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Le FSE à Londres : l’île dans les mailles du réseau

Publie le samedi 16 octobre 2004 par Open-Publishing


de Hilary WAINWRIGHT

La gauche britannique a sûrement besoin du Forum social européen. Savoir si ce
dernier tirera profit de la rencontre avec le Royaume-Uni est une autre question.
Si le développement d’un processus veut dire affronter et dépasser les défis,
alors, le Fse de Londres contribuera certainement à définir le caractère du Fse !
Il y a beaucoup de bonnes raisons pour venir à Londres du 14 au 17 octobre. Mais
ce ne sera pas une répétition de Florence.

Je vais chercher à expliquer les particularités et les mystères de la gauche
politique en Grande-Bretagne, fondamentaux pour comprendre le Fse britannique.
Il y a tout d’abord un background culturel d’isolement du reste de l’Europe.
De nombreux citoyens britanniques parlent encore d’"aller en Europe" comme s’il
s’agissait d’un autre continent et dans les débats sur le Fse au Royaume-Uni,
on parle aussi des "Européens" comme collaborateurs dans l’organisation du Forum.

Et il est bien connu que nous sommes encore limités du point de vue de la connaissance des langues. Les Eurostar et les vols à bon marché, et en outre toute sorte d’échange de formation ou de travail, réduisent d’une certaine façon cette perception de la distance, de même que la croissance constante d’organisations britanniques qui travaillent, par exemple, contre la "forteresse Europe", pour la santé et l’éducation, contre la guerre et l’occupation et qui se retrouvent nécessairement reliées à leurs correspondants européens. Les "insulaires" commencent à développer une amitié transnationale, à apprendre les langues et à redéfinir ainsi leur identité dans le sens international.

Politiquement aussi, jusqu’à il y a peu de temps, un inconscient sentiment de supériorité anglaise était répandu dans certains secteurs de la gauche, une sorte de provincialisme typiquement anglais (et même plus conscient à certaines occasions comme dans le cas d’un parlementaire de gauche qui, dans les années 70 et 80 déclara avec orgueil ne pas détenir de passeport). Cela a mené à un désintérêt vis-à-vis des débats et des campagnes concernant les propositions de Constitution européenne. Certains s’engagent mais ce n’est que pour défendre les parlements nationaux en tant que moyen de réaliser la démocratie contre une "Bruxelles bureaucratique" mais l’intérêt pour la réflexion, répandue en Europe, sur les différents niveaux de démocratie, du local au continental, fait tout juste ses premiers pas. La décision d’accueillir le Fse est en train de se révéler être un important catalyseur.

Les raisons de cette distance par rapport au débat politique du reste du continent sont variées. Il faut considérer une série de particularités qui dérivent de la première industrialisation en Grande-Bretagne : le trade-unionisme où prévalait la division en catégories sectorielles, la façon dont ce syndicalisme a créé le parti du Labour en lui confiant le monopole complet de la représentation politique de toute la classe travailleuse, empêchant la croissance d’un parti communiste significatif avec ses traditions internationalistes, même avec toutes leurs ambiguïtés. Un autre facteur plus récent jusqu’à la vague du thatchérisme a été l’énorme confiance en soi et en la force industrielle du syndicalisme britannique, poussée presque jusqu’aux limites de l’arrogance. Encore une fois, cela a produit inconsciemment une attitude de grande autoréférentialité, comme si les syndicats britanniques n’avaient nul besoin de soutien ou d’alliés. Ils ont pensé pouvoir vaincre tous seuls. Les problèmes, pensaient-ils, ne venaient que de cas locaux de trahison et de faiblesse de quelque dirigeant. Cela était surtout vrai au niveau national : depuis les années 70, c’était toujours les syndicats radicaux qui s’organisaient dans les usines des entreprises multinationales pour construire des liens internationaux d’usine à usine à travers, par exemple, le Transnational Information Exchange.

Le thatchérisme a détruit tout fondement possible à ce sentiment un peu arrogant de sécurité qui va de soi. Aujourd’hui, au contraire, les syndicats se reconstruisent, il y a une nouvelle orientation vers l’Europe qui est déjà en train de se manifester par une importante mobilisation syndicale en direction du Fse de Londres.

