèreParis-Normandiedans son édition du 9 janvier (2) :« 
Philippe Danel n’a pas présenté ce spectacle au conseil
d’administration comme il l’a fait pour le reste de la programmation,
dès le mois d’avril. Si cela avait été fait, nous l’aurions refusé.
 »Philippe Danel aurait donc dû présenter un spectacle qu’il n’avait pas
encore vu, et M. Martin l’aurait censuré.« Cela dit, ajoute l’élu,il
aurait dû dans les programmes avertir le public du caractère
particulier de ce spectacle. »Pour un tel crime, un licenciement paraît
laxiste. A-t-on pensé à la torture ?

Un vent d’ordre moral a soufflé sur le conseil général, ce qui,
aujourd’hui, n’est guère, hélas, original. Parmi les vraies
explications, il y a aussi la volonté de reprise en main du festival.
Pour ce faire, l’accusation populiste d’élitisme est toujours bonne à
entonner. Sauf qu’on note dans la programmation 2003 une diversité qui
contredit l’accusation (notamment la présence du cirque Eloize ou celle
de l’Orchestre d’harmonie de la Garde républicaine). Quant à Philippe
Danel, il souligne que« la fréquentation du festival, qui s’est
redéployé sur tout le département, n’a cessé de progresser »depuis
qu’il a été nommé en 1998. Mais peut-être l’élitisme consiste-t-il,
pour des élus UDF et UMP, à programmer des créations et à faire
connaître de jeunes compositeurs, une des caractéristiques d’Octobre ?

L’opéra de Rouen est très symbolique du renouveau culturel qu’a connu
la ville ces cinq ou six dernières années. Depuis 1997, l’année de sa
résurrection, l’opéra est passé de 15 000 spectateurs à près de 100
000, et de quelques centaines d’abonnés à près de 6000, signe évident
d’une démocratisation. L’orchestre recruté, dirigé par un jeune chef
talentueux, Oswald Sallaberger, a atteint un niveau de grande
réputation. La programmation articule créations contemporaines et
oeuvres du patrimoine. L’opéra obtient un haut degré de satisfaction.
Ce succès est l’oeuvre de son directeur, Laurent Langlois, qui
travaille dans le milieu culturel rouennais depuis vingt ans. Pourtant,
à l’occasion du changement de statut de l’opéra à partir du 1er janvier
2004, d’association en EPCC (établissement public de coopération
culturelle), qui implique la nomination d’un nouveau directeur après
appel à candidatures, la Ville, dirigée par le député-maire UDF Pierre
Albertini, s’est déclarée en faveur d’un autre candidat, Daniel
Bizeray, porteur d’un autre projet - projet non chiffré, faiblesse
rédhibitoire, habituellement, aux yeux d’élus.

C’est ce choix qu’elle a
argumenté dans son dernier bulletin d’information, tout en
reconnaissant que« le public a su ces dernières années retrouver le
chemin de l’opéra de Rouen ». Le paradoxe n’est qu’apparent. Les
tensions entre le directeur de l’opéra et la municipalité sont de
notoriété publique.« Je ne sais ce qui officiellement m’est reproché »,
nous a dit Laurent Langlois. De son côté, l’adjointe à la culture,
Catherine Morin-Desailly, évoque« des problèmes de gestion ». Ce qu’un
audit, pourtant commandé par la Ville, dément. Au contraire, les
problèmes financiers s’expliquent par le non-respect de la montée en
charge, prévue et votée par l’ex-municipalité socialiste, par la
nouvelle majorité de droite. L’EPCC a beau être une structure qui
réunit trois partenaires, la Ville, la Région et l’État, la
municipalité de Rouen garde la main sur l’opéra. Ainsi, le 23 janvier,
le conseil d’administration a voté la décision suivante : Laurent
Langlois assurera la direction jusqu’à la fin de la saison 2004-2005,
puis sera remplacé par Daniel Bizeray. À Rouen, on appelle cela un« 
compromis », parce qu’il fallait une majorité aux deux tiers pour la
validité du vote. Un« compromis »qui a toutes les allures d’une
hypocrisie, et dont le résultat est indiscutable : le passage à l’EPCC
a bel et bien permis à la droite rouennaise de se séparer de Laurent
Langlois, pour la simple raison qu’elle n’en voulait plus.

