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Le témoignage décapant d’une ouvrière d’usine

Publie le lundi 13 septembre 2010 par Open-Publishing

de Paco

Aujourd’hui à la retraite, Sylviane Rosière a travaillé dans une usine de décolletage en Haute-Savoie. Entre 2006 et 2007, elle a noté quelques fragments de ses journées dans un journal qui est à présent publié par les éditions Libertaires. Une plongée en apnée dans le monde ouvrier.

« Toutes les usines ont une odeur. La mienne sent la chaussette sale. Ici tout est vieux. Certaines machines verdâtres ont plus de vingt ans. Elles rotent et pètent fort. L’an passé, un intérimaire s’est empalé la main sur une de ces vieilles brocheuses. Le matin, tous ceux de l’équipe de nuit étaient blancs d’émotion. Ils avaient dû descendre le gars, enlever la broche, étendre le blessé évanoui et attendre vingt-cinq minutes que les pompiers arrivent… » Les premières phrases du livre de Sylviane Rosière n’y vont pas par quatre chemins. En un souffle, l’ouvrière d’usine nous plonge dans son ex-quotidien blafard.

Pour aller au boulot, le parcours emprunté par Sylviane était plutôt agréable. La route blanche, c’est son nom, monte à Chamonix. « Peut-être que si je me démontais le cou, je verrais le Mont-Blanc. En tout cas c’est très beau ! On s’arrête avant. » Les amateurs de cartes postales en seront pour leurs frais. On change vite de panorama en franchissant les portes de l’usine crasseuse. « Je me demande si la fréquentation quotidienne de la laideur peut abîmer en profondeur », s’interroge l’ouvrière. La suite répond à son inquiétante question. « Sur la rodeuse, il y a de l’huile de coupe et ça pénètre par la peau. Demain je ferai des cacas très puants, avec une horrible odeur métallique. »

Son premier jour d’usine remonte à 1969. Sylviane avait 18 ans. A 57 ans, bien que forte tête, elle n’a pas perdu son émotivité. Tous les jours, Sylviane a pu mettre son humanité sur le gril en ouvrant son cœur, parfois sa porte, à des collègues désemparé-e-s. Le stress, la dépression, les problèmes conjugaux, l’alcool, les conditions de travail, les brimades, l’oppression, la maladie… n’épargnent personne, intérimaires ou non. Tous les peuples et les soucis de la planète semblent s’être donnés rendez-vous dans cette usine affreuse. Les prolos viennent aussi du Sénégal, de Turquie, du Salvador, d’Algérie, de Tunisie, du Laos, de l’île Maurice, de Serbie, du Cameroun… pour devenir sourds. « Je m’amuse quelquefois à écouter le bruit comme on écoute de la musique. Les sons sont extrêmement variés, cadencés, pointus, stridents, monocordes, jamais très désagréables, non. Il y a aussi des souffles qui donnent vie aux machines. Je n’ai pas vraiment mal à la tête le soir, mais quand je vais en vacances les gens me disent de baisser d’un ton, ils trouvent que je parle trop fort. »

Au sens propre, cette usine est une tôle. « Tout est en tôle avec charpente métallique et grandes baies vitrée côté route. De l’extérieur, ça paraît moderne. Là où je travaille, il n’y a pas de fenêtre. Pour avoir de l’air, il faut ouvrir un grand portail. L’été dernier, il faisait si chaud que j’ai été prise de nausées. » La santé du personnel n’est pas la priorité. Certes la loi sur le tabac est appliquée, mais on se soucie peu des vapeurs de trichlo et d’antirouille ou des produits très irritants utilisés pour dégraisser les sols.

Le décolletage consiste à faire des pièces à partir de barres de métal. Parfois, le boulot trouve un sens quand il s’agit de fabriquer des pièces pour les pompes à péridurale. Mais ça ne suffit pas pour supporter l’insupportable. Mille fois, des envies de foutre le camp prennent aux tripes. Par manque d’argent pour déménager, par peur de repartir à zéro et de ne pas retrouver leurs marques ailleurs, les salariés bagnards restent en comptant sur les prochaines RTT pour tenter d’oublier qu’ils perdent leur vie entre graisse puante et copeaux métalliques. Tout ça pour gagner quelques centimes au-dessus du SMIG et se farcir des collègues pas toujours marrants. Comme ces connards qui ont voté Sarkozy… parce qu’il est plus jeune que Le Pen !

Avec talent, Sylviane Rosière témoigne en découpant de fines tranches de chagrin. A petites touches, elle peint son quotidien entre colère et tendresse. Dans un style sobre et incisif, cette ouvrière écrivaine met un joli coup de projecteur sur un monde souvent ignoré ou méprisé. Comme notre ami Jean-Pierre Levaray qui a attiré l’attention sur sa Putain d’usine, Sylviane Rosière sait de quoi elle parle et elle en parle bien.

Sylviane Rosière, Ouvrière d’usine ! Petits bruits d’un quotidien prolétaire, éditions Libertaires, 178 pages, 10€.

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