Ce nouvel européisme présente deux niveaux, en conflit l’un avec l’autre. D’une part, de nombreux dirigeants syndicaux regardent à présent vers l’Europe comme si seules des mesures sociales sur le droit du travail, étaient en jeu. Il y a une myopie sur l’économie de marché codifiée dans la Constitution de Giscard. D’autre part, dans les syndicats qui abordent la question de la libéralisation dirigée par l’Ue, comme la Communication Workers Union, le syndicat des professionnels de la communication, ou comme les professionnels du secteur public qui combattent à un niveau local les privatisations imposées par les multinationales européennes, il y a une volonté de se relier aux travailleurs du continent pour résister à un ennemi commun néolibéral. Jusqu’à présent, dans ces secteurs, la prise de conscience à propos de la Constitution est médiocre mais il existe une curiosité croissante qui produira un intérêt concret des activistes dans les débats du Fse sur les alternatives aux tendances actuelles. Par exemple, les organisations du Nord de l’Unison, le syndicat des professionnels des services sont en train de fournir un soutien financier à la publication pilote d’un supplément paneuropéen qui sera publié par "Red Pepper, Carta, le Transnational Institute, Transform ! Italie" et d’autres dont on discutera à Londres (Eurotopia). Une des conditions à l’appui financier est que "Europia" discute et offre des informations sur la Constitution.

Grâce à tout cela, l’arrivée du Fse en ville est déjà en train de se renforcer et, on l’espère, de donner une expression politique plus forte à l’européisation du syndicat britannique, en stimulant des débats plus articulés sur la forme que celui-ci devrait adopter. La mobilisation syndicale pour le Fse de Londres a également assuré une position en tête de l’agenda aux questions liées à la lutte contre le néolibéralisme dans ses noyaux centraux, la privatisation, etc...

Une autre caractéristique du côté arriéré britannique qui a représenté un problème pour l’organisation du Sfe de Londres est la faiblesse démocratique du gouvernement local. A Florence et à Paris, le soutien des municipalités de gauche, qui ont contribué par des millions d’euros, a rendu concrètement possible le Forum. Paradoxalement, la faiblesse du gouvernement local de Londres est devenue une source de contrôle excessif de la part de l’autorité locale sur des aspects importants du processus du Fse. La politique particulière de la ville de Londres et sa relation avec les politiques nationales constituent un autre élément essentiel de l’orientation de ce Fse.

En l’absence d’une constitution écrite, les droits du gouvernement local en Grande-Bretagne n’ont jamais été certains. Avec Margaret Thatcher, le gouvernement local fut décimé jusqu’à l’abolition complète, en 1986, de l’organe de gouvernement de Londres, le Greater London Council (GLC). Tony Blair rétablit la Greater London Authority (GLA) avec des pouvoirs limités sur la programmation, les transports et les déchets et introduisit aussi l’idée d’un maire, un élément pratiquement inédit dans les villes britanniques. L’idée de Blair était une version de maire dans le style américain, un chef de l’exécutif jouissant d’un fort pouvoir centralisé, un profil haut mais une médiocre crédibilité démocratique et aussi très peu d’argent à sa disposition : toute dépense consistante est négociée avec le gouvernement central ou doit correspondre à des objectifs spécifiques au gouvernement local. La personne que Blair avait en tête était Richard Branson, patron de la Virgin (société discographique et compagnies aériennes) ; la dernière personne qu’il aurait souhaitée était Ken Livingstone qui avait dirigé le GLC contre Thatcher. Au temps de sa direction au GLC, Livingstone était un animal politique rare : avec une capacité à être très radical par exemple avec sa politique égalitaire des transports, son soutien aux minorités ethniques et aux homosexuels et la nécessité de dialoguer avec l’Ira, tout en étant extrêmement populaire. Livingstone était fermement déterminé à conquérir la charge de maire pour s’identifier symboliquement avec le travail inachevé du GLC et établir à long terme une plateforme et quelques résultats concrets d’où lancer un défi possible à Blair lui-même. Blair travailla jour et nuit pour le bloquer, réussissant même à faire refuser sa nomination par le parti du Labour. Livingstone se présenta comme candidat indépendant et obtint une victoire écrasante. Depuis lors, il a été réadmis par le parti travailliste et en juin de cette année il a conquis, avec une majorité très réduite, son second mandat comme maire candidat du Labour.

Livingstone a un fort charisme comme politique anti-politicien et a obtenu d’excellents résultats au GLC en mettant en route une étroite collaboration avec les mouvements sociaux. Avec son attitude typique de discrétion, sa personnalité et sa politique seront un facteur important tout au moins dans le sens de la présentation du Fse à la ville. Il a été lui-même pendant longtemps philo européen, chose curieuse chez un homme politique de la gauche britannique. Quant à la politique anglaise, le Fse de Londres permettra à Livingstone d’adopter un profil haut, de représenter un européisme alternatif, un contraste prometteur avec la position titubante européiste de Tony Blair. C’est pourquoi l’évènement du Fse s’insère dans le projet à long terme de Livingstone qui propose une direction alternative au sein du Labour par rapport à Tony Blair.