Autre lieu, autre cas : celui d’Ahmed Mergoub, directeur du Théâtre
Duchamp-Villon depuis 1996. À cette date, le Théâtre reçoit des pièces
de boulevard et les têtes d’affiche de la variété. Ahmed Mergoub change
la programmation à 180 degrés. Avec l’accord de la Ville, il en fait un
lieu des musiques actuelles, de la danse et de l’art du récit, où sont
invités, par exemple, l’European Jazz trio, le groupe ragga les
Neg’marrons, Fellag ou la compagnie de danse urbaine Up the rap... (au
programme des mois à venir), avec un temps fort pendant le ramadan, le
festival RamDam des musiques et danses du Maghreb. Cette programmation,
qui tranche avec la tradition culturelle rouennaise tournée vers le
patrimoine, conquiert des publics différents, mélangés, et de plus en
plus nombreux. Entretemps, en 2000, le théâtre n’étant plus aux normes,
des travaux ont été entrepris, et Ahmed Mergoub a continué son activité
hors les murs, dans une salle sur le port, le Hangar 23, moitié moins
grande que le théâtre. En novembre 2004, à la fin des travaux, il
devait réintégrer le théâtre.

Devait. Car le 15 septembre 2003, Ahmed Mergoub apprend sans
concertation préalable - « Un fonctionnaire de la Ville n’est pas censé
participer aux choix de politique culturelle de la municipalité », nous
a confirmé Catherine Morin-Desailly -, que les travaux sont interrompus
et que le Théâtre Duchamp-Villon disparaîtra au profit d’un centre
dramatique national (CDN). Le projet de rénovation en cours a pourtant
été subventionné par l’État et le conseil général. Plus tard, le 13
janvier, une conférence de presse, à laquelle celui qui est encore le
directeur du théâtre n’est pas convié, officialise l’annonce. Il semble
que la Ville ait décidé de cantonner Ahmed Mergoub dans « son » hangar,
parce que, selon l’adjointe à la culture,« les musiques du monde sur un
port, où l’on embarque et débarque, cela fait sens... »Il apparaît
aussi que la Ville n’a pas les moyens financiers d’un CDN sans la
participation de la Région, à majorité de gauche, qui n’a pas non plus
été consultée.« Nous avons une ambition pour la culture à Rouen »,
déclare Catherine Morin-Desailly. La gauche constate surtout une
culture de l’effet d’annonce.

Philippe Danel, Laurent Langlois, Ahmed Mergoub, auxquels il faut
ajouter le directeur du conservatoire national de région, Jean-Louis
Maes, dont la Ville de Rouen accepte la titularisation administrative
s’il s’en va. Quatre professionnels talentueux bruyamment poussés
dehors par deux complices, l’UDF et l’UMP, soucieux de culture. On lit
dans la correspondance de Flaubert, qui s’y connaissait en mentalité
rouennaise :« Je suis exaspéré contre la Droite, à me demander si les
communards n’avaient pas raison[...],car les fous furieux sont moins
abominables que les idiots. » Sévère ?

(1) Voir le sitewww.theatre-contemporain.net/specta...

(2) Joint par l’intermédiaire de son assistant au conseil général, M. 
Martin n’a pas cru bon de répondre à nos questions.

(Politis)

Messages

  • Parmi les personnalités évincées, Laurent Langlois est certainement l’une des plus illustres.
    Avant de diriger le Théâtre des Arts de Rouen, il s’est trouvé à la tête du Festival d’Eté de Haute-Normandie, devenu festival Octobre en 1990 - alors très subventionné par la Région.
    La qualité de sa programmation n’a jamais fait défaut, au fil des années ; il a permis à de nombreux normands de découvrir des artistes de renommée mondiale, de tous horizons, dans le domaine de la danse et de la musique contemporaines. Lorsqu’il le dirigeait, le festival Octobre s’était même impliqué financièrement dans la création de plusieurs oeuvres.

    Personnage déterminé, tenace, Laurent Langlois a toujours mis beaucoup d’ambition dans ses projets, et il eut souvent à sa battre pour les faire avancer.
    Si les élus locaux de droite le laissent aujourd’hui sur le bord de la route, il faut se souvenir que c’est une grave crise financière au Théâtre des Arts de Rouen en 1997 (consécutive à une réduction des subventions de la mairie) qui l’amène à proposer un plan de sauvetage, accepté par l’Etat, et à prendre direction de cette structure (et donc à quitter le festival Octobre). A l’époque, les syndicats du Théâtre des Arts, ainsi que la mairie de Rouen - alors de gauche - sont sceptiques. Aujourd’hui, on ne peut qu’être ébahi par le succès de son projet, surtout lorsqu’on se rappelle les conditions dans lesquelles il eut à l’initier.
    Se débarrasser de Laurent Langlois, comme on le fait aujourd’hui, c’est faire preuve de beaucoup d’ingratitude. Ce personnage représente du pain bénit pour la vie culturelle rouennaise - pas toujours riante.

    Alors, pour paraphraser Flaubert, on peut se dire, en effet, que la droite est bête, et en l’occurrence, elle l’est, incontestablement. Mais ce sont tous les élus locaux en général, de gauche comme de droite, qui ne devraient pas se soucier de gérer la culture. Mais simplement de la financer. On ne leur demande que ça. Surtout pas plus.

    Baptiste A.