En acceptant le soutien de la communauté locale, le Forum social prend le risque de demeurer lié aux ambitions des politiques locaux. Sans doute, Olivio Dutra, gouverneur du Rio Grande Du Sol et Tarso Genro, maire de Porto Alegre, avaient-ils leur propre programme politique quand ils ont accueilli le Forum social mondial. Le problème avec le GLA n’est pas tant Livingstone mais plutôt les méthodes avec lesquelles son staff politique mène en avant ses décisions. Le GLA est mené par un petit groupe de personnes qui proviennent d’une des factions aux tendances les plus conservatrices de la Quatrième Internationale. Ils travaillent selon une philosophie et une interprétation de la démocratie ouvertement de type manager qui est sous de multiples aspects plutôt en opposition avec la démocratie participative de Porto Alegre. Ce petit groupe, pas plus d’une douzaine de managers politiques, jouit d’un pouvoir disproportionné car, bien que Livingstone soit formellement membre du Labour, il n’est soumis à aucune forte pression de la part d’un parti démocratiquement organisé, comme c’était le cas pour les maires de Florence, Paris et Porto Alegre. La démocratie est simplement le rapport électoral qui s’institue tous les trois ans entre lui et les électeurs londoniens.

Tandis que pour le parti des travailleurs du Brésil méridional le système pour soutenir le mandat démocratique des maires est dans le renforcement du pouvoir du peuple sur l’appareil d’état au moyen d’un système participatif, pour les managers politiques du GLA, la façon de réaliser la volonté du maire démocratiquement élu est de mettre en œuvre une gestion professionnelle rigide et un nouveau dimensionnement des espaces de médiation entre le bureau du maire et l’affectation des services.

Il s’agit d’une méthode qui peut être tout à fait adaptée à la gestion du réseau métropolitain londonien où le problème est de faire dace aux pressions du secteur privé et de mobiliser un personnel qui a peu d’expérience de travail grâce à l’élection d’un chef élu démocratiquement pour atteindre les objectifs mis au point politiquement (méthode qui a été utilisée par une institution du gouvernement Thatcher, une organisation autonome - presque - non gouvernementale, la QUANGO). Mais au-delà de la gestion des toilettes publiques, le rôle de l’autorité locale par rapport au Forum social européen ne peut être conçu en termes de management. Il consiste à se charger de l’espace physique et des ressources. Et ceci a été garanti de manière exceptionnelle par le GLA qui a assuré les fonds pour l’Alexandra Palace dans la zone du Nord de Londres comme siège principal du Fse. Mais dans le processus d’organisation, le groupe dirigeant du Fse est intervenu directement.

L’organisation du Fse se veut un processus de négociation démocratique de coopération entre tous ceux qui désirent participer et qui souscrivent à sa charte des principes. L’idée est que diverses organisations, aux traditions et aux capacités différentes, partagent leurs compétences, leurs ressources et leurs idées propres et dans le processus lui-même apprennent à travailler ensemble, "en se contaminant" réciproquement par de nouvelles cultures et perspectives. Ce n’est pas un processus facile et qui n’a pas, compte tenu des échéances du Fse, beaucoup de temps devant lui. Mais la philosophie, propre au GLA, d’une gestion centralisée, pratiquement jacobine, a inhibé certaines ressources intellectuelles et organisatrices nécessaires qui avaient été élaborées à coups d’essais et d’erreurs au cours des deux premières années d’organisation du Fse. Heureusement, en ce qui concerne certains aspects du processus, des initiatives suffisantes et des infrastructures indispensables se sont préparées, comme Babels, le système de traduction basé sur le volontariat qui est déjà puissant en lui-même. Mais l’organisation du site Web, par exemple, un instrument essentiel pour les nouveaux systèmes organisateurs horizontaux est une chose que le GLA n’était pas disposé à déléguer dans une mesure substantielle. Le résultat est un site extrêmement coûteux où manquent de nombreux instruments pour l’interactivité et le recueil d’informations qui sont vitaux pour le développement du Forum et qui pouvaient être fournis à un niveau professionnel et à peu de frais par des techniciens activistes des mouvements. Le contrôle excessivement bureaucratique du site Web est représentatif d’un problème plus large de confiance dans les capacités des nouveaux mouvements auto organisés.

Souligner l’approche centralisée et rigidement professionnelle dans la gestion du processus est un choix compréhensible, en ce qui concerne les sources et, jusqu’aux prochaines élections municipales en juin, pour éviter toute publicité négative. Mais le résultat final est un processus qui a privilégié des accords à huis clos à un débat démocratiquement ouvert.

Le rôle dominant du GLA a comporté une tendance à un processus dominé par des organisations qui sont habituées à passer ces accords et qui sont concentrées à Londres. C’est pourquoi les syndicats sont plus impliqués au niveau de leurs directions qu’ à travers des organisations qui ont des liens plus forts avec les mouvements sociaux et communautaires. Ou, dans la sphère publique, on donne au SWP (Socialist Workers Party) qui est aussi un élément important de la gauche britannique, un poids accru de manière disproportionnée par rapport à des forces plus répandues et pas moins significatives de la gauche indépendante et libertaire. Cette rigidité, cette approche plutôt bureaucratique de la construction de la coalition ne crée pas des conditions très favorables à l’innovation et à l’expérimentation.

Heureusement, en Grande-Bretagne, le désir d’espaces ouverts et d’opportunités de convergences transnationales comme les offre le Fse est assez fort pour transcender toutes les méthodes particulières de manager et tous les sectarismes politiques. Par exemple, au niveau local, dans des villes comme Newcastle, Sheffield et Liverpool, ou dans de petits centres comme Swindon, Bolton ou Edgehill, les activistes des nouveaux mouvements d’"alterglobalisation" et la gauche des syndicats ont commencé à travailler ensemble, tandis que les activistes des mouvements pacifistes et les féministes socialistes sont souvent un point de rencontre important, véritables ponts entre les générations. Même si, sous de nombreux aspects, ce processus d’implication profonde au-delà de Londres a commencé trop tard pour avoir un effet optimal, en vue de la mobilisation pour Londres, dans ces villes, les rencontres sont déjà en train de s’élancer et les contraintes qui se sont révélées si négatives à Londres sont dépassées.

Une autre force qui est en train de s’ouvrir à ce processus est représentée par les organisations non gouvernementales radicales comme World Development Movement, War on Want et Friends of the Earth (Mouvement pour le développement mondial, Guerre à la pauvreté et Amis de la Terre) qui disposent déjà des structures formelles avec lesquelles le GLA peut traiter. Et puis, le GLA a besoin de leur soutien pour légitimer sa gestion di processus. Mais ces ONG dont certaines sont incluses dans d’influents réseaux internationaux sont de fait composées de personnes engagées dans les méthodes "horizontales" des mouvements envers lesquels le GLA et certains syndicats ont montré de la méfiance. Ceux-ci, essentiellement des jeunes gens, ont usé de leur pouvoir contractuel pour jouer un rôle vital qui a permis de maintenir ouvert le processus. Un autre facteur positif a été la façon créative dont les "horizontaux" ont réagi aux aspects négatifs du processus. Au lieu de s’éloigner, ils ont employé plus d’énergie pour organiser des "espaces autonomes", surtout dans le quartier de Bloomsburry à Londres, deuxième siège du Forum, qui constitueront de fait un moment apprécié parmi les différentes activités du week-end.

Le travail de l’Assemblée préparatoire européenne dans la préparation des expériences de Florence et de Paris a été lui aussi exemplaire pour donner une direction et parfois une souhaitable impulsion à ceux de Londres, peu enclins à travailler avec des méthodes nouvelles.

La gauche anglaise est dans un état d’extrême fluidité. Elle est en train de chercher, d’expérimenter des systèmes (et en faisant de nombreuses erreurs) pour construire une alternative à Blair. Un espace européen fournira un stimulus unique pour la pensée nouvelle, pour les nouveaux modes d’organisation et de vision de la politique. Des personnes de toutes "appartenances" sentent qu’il y a en jeu quelque chose d’important, de plus grand que les intérêts de leur organisation ou que les intérêts nationaux.

Peut-être suis-je excessivement optimiste mais je crois que cette fois nous, de la gauche britannique, dans les mois qui suivront, nous pourrons voir dans le Fse de Londres un point de revirement par rapport aux fermetures de la politique anglaise, en particulier de la gauche anglaise. Potentiellement le Fse de Londres sera un évènement historique : un des mouvements syndicaux les plus forts de l’histoire est en train de lutter, confusément, pour se reconstruire et certains éléments importants en son sein savent qu’ils ne peuvent pas y arriver seuls. D’autre part, dans son ensemble, le Fse représente dans la vie du mouvement une phase de consolidation qui va au-delà de l’euphorie de Florence et de Paris. En affrontant les défis auxquels il est confronté à Londres, le Fse deviendra plus conscient des principes qui le rendent si neuf et de comment les rendre concrètement efficaces. L’organisation du Forum en Grèce présentera toute une série d’autres problèmes, pour expérimenter et développer encore une fois ces principes ! (traduction italienne de Francesca BUFFO)

Traduit de l’italien par Karl et Rosa

sorce :

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